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Recension Économie

La force des petits États

À propos de : J. L. Campbell et J. A. Hall, The Paradox of Vulnerability : States, Nationalism, and the Financial Crisis, Princeton UP


par Pierre Pénet , le 1er février 2018


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Les petits États sont-ils plus efficaces ? John Campbell et John Hall mettent en évidence la capacité de résistance de ces États face aux crises économiques, mais leur analyse pèche par excès de culturalisme.

Les petits États figurent régulièrement en tête des indices de bien-être et des classements internationaux des pays les plus compétitifs. Ces pays sont fréquemment mentionnés comme des « modèles » dont la France gagnerait à s’inspirer pour réformer l’État, dynamiser les exportations et améliorer la compétitivité. Comment expliquer le succès économique de ces petits États ? C’est à cette question que John Campbell et John Hall tentent de répondre dans un livre succinct (170 pages) examinant la façon dont le Danemark, l’Irlande et la Suisse ont géré la crise de 2008.

L’argument central de l’ouvrage peut se résumer en 3 temps : 1) sans ressources naturelles et dotés d’une faible capacité militaire, les petits États ont historiquement connu le risque de la disparition et la crainte de l’anéantissement ; 2) cette vulnérabilité au monde a occasionné le développement de solidarités nationales et de mécanismes institutionnels permettant d’absorber les crises ; 3) ces mécanismes d’adaptation à la vulnérabilité rendent ces pays prospères et résilients aux crises financières. Ceci forme le « paradoxe de la vulnérabilité » qui sert de principe organisateur au livre.

Identité nationale et dialogue social

L’ouvrage complète utilement les analyses classiques d’économie politique comparée sur la prospérité des petits États. Dans les travaux précurseurs de Peter Katzenstein (1985), la source de la résilience des petits États face aux crises provient d’institutions néo-corporatistes permettant la représentation politique d’intérêts concurrents et l’adoption de solutions consensuelles et négociées. Dans les petits États, la recherche du consensus réduit la conflictualité et accroît l’efficacité de l’action publique. J. Campbell et J. Hall cherchent ici à contextualiser et historiciser cette analyse du néo-corporatisme des petits États : d’où provient une telle idéologie du dialogue social ? Dans quels contextes culturels ces institutions néo-corporatistes émergent-elles ? Et comment les petits États se différencient-ils dans leur gestion de la crise de 2008 ?

Pour répondre à ces questions, les auteurs mobilisent une approche comparative historique centrée autour de la notion d’« identité nationale », qu’ils définissent comme un ensemble de solidarités sociales et culturelles favorisant une action publique concertée (p. 9). Cette formulation se rapproche de celle de capital social développée par Robert Putnam (pour une synthèse : Lallement 2006). À la façon des réseaux, des normes et des valeurs, l’identité nationale est ici une ressource qui facilite la coopération au sein des groupes sociaux et entre eux. Le premier apport du livre est de suggérer que les petits États sont plus à même que les grands pays de s’organiser autour de systèmes de valeurs partagées et d’une langue commune et, donc, de développer des institutions propices à la résilience face aux crises. Une forte cohésion nationale permet le développement d’institutions robustes (« thick institutions ») caractérisées par 3 composants principaux : mobilisation des savoirs experts, structures permettant le dialogue social et préparation au risque. Le second apport du livre est de montrer que la notion d’identité nationale admet des significations variées en fonction du mode historique de construction de l’État. Lorsqu’elle cimente et produit du consensus, comme c’est le cas du Danemark et de la Suisse d’après les auteurs, l’identité nationale favorise la prospérité économique parce qu’elle permet le développement d’institutions robustes qui renforcent la résilience du pays face aux crises. Mais lorsque l’identité nationale tend à politiser les différences linguistiques ou religieuses, comme en Irlande, elle ne permet pas le développement d’institutions robustes et ne favorise donc pas la résilience face aux crises.

La culture danoise de la délibération

Passé ce chapitre introductif, les auteurs déplient leur modèle dans 3 vignettes, chacune consacrée à un pays, mobilisant données d’entretien et données secondaires. La première concerne le Danemark, le cas idéal-typique du modèle proposé. Au XVIIe siècle, le Danemark est menacé de disparition après une série de défaites militaires contre ses rivaux européens à la fois plus puissants et plus grands. Commence alors un long processus qui voit le pays se stabiliser dans des frontières resserrées et dans une identité nationale cimentée autour du luthéranisme. La construction d’une identité nationale homogène aboutit au développement d’institutions stables dont les auteurs examinent le fonctionnement à partir des années 1980. Analysant les délibérations régulières entre représentants syndicaux et organisations patronales, les auteurs montrent que ce mode de gouvernement corporatiste du marché du travail est rendu possible par la conscience de la vulnérabilité du pays (p. 33).

À partir des années 1980, c’est le souci de survie dans la compétition internationale qui motive l’acceptation par les syndicats des réductions de salaire demandées par le patronat danois au nom du maintien de la compétitivité (p. 36-37). Sur la base des entretiens réalisés, les auteurs indiquent que la grande proximité entre les acteurs, rendue possible par la petite taille du pays, contribue à neutraliser la conflictualité dans la prise de décision : les décideurs boivent des bières ensemble (p. 34), des amitiés se nouent et la recherche de la compétitivité est la « variable clef » acceptée par tous, syndicats compris, au nom de la protection de l’intérêt public (p. 36).

Cette conscience de la vulnérabilité guide également les réponses à la crise de 2008, mais cette fois vers des formes d’actions publiques plus radicales. Le Danemark est ainsi le premier pays européen à conditionner le renflouement public des banques à une participation du secteur bancaire. L’imposition de décotes sur les créances privées permet à l’État danois de réduire le coût de la recapitalisation publique des banques. Les auteurs suggèrent que cette décision pionnière découle des délibérations de type néo-corporatiste, elles-mêmes rendues possibles par la forte cohésion nationale danoise qui unit représentants du secteur bancaire et régulateurs financiers autour de normes partagées et d’objectifs communs. L’analyse du cas suisse, très proche de celui du Danemark, ne figure pas dans ce compte rendu.

Les dérives agonistiques du nationalisme irlandais

Le cas de l’Irlande est sensiblement différent. Premièrement, le sentiment de vulnérabilité y est moins saillant du fait de sa décolonisation tardive au début du XXe siècle. Tant qu’elle demeurait sous la tutelle « protectrice » de l’Angleterre, l’Irlande n’était pas tenue de développer les mécanismes d’adaptation à la vulnérabilité qui lui auraient permis de résister aux crises (p. 65). Deuxièmement, l’identité nationale irlandaise est un vecteur de politisation des différences religieuses et linguistiques au sein de la population. C’est la grande différence avec le Danemark où l’identité nationale rassemble plutôt qu’elle divise et où elle permet donc une action publique concertée face aux crises. Il en résulte qu’en Irlande, les institutions sont fragiles (« thin  ») : pauvreté des savoirs technocratiques, faible corporatisme et conflictualité de l’action publique. Selon les auteurs, cette configuration institutionnelle ne permet pas une résilience optimale face aux crises. La garantie bancaire apportée par l’Irlande à son système bancaire en 2008 fait figure de test empirique. Les 300 milliards d’euros investis par les autorités irlandaises ne sont pas contrebalancés par l’imposition de contreparties (nationalisation des banques, décotes sur les créances) au secteur bancaire. Les auteurs voient dans cette décision la confirmation de la fragilité des institutions irlandaises : pauvreté de l’expertise, absence de culture corporatiste et manque de préparation face à la crise (p. 92-102). Si cette interprétation semble juste, elle n’est pas entièrement satisfaisante, car elle occulte une donnée fondamentale : les Irlandais avaient initialement souhaité l’application de décotes, que les institutions européennes leur ont refusée (Eichengreen 2010).

La taille compte-t-elle vraiment ?

Concis, original et suggestif, cet ouvrage a en outre la grande qualité de proposer un modèle pour comprendre les ressorts de la prospérité des petits États. Mais en tant que modèle, on peut se demander si le « paradoxe de la vulnérabilité » peut véritablement avoir tous les effets que les auteurs décrivent. Tout d’abord, il ne ressort pas du livre que la taille des États soit un facteur structurant des choix institutionnels. Les trajectoires institutionnelles des 3 petits États considérés ne semblent pas si différentes de celles de leurs puissants voisins. Les autorités publiques danoises, irlandaises et suisses font preuve d’un mélange d’hubris, d’arrogance et ignorance qu’on retrouve également en France en Allemagne et aux États-Unis (voir : Engelen et al. 2011 ; Pénet 2015).

Ensuite, l’argument selon lequel la robustesse institutionnelle suffit à analyser les réponses différentes que chaque pays apporte à la crise n’est pas non plus entièrement convaincant. L’ouvrage ne rend pas suffisamment compte des effets distributifs de l’appartenance à la zone euro sur les portfolios institutionnels. Certes, les auteurs traitent pertinemment du rôle déstabilisateur de l’euro avant la crise : la monnaie commune, en favorisant un afflux de capitaux des centres financiers continentaux, contribue grandement au boom spéculatif qui précède la crise. Mais l’effet contraignant de l’euro sur les réponses à la crise reste très incomplètement traité dans l’ouvrage. Les auteurs ont raison de constater que la Suisse et le Danemark ont mieux géré la crise que l’Irlande, mais ce ne sont pas seulement des facteurs institutionnels endogènes, qui permettent d’expliquer cette différence. Elle résulte aussi de certains facteurs exogènes, qui contraignent l’expression des choix institutionnels. Si la Suisse et le Danemark parviennent à conditionner le renflouement public des banques à une participation du secteur bancaire, c’est sans doute en raison de ce que les auteurs appellent les institutions robustes, mais c’est aussi parce que ces décisions ne sont pas invalidées par les institutions monétaires de la zone euro à laquelle ces deux pays n’appartiennent pas. En Irlande, l’absence de participation du secteur bancaire n’est pas liée à ce que ce pays serait moins empressé de défendre l’intérêt public en raison de la fragilité de ses institutions, elle-même reflet d’un manque de cohésion nationale, mais à ce que la Banque Centrale européenne (BCE) s’opposera catégoriquement à un arrangement de cette sorte lorsque les autorités irlandaises le proposeront [1]. L’appartenance à la zone euro permet également d’expliquer pourquoi la Banque d’Irlande comptait si peu de titulaires de doctorat dans ses équipes. Alors que les auteurs y décèlent une marque de la méfiance des autorités irlandaises vis-à-vis des experts (p. 78), on peut y voir la conséquence assez banale du fait que, l’Irlande ayant transféré une grande partie de ses prérogatives monétaires à Francfort, le maintien d’une équipe d’experts à Dublin ne se justifiait plus.

Cliques d’experts et gestion des crises

Un autre problème concerne la notion d’identité nationale. Le traitement que les auteurs proposent du nationalisme est intéressant, car il suggère que des normes symboliques et culturelles partagées sont à l’œuvre dans l’action publique. Mais est-on si sûr que cette identité soit nationale  ? Les groupes resserrés d’acteurs unis par des liens d’interconnaissance et des objectifs communs sont loin d’être une réalité cantonnée aux petits États. On les trouve au cœur de la finance mondiale : en 2010, le président de la BCE, Jean-Claude Trichet, le directeur du FMI Dominique Strauss Kahn et le responsable du département « dette souveraine » de l’agence de notation Moody’s, Pierre Cailleteau, sont 3 Français qui se connaissent bien, ont fréquenté les mêmes universités et partagent certains schémas de compréhension du monde. L’idée que les liens d’interconnaissance entre les décideurs seraient plus forts dans les petits pays que dans les grands ne semble donc pas absolument convaincante. La gouvernance économique implique des logiques d’endogamie qui ne sont pas réservées aux petits pays.

Cette remarque n’empêche en rien que les acteurs avec lesquels les auteurs se sont entretenus aient pu suggérer que la taille du pays a eu un effet structurant sur les réponses à la crise. En effet, la taille est un argument rhétorique qui revient souvent dans les débats publics. Aux États-Unis ainsi, certains discours visant à décrédibiliser l’adoption de politiques sociales s’appuient sur l’idée que les politiques en vigueur dans des pays nordiques ne sont pas applicables dans un pays aussi vaste et divers que les États-Unis. Un argument similaire est aussi mobilisé, en France, pour délégitimer la mise en œuvre de participations référendaires comme celles qui se pratiquent en Suisse.

On peut enfin regretter que l’analyse du rôle de l’expertise dans l’action publique ne tienne pas toujours compte des travaux les plus récents sur le sujet. Les auteurs tendent à associer l’expertise avec la production d’un discours objectif, alors que les travaux publiés dans le sillage de la crise de 2008 ont montré que l’expertise financière est particulièrement sujette aux défaillances et aux erreurs (MacKenzie 2011 ; Pénet et Mallard 2014). En suggérant que l’expertise réduit la conflictualité politique et favorise la recherche du consensus dans l’action publique, les auteurs s’inscrivent également à contre-courant de récents travaux suggérant que la prolifération des savoirs experts n’a pas réduit l’expression des intérêts politiques, mais l’a déplacée au niveau de la production de l’expertise elle-même (Bruno, Didier et Prévieux 2015 ; Vauchez 2008).

Bien qu’inégal, cet ouvrage n’en demeure pas moins suggestif. Il séduit notamment par son approche historique et institutionnelle du succès économique des petits États. L’analyse pêche parfois par excès de culturalisme. Mais l’immense mérite des auteurs est de proposer un modèle. Le raisonnement par modèle est souvent critiqué pour son manque de nuance, mais comme Kieran Healey l’a récemment rappelé dans un article au titre volontairement provocateur (Healy 2017), la modélisation est une vertu en sciences sociales parce qu’elle fournit un cadre explicatif cohérent qui peut être critiqué et amendé, ce qui permet la cumulativité de la recherche. C’est de cette façon qu’il faut lire l’ouvrage très suggestif et critiquable de John Campbell et John Hall.

Recensé : John L. Campbell et John A. Hall, The Paradox of Vulnerability : States, Nationalism, and the Financial Crisis, Princeton, Princeton University Press, 2017, 208 p.

par Pierre Pénet, le 1er février 2018

Aller plus loin

  Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Julien Prévieux (dir.), Statactivisme : Comment lutter avec des nombres, Paris, Zones, 2015.
  Barry Eichengreen, « Ireland’s rescue package : Disaster for Ireland, bad omen for the Eurozone, December 3, 2010 », VoxEU.org, vol. 3, 2010.
  Ewald Engelen, Ismail Ertürk, Julie Froud, Sukhdev Johal, Adam Leaver, Mick Moran, Adriana Nilsson Karel Williams, After the great complacence : Financial crisis and the politics of reform, Oxford University Press, 2011.
  Kieran Healy, « Fuck nuance », Sociological Theory, vol. 35, n° 2, 2017, p. 118-27.
  Peter Katzenstein, Small states in world markets : Industrial policy in Europe, Ithaca, Cornell University Press, 1985.
  Michel Lallement, « Capital social et théories sociologiques », in Antoine Bevord, Michel Lallement (dir.), Le capital social. Performance équité et réciprocité, Paris, La Découverte. 2006, p. 71-88.
  Donald MacKenzie, « The Credit Crisis as a Problem in the Sociology of Knowledge », American Journal of Sociology, vol. 116, n° 6, 2011, p. 1778-1841.
  Pierre Pénet, « Rating Reports as Figuring Documents : How CRAs Build Scenarios of the Future », in Martin Kornberger, Lise Jusesen, Jan Moursitsen, Anders Koed Madsen (dir.), Making Things Valuable, Oxford University Press, 2015, p. 62-88.
  Pierre Pénet, Grégoire Mallard, « From Risk Models to Risk Contracts : Austerity as the Continuation of Calculation by Other Means », Journal of Critical Globalisation Studies, vol. 7, 2014, p. 4-47.
  Antoine Vauchez, « Le chiffre dans le »gouvernement« de la justice », Revue française d’administration publique, vol. 1, 2008, p. 111-20.

Pour citer cet article :

Pierre Pénet, « La force des petits États », La Vie des idées , 1er février 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-force-des-petits-Etats

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Notes

[1The Irish Times, « Troika »vetoed« 2010 proposal to impose bondholder haircuts », 9 septembre 2015.

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