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Essai International

La globalisation des élections africaines
Le vote des émigrés maliens


par Jean-Philippe Dedieu , le 3 octobre 2013


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Un nombre croissant de pays se préoccupe aujourd’hui de garantir le droit de vote à ses ressortissants vivant à l’étranger. Cet essai étudie l’impact de ces mesures en Afrique, continent d’émigration, à partir du cas récent des élections maliennes.

On trouvera toutes les notes et références de cet article dans le pdf joint.

Les flux globaux de migrants et de réfugiés influencent plus que jamais la politique des États. Ainsi que les spécialistes des migrations transnationales l’ont largement analysé, les pays d’immigration renforcent leurs frontières pour décourager les « indésirables » tandis qu’ils les ouvrent pour attirer les plus qualifiés. Dans le même temps, les pays d’origine développent des dispositifs institutionnels spécifiques afin d’attirer les transferts financiers des migrants ou recherchent leurs conseils afin de mettre en place des projets locaux ou nationaux de développement.

Pourtant, les manières dont les migrations influencent le régime politique des pays d’origine demeurent largement ignorées. Selon l’International Institute for Democracy and Electoral Assistance (IDEA), 115 pays ou territoires accordent aujourd’hui le droit de vote à leurs ressortissants établis à l’étranger. Ce changement est particulièrement significatif dans le cas de l’Afrique au regard de son pourcentage élevé de migrants et des transitions politiques amorcées au début des années 1990, lorsque des élections libres commencèrent à y être organisées dans les pays d’origine comme de résidence.

De nos jours, les ressortissants africains résidant à l’extérieur de leur pays influencent autant le résultat des élections que la population locale dans les capitales administratives ou les villages ruraux les plus reculés.

La tenue d’élections « sans exclusive » après une crise sans précédent

Fortement attendus, les premier et second tours de l’élection malienne qui se sont respectivement tenus les 28 juillet et 11 août ont mis en lumière les enjeux propres aux élections externes.

Ce pays enclavé doté d’une longue histoire migratoire avait été durablement ébranlé par une profonde crise de confiance dans la démocratie, un rejet progressif de la corruption gouvernementale et une crise sans précédent qui avait commencé l’année dernière. Déclenchée en mars 2012 par un coup d’État militaire et aggravée par des attaques djihadistes ainsi qu’une insurrection autonomiste touareg, elle fut finalement stoppée par l’intervention militaire française et malienne en janvier 2013 et la signature des accords de Ouagadougou en juin dernier.

Suivant l’adoption en décembre 2012 de la résolution 2085 du Conseil de sécurité des Nations unies, les autorités maliennes de transition conduites par le président intérimaire Dioncounda Traoré furent pressées de mettre en place « un plan de route pour la transition » en établissant « un dialogue politique large et ouvert » et en organisant la tenue, « dans des conditions pacifiques », d’une élection présidentielle « crédible » et « sans exclusive ».

Pour parvenir à mettre en place ce processus que l’Assemblée nationale du Mali avait approuvé le semestre dernier, les autorités de transition devaient s’assurer que non seulement la population locale se rendrait aux urnes mais aussi les migrants qui vivent habituellement à l’étranger ainsi que les réfugiés qui avaient fui dans les pays voisins en raison du conflit armé.

Les origines du droit de vote externe

Depuis le renversement par une « révolution populaire » du Général Moussa Traoré en mars 1991, le Mali a souhaité (et a été, dans une certaine mesure, capable) d’associer ses ressortissants vivant à l’étranger aux processus électoraux de leur pays d’origine.

L’objectif de la Conférence nationale qui s’était tenue en juillet-août 1991 sous la direction du président du Comité de transition pour le salut du peuple (CTSP), le Lieutenant-Colonel Amadou Toumani Touré était de réconcilier une nation qui avait subi près de 25 ans de dictature et de mettre en place des institutions étatiques démocratiques ainsi que d’établir un pluralisme politique.

Étaient présents à la Conférence à Bamako des migrants qui avaient quitté leur pays natal des années plus tôt en raison de la pauvreté, de l’insécurité alimentaire, et des sécheresses sahéliennes ainsi que d’anciens réfugiés politiques forcés par le régime militaire à chercher asile en France ou au Sénégal. Leurs luttes passées à haut risque ainsi que leur participation au développement économique du Mali furent dûment reconnues.

Complétant l’établissement sous le premier gouvernement du CTSP d’un ministère des Affaires étrangères et des Maliens de l’étranger dirigé par Tiébilé Dramé, les actes finaux de la conférence incluaient des recommandations pour réviser la politique étrangère du Mali. Cette proposition ne défendait pas seulement « la création d’ambassades et de consulats en fonction de l’importance des communautés maliennes » et des « intérêts et besoins » du pays mais aussi « l’association des Maliens de l’extérieur au redéploiement de la carte diplomatique ».

Les procédures électorales furent profondément révisées. Les ressortissants vivant en dehors des frontières du pays se virent accorder le droit de vote qui prit effet avec le Code électoral d’octobre 1991. Les sections internationales des partis politiques maliens furent officiellement reconnues.

Depuis la première élection libre qui aboutit, en avril 1992, à la victoire du candidat de l’Alliance pour la démocratie au Mali (Adéma) Alpha Oumar Konaré, les expatriés maliens ont toujours été autorisés à se rendre aux urnes pour l’élection présidentielle.

Le taux de participation externe a pourtant toujours été considérablement plus bas que le taux de participation interne. Cet écart persistant qui est au demeurant conforme aux enseignements de la sociologie électorale sur l’abstentionnisme, souligne la précarité des conditions de vie des migrants vivant à l’étranger, leur dispersion géographique au sein des pays de résidence, ainsi que les régulières carences des procédures d’inscription sur les listes électorales mises en place par les autorités consulaires maliennes. Il reflète également les fortes réserves des Maliens de l’extérieur quant à la compétence des hommes politiques de leur pays d’origine — un point de vue partagé par la population locale, selon une enquête d’Afrobaromètre parue en 2013.

Courtiser les migrants

En juin dernier, la campagne présidentielle malienne qui avait été interrompue par le coup d’État ayant renversé Amadou Toumani Touré au pouvoir depuis 2002, reprit de plus belle au Mali comme à l’étranger.

De nombreux leaders politiques disposant des ressources financières suffisantes reprirent la route pour sillonner le Mali ainsi que les pays africains voisins. Ils cherchaient à courtiser les ressortissants de l’extérieur dont le poids électoral lors de l’élection de 2007 était à peu près équivalent à celui d’une région de leur pays d’origine. À première vue, le nombre de votants externes semble être limité et par conséquent possiblement négligeable. On doit pourtant rappeler leur influence sur leurs familles restées au pays lesquelles dépendent de leurs transferts financiers. En se rendant dans les pays de destination, les leaders politiques maliens cherchaient autant à capturer le vote des migrants que celui de leurs larges réseaux de parenté au Mali.

Plusieurs des principaux candidats tels que Soumaïla Cissé de l’Union pour la république et la démocratie (URD), un ancien ministre des finances, Dramane Dembelé, représentant le principal parti malien, l’ADEMA, ainsi qu’Ibrahim Boubacar Keïta du Rassemblement pour le Mali (RPM), un ancien premier ministre et président de l’Assemblée nationale de la République du Mali ont ainsi fait campagne au Gabon comme en Côte d’Ivoire.

En Europe également, plus particulièrement en France, qui est le principal et le plus symbolique pays européen de destination depuis l’époque coloniale, les militants des partis maliens ont également organisé des meetings pour leur candidat ou collé des affiches le représentant dans les rues de la banlieue parisienne.

Inscrire les migrants

Sources : Résultats des élections présidentielles de 2007 et de 2013
(Ministère malien de l’administration territoriale)
Calculs de l’auteur

Tableau 1. La contraction du corps électoral externe

Le continent africain demeure la première région de destination pour les migrants maliens. Lors de l’élection présidentielle de 2007, la Côte d’Ivoire qui fut longtemps le pays privilégié d’émigration pour les Maliens, était de loin le principal pays sur la carte régionale du vote extra-territorialisé. Ses deux « centres » de vote représentaient près de 59% de la population votante externe avec Abidjan, la capitale administrative et Bouaké, la deuxième ville la plus importante du pays.

Pourtant cette année, le processus d’inscription sur les listes électorales ne prit en compte qu’une minorité des centaines de milliers de migrants y vivant. Le Recensement administratif à caractère d’état civil (RAVEC) qui avait été organisé quelques années auparavant au Mali ainsi qu’à l’étranger en coordination avec les postes diplomatiques et consulaires, avait été gravement perturbé par le conflit qui avait meurtri la Côte d’Ivoire, et plus particulièrement par les violences électorales de 2010-2011. La population malienne inscrite sur les listes électorales en Côte d’Ivoire a ainsi chuté cette année de 73% passant de 366 600 en 2007 à 100 499 en 2013. Cette baisse est probablement due autant aux problèmes rencontrés par les agents administratifs maliens en charge du RAVEC qu’au départ de Côte d’Ivoire des migrants maliens.

Ces éléments illustrent avec netteté combien les crises régionales ont affecté la capacité de l’administration malienne à construire des politiques transnationales effectives et à « gouverner » sa population résidant en dehors des frontières du pays. Plus largement, ils montrent également les raisons pour lesquelles le ministère des Maliens de l’étranger ne fut presque jamais un ministère de plein exercice mais fut toujours rattaché au ministère des Affaires étrangères ou bien à celui de l’Intégration africaine. La gouvernance des migrations ne peut être séparée de la diplomatie, les deux dimensions étant profondément et presque toujours entremêlées.

En Europe, les ressortissants maliens ont également rencontré de nombreuses difficultés. En France, ils ont manifesté à la mi-juillet contre les obstacles bureaucratiques qu’ils devaient surmonter pour obtenir leur carte biométrique NINA en raison des défauts propres au RAVEC réalisé en France. Leurs revendications ainsi que l’agenda électoral serré imposé par le gouvernement français et les donneurs multilatéraux, n’ont pas été sans alarmer les organisateurs de l’élection. Si la population malienne inscrite en France a augmenté de 24% passant de 24 494 en 2007 à 30 354 en 2013, cette augmentation ne reflète pas la taille réelle de la population qui aurait dû être inscrite et qui avait été estimée à plus de 80 000.

Dans d’autres régions du monde, les changements ont été contrastés. Si le nombre de personnes inscrites sur les listes a diminué au Moyen-Orient et dans les Amériques, il était en hausse en Asie, cette augmentation étant entièrement liée à la population malienne résidant en Chine. Aux bureaux de vote de Pékin qui existaient lors de la dernière élection présidentielle, en furent ajoutés de nouveaux à Guangzhou. Il en a résulté un doublement de la population inscrite qui est passée de 410 personnes en 2007 à 860 en 2013. Même si ce nombre est extrêmement modeste, cette hausse témoigne de la diversification géographique des flux migratoires en provenance du continent africain dans le sillage des crises régionales africaines, de la fermeture xénophobe des frontières européennes et du renforcement des relations commerciales entre l’Afrique et la Chine.

Inscrire les réfugiés

Pour les 173 000 réfugiés qui s’étaient établis au Burkina Faso, en Mauritanie ou au Niger depuis le début de la crise, le processus électoral s’est également avéré difficile. Les ambassades maliennes ont tenté de les inscrire avec le concours de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) laquelle a, par le passé, facilité le vote des réfugiés en Afghanistan, en Irak, et au Soudan du Sud.

Quelques jours avant le premier tour, l’Agence avait pourtant officiellement prévenu que la participation électorale des réfugiés ne pouvait être considérée comme « significative » . Qu’ils soient établis dans des camps ou hébergés par des membres de leur famille, les réfugiés maliens vivaient dans des conditions difficiles. Un nombre important d’entre eux avait perdu leur carte d’identité dans leur fuite. Un pourcentage conséquent était des enfants mais aussi des femmes dont le taux d’abstention électoral est traditionnellement élevé. De plus, selon les rapports de certaines organisations non gouvernementales, les hommes étaient pour partie retournés dans leur village d’origine pour tirer avantage de la saison des pluies qui est si vitale pour les cultures.

Quelques preuves visuelles frappantes des barrières administratives posées au vote des réfugiés ont été publiées dans les journaux ou sur les médias sociaux. De même que la population locale malienne régulièrement photographiée pour le Guardian ou le New York Times par Joe Penney, un talentueux photojournaliste de Reuters, les réfugiés semblent avoir cherché leur nom sur les listes électorales sans nécessairement les trouver. Une éloquente série de photographies qui furent prises en Mauritanie et publiées sur son compte Twitter par Dalia Al Achi, Chargée de l’information publique pour la région Afrique du Nord à l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), montre bien cette quête presque absurde à quelques jours, voire quelques heures seulement du scrutin.

La longue attente des résultats

Le premier tour qui était surveillé par des observateurs nationaux et internationaux de l’Union Africaine (UA) ou de l’Union européenne (UE) a contredit les peurs d’une désorganisation absolue et les menaces d’attentats terroristes au sujet desquels des rumeurs avaient circulé durant la préparation de l’élection.

Le lendemain du scrutin, Louis Michel, Chef de la mission des observateurs de l’Union européenne (UE) au Mali déclarait que l’élection s’était déroulée « dans un climat serein » en dépit d’« incidents » et d’« imperfections ». Dans sa déclaration préliminaire, Edem Kodjo, Chef de la mission des observateurs de l’Union africaine (UA) soulignait quelques « irrégularités lors du dépouillement » ainsi que des retards dans « la transmission des résultats dans certaines commissions de centralisations » lesquels ne pouvaient être entièrement imputées à l’état désastreux des infrastructures routières maliennes.

Les résultats du premier tour furent annoncés après plusieurs jours d’attente dans un climat de rumeurs alarmantes d’une crise post-électorale. Ils furent validés par la Cour constitutionnelle du Mali. Ibrahim Boubacar Keïta (surnommé IBK) obtint 39,23% des votes (1,2 millions de suffrages exprimés au Mali et à l’étranger). Son principal concurrent 19,44% (0,6 million). Loin derrière, Dramane Dembélé n’obtint que 9,59% (0,3 millions). Tous les autres candidats recueillirent moins ou beaucoup moins de 5%.

Un second tour fut organisé le 11 août. Le vote se déroula dans le calme en dépit de fortes pluies dans les régions de Bamako, de Kayes et de Koulikoro. Les résultats furent rendus publics plus rapidement que ceux du premier tour. Ibrahim Boubacar Keïta fut élu président de la République du Mali avec 77,61% des suffrages exprimés.

En dépit d’un corps électoral restreint, une forte participation électorale de la diaspora

Les résultats mirent en valeur que la participation électorale totale (45,78%) avait atteint un plus haut historique depuis la révolution de 1991. Cette progression renversa une tendance baissière qui avait débuté sous Amadou Toumani Touré.

Avec 3 millions de votants, le taux de participation interne pour le second tour (45,9%) augmenta presque d’un quart comparé à la dernière élection (37,8% avec 2.4 millions).

Cette augmentation significative souligne les fortes attentes de la population malienne quant à un retour à la stabilité au sortir d’une crise sans précédent qui a très directement affecté 6,1 millions de personnes dans les régions du Nord.

Contrairement aux résultats passés, le taux de participation externe a plus que doublé (41,8%) par rapport à la dernière élection (19,3% en 2007). Pourtant, le corps électoral externe s’est fortement contracté avec seulement 0,3 million de personnes inscrites comparativement à 0,6 million en 2007.

Les frustrations des Maliens de l’extérieur sont aisément compréhensibles, particulièrement en France où le taux de participation fut seulement de 28,7% en raison des problèmes liés au RAVEC. Les migrants maliens avaient craint pour la sécurité de leur famille restée au pays après le coup d’État, et plus encore après la prise rapide de Kidal, de Gao et de Tombouctou par les rebelles. De plus, les transferts financiers qui sont d’ordinaire si importants pour les ménages maliens et qui sont estimés à plus de 400 millions de dollars par la Banque mondiale, avaient probablement augmenté en raison de la situation politique et du gel de l’aide multilatérale. Le taux élevé de participation des migrants témoigne autant de la force de leurs liens de parenté que de leur volonté d’appartenir à la communauté politique malienne au sortir d’une crise qui a ébranlé l’identité collective des Maliens dans leur ensemble.

L’exclusion des réfugiés

En ce qui concerne les réfugiés, le taux de participation fut extrêmement troublant, particulièrement lors du premier tour. D’après certaines sources, il n’y eut que 811 votants sur 11 355 réfugiés inscrits en Mauritanie, 323 sur 4 161 au Niger, et 85 sur 3 504 au Burkina Faso. Selon les observateurs internationaux que j’ai interviewés, des « obstacles de nature administrative, bureaucratique et logistique ont conduit de nombreux réfugiés à être exclus du vote ». Les principales raisons mentionnées furent « le fait que la plupart des réfugiés n’avaient pas (du tout ou à temps) obtenu leur carte NINA » et « le nombre limité de réfugiés trouvés sur les listes RAVEC » .

Pour le second tour, le nombre de réfugiés participant à l’élection a augmenté, particulièrement en Mauritanie. Les forces des Nations Unies pour le maintien de la paix, la MINUSMA y acheminèrent plus de deux mille cartes NINA supplémentaires pour permettre aux réfugiés maliens de voter. Cette opération ne semble pas avoir été dupliquée avec la même ampleur dans les autres pays.

Compte tenu du fait que la plupart des réfugiés étaient des Touaregs originaires du Nord du Mali, n’aurait-il pas été un signe extrêmement bienvenu et hautement pragmatique de réconciliation nationale si tout ce qui pouvait raisonnablement être fait avait été fait ?

Après le premier tour, des rapports ont commencé à circuler selon lesquels les réfugiés s’en retournaient au Mali. Cela a paru être une bonne nouvelle — qui plus est tombée « à point nommé ». Pourtant, comme les historiens des diasporas et des migrations l’ont documenté, les réfugiés — qu’ils fuient ou s’en retournent — emmènent toujours avec eux les souvenirs personnels ou collectifs de leurs souffrances et des humiliations qui leur ont été infligées par des administrations brutales ou simplement inefficaces. L’exclusion des réfugiés maliens du vote aurait dû être prévenue en raison des origines politiques même de la crise malienne. Leur participation aurait permis aux accords de Ouagadougou de s’ancrer dans la vie « quotidienne » des citoyens « ordinaires ».

Des préférences divergentes entre les votants du Mali et ceux de l’étranger ?

Au second tour, Ibrahim Boubacar Keïta obtient 77,61% des suffrages réunissant 2,4 millions de voix au Mali et à l’étranger. Considéré comme étant proche du gouvernement français et de certains leaders religieux, Ibrahim Boubacar Keïta est perçu comme ayant été ambigu à l’égard de la junte militaire et étant le représentant d’un « vote patriotique ». Son principal concurrent Soumaïla Cissé qui s’insurgea contre le coup d’État, récolta 22,39%, avec 0,7 millions de votants.

Un examen plus attentif souligne que la diaspora a beaucoup moins soutenu Ibrahim Boubacar Keïta que la population locale. La différence entre eux est de 56% pour les votants internes et de 37% pour les votants externes.

Source : Résultats électoraux du second tour de l’élection présidentielle malienne de 2013
(Ministère malien de l’Administration territoriale)
Calculs de l’auteur

Tableau 2. Préférences électorales externes et internes pour le second tour de l’élection présidentielle

Le vote en Côte d’Ivoire explique cette importante différence de 19%. Le fossé peut être analysé par le fait que le futur candidat du RPM pour l’élection présidentielle de 2013 avait pris des positions controversées durant les violences post-électorales de 2010-2011 en Côte d’Ivoire. Ibrahim Boubacar Keïta qui avait noué des liens d’amitié avec Laurent Gbagbo durant ses années d’étudiant à Paris, avait été ambassadeur en Côte d’Ivoire dans les années 1990 avant de retourner au Mali et d’être nommé ministre des Affaires étrangères et des Maliens de l’extérieur. Il avait conservé de bonnes relations avec ce dernier, les deux hommes étant dans les influents réseaux de l’Internationale socialiste et du parti socialiste français. Durant la crise post-électorale ivoirienne, Ibrahim Boubacar Keïta n’a pas semblé avoir montré une empathie particulière pour les ressortissants maliens.

Selon un rapport publié par Human Rights Watch en 2011, le climat xénophobe qui s’était répandu dans le pays, particulièrement depuis la mort de Félix Houphouët-Boigny, s’était aggravé durant cette période. Comme de nombreux migrants burkinabés, guinéens, or nigérians, les ressortissants maliens avaient vu leurs maisons ou leurs magasins attaqués à la grenade par les miliciens pro-Gbagbo. D’autres avaient été battus ou simplement exécutés. Lors d’une conférence de presse à Bamako, Ibrahim Boubacar Keïta aurait contesté les accusations portées contre Laurent Gbagbo et ses miliciens. Ces propos publics qui avaient été largement rapportés par la presse, ont offensé les migrants en Côte d’Ivoire ou les anciens rapatriés de Côte d’Ivoire. Aussi le vote des ressortissants maliens à Abidjan et à Bouaké peut-il refléter son indifférence à leurs souffrances passées et son soutien durable à un homme politique étranger, qui est désormais accusé de plusieurs chefs de crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale (CPI).

Malheureusement, il est impossible à ce stade d’analyser plus en détail les préférences politiques des votants externes. D’une part, nous ne savons pas si les carences du recensement RAVEC ont affecté les Maliens vivant à l’étranger de manière aléatoire ou sélective. D’autre part, les données qualitatives ou quantitatives quant aux caractéristiques sociales et démographiques de la diaspora maliennes dans les différents territoires extra-territorialisés du vote sont insuffisantes. Enfin, les sections internationales des partis politiques maliens n’ont pas été suffisamment examinées par les chercheurs ou documentées par les journalistes locaux ou internationaux.

Conclusion

Depuis le début des années 1980, les transferts financiers que les migrants opèrent à partir de l’épargne constituée sur des salaires bien souvent dérisoires, et parfois dans des conditions extrêmes, sont devenus un nouveau « paradigme » ou « mantra » pour le développement économique des pays d’origine.

Dans le cas du Mali, ce paradigme a été promu autant par les successifs gouvernements français dans l’espoir de réduire les flux migratoires africains que par l’administration malienne afin d’orienter les transferts financiers des migrants vers les plans de développement nationaux.

La manière dont cette élection décisive a été conduite pour les migrants démontre à quel point l’État malien les met à l’écart du développement politique de leur pays de naissance tout en leur demandant de prendre activement part à son développement économique. Cette disjonction revient à renoncer aux engagements pris lors de la révolution de 1991 laquelle est devenue une référence « nationaliste » dans l’actuel espace public malien.

Les réfugiés qui ont fui dans les pays voisins, ont également été privés de leurs droits. Ils ont été marginalisés dans un processus électoral qui était supposé être « large et ouvert » et « sans exclusive ». Il n’est pas encore possible de savoir s’ils soutiendront le nouveau président et son administration.

Cet article est une version révisée de “Mali’s Scattered Democracy. How Migrants from Paris to Guangzhou Influence the Vote"=ANR-11-BSH1-0012], qui est publiée et adaptée avec l’autorisation de FOREIGN AFFAIRS (12 août 2013). Copyright (2013) par le Council on Foreign Relations. Il fait partie d’un projet intitulé « POLECOMI : Economie politique de la migration internationale et de ses effets sur les pays d’origine. Analyse du Sénégal et du Mali ». Le programme est coordonné par l’Unité mixte de recherche Développement, institutions et mondialisation (DIAL) de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et de l’Université Paris Dauphine en partenariat avec l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris) et le Centre Maurice Halbwachs (CMH) de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

L’auteur exprime sa reconnaissance à Jean-Marie Fardeau, Directeur du bureau de Paris de Human Rights Watch, Vicki J. Huddleston, ancienne ambassadrice américaine au Mali, Johanna Siméant, professeur à Paris I - Panthéon Sorbonne ainsi qu’à Anda David, chercheuse à DIAL, Flore Gubert, directrice de DIAL, Marion Mercier, chercheuse à DIAL, Sandrine Mesplé-Somps, coordinatrice du projet POLECOMI et Bruno Sicard, représentant de l’IRD au Mali pour leurs remarques à propos d’une version antérieure de ce texte. Il remercie également Dalia Al Achi (UNHCR North Africa), Jérôme Pelet (Reuters) et Sam Piranty (Think Africa Press) de lui avoir permis de reproduire, à titre gracieux, leurs photographies ou des photographies prises par des reporters de leur agence. Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité de l’auteur.

Bamako, Mali (14 Juin 2013) — Paris, France (27 aout 2013)

par Jean-Philippe Dedieu, le 3 octobre 2013

Pour citer cet article :

Jean-Philippe Dedieu, « La globalisation des élections africaines. Le vote des émigrés maliens », La Vie des idées , 3 octobre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-globalisation-des-elections

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