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La loi face aux discours racistes

À propos de : Gwénaële Calvès, Envoyer les racistes en prison ? Le procès des insulteurs de Christiane Taubira, LGDJ ; Ulysse Korolitski, Punir le racisme ? Liberté d’expression, démocratie et discours racistes, CNRS Editions.


par Magali Bessone , le 20 avril 2016


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Le droit français n’est pas toujours très clair lorsqu’il faut punir les discours racistes. Les juges sont contraints de l’interpréter avec la plus grande rigueur, conscients que cette condamnation est indispensable en démocratie.

Recensés :
 Gwénaële Calvès, Envoyer les racistes en prison ? Le procès des insulteurs de Christiane Taubira, Paris, LGDJ, 2015, 106 p. ;
 Ulysse Korolitski, Punir le racisme ? Liberté d’expression, démocratie et discours racistes, Paris, CNRS Editions, 2015, 452 p.

Pourquoi, comment, réprimer pénalement les propos racistes en France ? La France n’est-elle pas une démocratie dans laquelle la liberté d’expression est une valeur centrale, souvent réaffirmée dans le cas de discours pornographiques ou blasphématoires ? Est-il légitime que les propos racistes [1] fassent l’objet d’une répression, que certains n’hésitent pas à qualifier de « terreur judiciaire » (Le Pourhier, 2015, p. 33, cité dans Calvès, p. 14), alors qu’ils sont présentés par ceux les tiennent ou les soutiennent comme des exemples du « politiquement incorrect » luttant contre « la bien-pensance », ou comme de simples occurrences de maladresse, voire de bêtise – qui n’est pas un délit légalement sanctionné ? Pourquoi une telle intransigeance, souvent présentée comme spécifiquement française [2], dans le traitement pénal des discours racistes ?

Deux ouvrages récents, celui de Gwénaële Calvès, juriste, et celui de Ulysse Korolitski, philosophe et politiste, donnent des clés essentielles pour comprendre la justification et le fonctionnement du droit français de la répression des propos racistes. Pour l’un et l’autre, si le droit souffre d’une partielle incohérence en matière de pénalisation des propos racistes, la répression de l’expression publique de la parole raciste demeure indispensable pour défendre les valeurs consubstantielles de notre démocratie – parmi lesquelles, fondamentalement, la liberté d’expression. En effet, loin que la condamnation de la parole raciste constitue une limite inacceptable à la liberté d’expression, c’est l’invocation même de la liberté d’expression par la parole raciste qui représente une contradiction interne, puisque dans son principe, la parole raciste porte atteinte aux conditions de la discussion publique en prononçant l’exclusion de certains individus de l’espace public comme sphère d’échanges de raisons. Ainsi, le droit de la répression des propos racistes est au cœur d’un dispositif essentiel d’affirmation et de défense de la discussion en démocratie.

Toutefois, pour les deux auteurs, le mode par lequel le droit pénal s’exprime est équivoque : il est le « lieu de l’affirmation symbolique des valeurs essentielles d’une société » (Calvès, p. 88, je souligne), et la pratique pénale elle-même est « un mode d’expression des valeurs » qui se présente comme « un discours normatif muet » (Korolitski, p. 416). C’est parce que son discours est « symbolique », voire « muet », que le droit pénal antiraciste exige d’être accompagné par une parole publique explicite qui s’engage clairement quant au choix de ces valeurs et au poids qu’il convient de leur accorder dans les décisions judiciaires. Si le droit de la répression des propos racistes n’est pas soutenu, éthiquement et politiquement, par l’expression publique des valeurs démocratiques de notre société, il continuera d’apparaître incohérent et arbitraire – les deux critiques principales de ceux qui récusent sa légitimité. Ainsi plus largement ces deux ouvrages nous convient à une réflexion sur les fonctions respectives du judiciaire et du politique dans l’expression des valeurs démocratiques.

Le travail d’interprétation des juges

Sur le plan juridique, c’est parce que l’intention du législateur est équivoque et les définitions légales peu précises que le rôle du juge dans l’appréciation des faits portés à sa connaissance est à la fois fondamental et très délicat. Le livre de G. Calvès analyse, à partir des jugements récemment rendus dans le cas des procès intentés aux insulteurs de Christiane Taubira, la manière dont les juges procèdent pour caractériser les délits d’expression raciste. Sa thèse est forte : l’étude de la jurisprudence dans ces affaires fait ressortir une remarquable cohérence des principes et méthodes d’interprétation des juges, étant donné « le caractère intrinsèquement casuistique du droit qui régit la liberté d’expression » (Calvès, p. 48). En termes wébériens, ce qui trouble le droit antiraciste, c’est qu’il ne correspond pas à l’idéal-type de la rationalité formelle : l’application de la règle de droit ne peut se faire de manière purement procédurale et mécanique par le juge et de ce fait, les conséquences juridiques de l’action des individus leur paraissent imprévisibles et arbitraires – entretenant ainsi la suspicion sur les motivations « réelles », idéologiques, des décisions. Pourquoi la 17e chambre, dite « chambre de la presse », du TGI de Paris a-t-elle condamné le journal Minute le 30 octobre 2014 pour sa Une représentant une photographie de Christiane Taubira retouchée de telle sorte que sa bouche soit vide et agrandie, assortie de la légende « Maligne comme un singe, Taubira retrouve la banane », alors que la même chambre avait relaxé le journal Charlie Hebdo le 22 mars 2007 pour sa Une, un dessin de Cabu représentant un homme barbu la tête entre les mains disant « C’est dur d’être aimé par des cons » ?

Or, montre G. Calvès, les décisions des juges, loin d’être vouées à la subjectivité et à la conviction idéologique personnelle, reposent sur une technique herméneutique solide et partagée, alliant rationalité formelle et rationalité matérielle – sous le mode d’une « sémiologie de la parole raciste » (Calvès, p. 41) – qui leur permet d’identifier au cas par cas le sens et la portée du discours raciste. L’argumentation incisive menée dans le livre retrace dans un premier temps la méthode interprétative qu’ont mobilisée les juges dans ces affaires récentes, pour montrer dans un second temps que l’accusation de partialité des jugements rendus repose sur un malentendu quant à la nature et la portée de cette méthode.

Dans la première partie, G. Calvès commence par rappeler les différentes qualifications juridiques dont disposent les juges pour caractériser les propos sur lesquels ils doivent rendre un jugement. En particulier, il leur faut déterminer si le propos incriminé constitue une injure publique à caractère raciste. Celle-ci se distingue de l’injure non publique à caractère raciste, qui est un délit de droit commun prévu dans le Code pénal et puni d’une simple amende, ainsi que de l’injure publique dénuée de dimension raciste. La distinction ne porte pas dans ce dernier cas sur le mobile ou l’intention, « raciste » ou non, de l’insulteur : le droit de la répression des propos racistes est un droit de la communication qui ne se préoccupe pas de savoir si l’insulteur est raciste ou non dans son for intérieur : « il n’y a pas de délit d’opinion en France » et « la loi ne sonde pas les reins et les cœurs » rappelle G. Calvès (p. 33). Le critère mobilisé est celui de l’atteinte à l’honneur de l’insulté que représente son assignation à un groupe déterminé et essentialisé dans les circonstances de l’énonciation publique du propos injurieux. C’est toute la nuance, subtile, entre « enculé de ta race », qui ne prétend pas viser un groupe déterminé et donc n’est pas une insulte raciste, et « sale race maudite » adressé à un juif, dont, dans l’esprit du locuteur, la race est déterminée et délibérément visée, qui constitue pour cette raison une insulte raciste (Calvès, p. 22).

La caractérisation de l’injure publique à caractère raciste se fait donc au cas par cas, étant donnée la situation d’énonciation du propos ainsi que le contexte pertinent de sa réception. Selon la thèse forte de G. Calvès, la théorie de l’interprétation du délit d’expression raciste par les juges est nécessairement contextuelle. Elle montre que la pratique des juges consiste à travailler à partir de trois cercles herméneutiques : le plus large est celui qui repose sur « le standard du locuteur normal dans une situation donnée » – qui fait intervenir les connivences et usages discursifs partagés dans l’espace public. Puis les juges prennent en compte le standard du « spectateur, du lecteur ou de l’auditeur ‘normal’ dans le contexte considéré » – le lecteur ‘normal’ de Minute, comme celui de Charlie Hebdo, est un lecteur « averti » capable d’entendre le sens et la portée implicites d’un propos donné. Enfin entre en jeu le cercle plus étroit « du texte dans lequel s’insère [le propos litigieux] » (Calvès, p. 37-38) : quels indices fournissent la page de Une, l’ensemble du numéro, l’article de blog, etc. qui accompagnent le propos. Caractériser l’injure suppose un travail de « réglage de la focale » pour déterminer le contexte discursif pertinent et un travail de construction des standards de normalité à partir desquels se jugent le sens et la portée des propos incriminés.

La référence aux critères communs à l’œuvre dans la culture publique d’une société est ici déterminante. L’accusation de « deux poids, deux mesures » (Calvès, p. 50) souvent proférée à l’encontre des dispositifs de répression des propos racistes témoigne surtout de l’incompréhension du rôle que joue cette référence dans la pratique herméneutique des juges.

L’interprétation des critères communs, source de malentendus

Le procès en partialité contre la répression des propos racistes repose sur deux arguments : d’une part, les juges n’appliqueraient la loi dans toute sa fermeté qu’à l’égard de certains caricaturistes ou humoristes qui iraient à contre-courant du politiquement correct, alors que les mêmes infractions ne seraient pas (aussi lourdement) sanctionnées lorsqu’elles émanent de personnes « bien en cour auprès de la ‘gauche bien pensante’ » (Calvès, p. 52). D’autre part, la loi elle-même protégerait certains groupes mieux que d’autres, « au gré de l’évolution d’une demande de ‘respect’ et de ‘reconnaissance’ qui semble travailler en profondeur la société française » (p. 69). G. Calvès montre avec une clarté remarquable dans la seconde partie de son livre que ces critiques reposent sur des malentendus quant à la méthode herméneutique au cœur du droit antiraciste. Toutefois, elle souligne que ces malentendus sont suscités par les hésitations des juges eux-mêmes, dont la tâche est rendue singulièrement ardue par deux évolutions récentes : celle des moyens de communication, à laquelle s’ajoute la tendance croissante à confondre droit antiraciste et droit antidiscriminatoire.

D’une part, les standards de normalité de l’interprétation sont rendus de plus en plus délicats à déterminer en raison de la multiplication du partage de dessins ou de paroles tronquées sur les réseaux sociaux, entraînant de fait leur décontextualisation systématique. Il est ainsi difficile de supposer que le sens du propos sera fourni par un paratexte explicatif (la Une du journal, le reste du contenu de l’article, etc.) ou même qu’il correspondra à celui que lui donnerait uniquement un lecteur « averti ». Pour caractériser le propos, les juges ne peuvent plus s’appuyer que sur les éléments d’interprétation tirés d’un « consensus herméneutique global » (p. 49). Ainsi, regrette l’auteure, au nom de la recherche d’un consensus sur le sens qu’un locuteur normal placé dans des circonstances normales (soit sur Facebook ou Twitter) accorderait au discours incriminé, « le premier degré s’impose comme un mode de lecture légitime » (p. 68). Tout propos « apparemment » raciste, quand bien même il s’agirait d’ironie ou d’antiphrase, est donc souvent qualifié de raciste.

D’autre part, la législation sur la répression des propos racistes, mise en place, comme le rappelle l’histoire de cette législation exposée par U. Korolitski, pour lutter contre le racisme (avec les ambiguïtés suscitées par cet objectif mal défini), s’est rapidement muée en instrument central du droit antidiscriminatoire. À ce titre, puisqu’il est interdit de discriminer « à raison du » sexe ou de l’orientation sexuelle comme de « l’appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée, à (…) une race » [3], les propos sexistes ou homophobes par exemple sembleraient eux aussi pouvoir bénéficier de la même législation répressive – et le législateur a laissé planer cet espoir. Mais il y a une différence fondamentale entre le propos raciste et les autres : dans le cas du racisme, tout recours à l’argument de la libre d’expression d’opinions ou du « débat d’idée » est irrecevable. En revanche, « le socle » du consensus discursif à l’égard de ce qui constitue une insulte dans le cas de propos portant sur le genre, l’orientation sexuelle, le handicap ou l’appartenance religieuse « est moins ferme » aujourd’hui dans notre société (p. 80). Or comme c’est désormais surtout sur ce « consensus herméneutique global » présumé que s’appuie la caractérisation des propos, les juges auront tendance à considérer que « de tels propos relèvent de l’expression d’une opinion qui doit être protégée au titre de la liberté de penser, de critiquer et de polémiquer » (ibid.).

L’apparente partialité des jugements qui en résulte renforce ainsi l’idée qu’il y a des populations protégées et d’autres laissées pour compte dans le droit républicain. En réalité, la différence de traitement traduit simplement le fait que la justice pénale n’est que le reflet de la conscience collective, mais en aucun cas le remède « des pathologies profondes qui minent la démocratie » (C. Taubira, citée dans Calvès, p. 88) : les juges ne prétendent pas modifier la conscience collective française. Ils n’en ont pas les moyens, d’une part parce que leur pratique herméneutique repose sur les « critères reçus de la communauté » dont il leur faut donc présupposer la cohérence et la stabilité (p. 49, 86). D’autre part parce qu’en France, contrairement à ce qui est le cas aux États-Unis par exemple, les citoyens n’ont pas accès aux jugements rendus – les juges ne s’expliquent pas publiquement sur leurs arguments, leurs qualifications ou leurs jugements et ne sauraient donc procéder à une éducation publique sur les valeurs. G. Calvès déplore ce « défaut de publicité » (p. 86) et en appelle à une parole publique qui s’engage à rappeler haut et fort le socle des valeurs, parmi lesquelles la liberté d’expression, sur lesquelles se fondent les décisions judiciaires. On ne peut que rejoindre et prolonger l’appel de l’auteure : sans se contenter d’un partage ou d’une division de la parole publique qui laisserait au seul législateur le soin de s’engager sur les valeurs, il est grand temps que les tribunaux embrassent leur rôle démocratique de caisses de résonance et de formation des normes et valeurs de la démocratie. Dans le domaine du droit répressif des propos racistes, droit casuistique par excellence, il est fondamental qu’ils endossent publiquement, ce qui pourrait ouvrir à une conversation commune informée, les positions éthiques et les objectifs de justice sociale qui fondent encore trop implicitement leurs décisions juridiques.

L’incohérence des justifications parlementaires de la législation contre le racisme d’expression

Ulysse Korolitski présente et analyse les justifications parlementaires qui ont accompagné la mise en place de la législation française sur la répression des propos racistes [4] et expose les faiblesses théoriques des raisonnements qui ont accompagné la production de ce droit. Il montre à quel point les arguments mobilisés par les parlementaires pour justifier cette législation se révèlent embarrassés et inconséquents. Il dégage ainsi trois problèmes théoriques principaux :
 « le recours à la causalité » – soit la conviction implicitement assumée mais jamais clairement analysée selon laquelle les discours racistes doivent être réprimés car ils sont la cause directe ou probable d’actes racistes ;
 « l’invocation de la vérité » – soit la conviction selon laquelle les discours racistes doivent être condamnés car la théorie raciale qui les sous-tend est fausse, quoiqu’il ne soit pas du ressort du droit d’imposer le vrai ;
 enfin, « l’identification de la nocivité proprement discursive des discours » – soit la conviction selon laquelle les discours racistes doivent être punis car ils portent en eux-mêmes, en tant qu’actes de langage, atteinte aux valeurs fondamentales de la république, comme si en retour l’absence de répression des discours racistes signifiait l’acceptation de la violation des valeurs antiracistes (Korolitski, p. 233).

Le minutieux travail d’élucidation théorique accompli par U. Korolitski à partir des arguments des parlementaires est indispensable : dégager les incohérences, les lacunes et les contradictions du législateur permet de mieux saisir les raisons pour lesquelles dans les prétoires comme dans l’espace public le droit de la répression des propos racistes peut se trouver mis en cause. C’est également un préalable indispensable pour appréhender l’enjeu et la portée, juridiques pour celui de G. Calvès et philosophiques pour celui de U. Korolitski, des deux ouvrages lus ici : le flou de la règle de droit doit être constaté et admis, sans que cela constitue en soi un motif de disqualification de la législation antiraciste, mais plutôt ce dont la pratique et la théorie du droit de la répression des discours racistes doivent répondre.

Les justifications théoriques de la législation antiraciste

En effet, comme le rappelle U. Korolitski, le fait que les justifications des parlementaires aient été lacunaires, voire contradictoires, n’entraîne pas par là même que la législation sur la répression des propos racistes soit injustifiable. La discussion philosophique menée dans la seconde partie de son livre fournit trois voies théoriques susceptibles de justifier la législation de manière robuste tout en circonscrivant ses limites.

La faiblesse du premier type d’argument invoqué par les parlementaires était de présupposer, sans le démontrer, un rapport de causalité directe ou probable entre les discours racistes et les sentiments ou actes racistes. Le présupposé de causalité directe est « qualitatif » : tout propos raciste doit être réprimé en tant qu’il constitue en lui-même une provocation suivie d’effet à un acte raciste. Or en l’absence d’études solides et convergentes attestant que le propos raciste représente ce que la Cour suprême américaine nomme un « danger clair et présent », soit qu’une influence directe du discours sur l’acte peut être constatée de manière systématique et évidente, cette conception du lien causal ne fournit pas d’argument solide en faveur de la répression de discours racistes. Une seconde conception, « quantitative », de la causalité a pu alors être substituée à la première. Selon cette conception, le danger vient de ce que le discours raciste publiquement proféré a un très large retentissement. Ainsi, quoique diffuse, la provocation a toutes probabilités d’atteindre indirectement, dans ce très large public, au moins une personne susceptible d’agir de manière raciste : « c’est la publicité de la provocation qui suscite l’action répressive » (Sophie Martin-Valente, citée dans Korolitski p. 248).

Toutefois, U. Korolitski souligne le caractère contestable d’un tel raisonnement lorsqu’il prétend être mené de manière strictement quantitative ou probabiliste : ce qui compte dans la décision d’incriminer un propos est bien la nature des effets que l’on choisit d’empêcher ou au contraire de favoriser, même – surtout – en cas d’incertitude sur le passage à l’acte. C’est pourquoi l’auteur propose de recourir à une théorie de la présomption de causalité qui permet une justification plus rigoureuse de la production et de l’application du droit antiraciste. L’évaluation de la pertinence de la présomption repose non seulement sur la quantité – le nombre de personnes en situation de réception du discours, mais surtout sur la prise en compte des valeurs qu’on choisit de favoriser. Autrement dit, puisque les juges se trouvent inévitablement en situation d’incertitude quant au lien causal entre discours et actes, puisque se produiront donc nécessairement des erreurs d’interprétation – sur le lien entre le propos et la provocation à la haine, l’atteinte à l’honneur ou à l’ordre public qu’il est susceptible d’entraîner – alors ils doivent au préalable assumer publiquement le choix normatif qui préside à la décision de réprimer le propos raciste. C’est au nom de l’adhésion publiquement manifestée à une valeur morale ou à un objectif politique « qu’un type d’erreur est jugé préférable à un autre » (Edna Ullmann-Margalit, citée dans Korolitski, p. 266).

C’est également un déplacement sur le terrain normatif qui résout le deuxième problème identifié dans les arguments des parlementaires, celui du rapport entre droit et vérité. Selon U. Korolitski, le droit doit reconnaître qu’il est jusqu’à un certain point indifférent à la science et à la vérité – qui informent la sphère du discours descriptif, et non pas normatif, sur le réel : ainsi le vrai ne dit pas plus le droit que le droit ne dit le vrai. C’est pourquoi l’expression publique de racisme ou de révisionnisme n’est pas interdite au nom du fait qu’il s’agit de théories fausses, mais parce que l’expression publique de propos racistes ou révisionnistes est évaluée comme dangereuse pour les valeurs démocratiques que nous avons choisi de défendre. Il est important d’insister avec l’auteur : « la dénonciation de la création du délit de révisionnisme comme imposition d’une vérité officielle ne tient pas, puisque la création de ce délit ne prétend pas dire le vrai, mais condamner un acte de parole dont la nature et la nocivité sont évaluées à l’aune d’une situation objective » (p. 341).

Enfin, la solution au troisième problème exige de comprendre dans quelle mesure un discours raciste, en tant qu’acte de parole, représente une contestation verbale des valeurs de la démocratie, indépendamment de toute présomption de causalité entre ce discours et des actes racistes. Si un propos raciste est réprimé au nom du fait qu’il constitue en lui-même une atteinte publique aux valeurs de notre société, peut-on en tirer que toute critique ou remise en cause de ces valeurs est par principe interdite ? La réponse de l’auteur, qui s’appuie sur une théorie de la valeur de la discussion en démocratie, est fermement négative. Il faut distinguer entre atteinte aux valeurs et critique des valeurs. Le discours raciste, en tant qu’acte de parole, rend par principe la discussion impossible : il présuppose une asymétrie des interlocuteurs et « porte atteinte à l’égalité des voix dans la discussion » (p. 398), il tend à l’enfermement et la cristallisation du débat au nom d’une prétention à la vérité qui « encombre la discussion » (p. 396), il définit par l’exclusion la sphère de la discussion publique. Si le droit de répression des propos racistes est justifié, c’est parce que dans leur nature discursive même, ces propos atteignent ce qui est selon U. Korolitski la valeur centrale de notre démocratie, la liberté d’expression et de discussion pour tous. Au contraire, la critique des valeurs, indispensable, repose sur cette même liberté. C’est la raison pour laquelle la répression doit s’accompagner de l’expression publique de sa justification normative : elle engage à la discussion commune (qui reste à mener) sur le choix des valeurs que nous souhaitons protéger.

par Magali Bessone, le 20 avril 2016

Pour citer cet article :

Magali Bessone, « La loi face aux discours racistes », La Vie des idées , 20 avril 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-loi-face-aux-discours-racistes

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Notes

[1Les propos racistes s’entendent en un sens large, comme le prévoit la loi de 1881 dans son article 23 qui énumère « des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique ».

[2Pour une réflexion qui nuance le « clivage » « entre postures permissives et postures prohibitionnistes » à propos des discours de haine (en particulier de haine raciale), et insiste sur l’importance d’une étude comparative des différents systèmes juridiques selon les traditions juridiques et les contextes socio-historiques de leur élaboration et de leur application, voir Charles Girard, « Le droit et la haine. Liberté d’expression et ‘discours de haine’ en démocratie », Raison Publique.

[3L’article 225-1 du Code pénal énumère ainsi les chefs de discrimination prohibés : « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physique à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur lieu de résidence, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation ou identité sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. »

[4L’essentiel de la législation repose sur quatre lois principales. La loi du 29 juillet 1881, dite « loi sur la liberté de la presse », le décret-loi Marchandeau de 1939 portant sur la répression de la diffamation par voie de presse (abrogé le 16 août 1940), la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, dite « loi Pleven », enfin, la très débattue loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite « loi Gayssot ».

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