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Recension Histoire

La cause du peuple, sans le peuple

À propos de : Philippe Artières, La Mine en procès ? Fouquières-les-Lens, 1970, Anamosa


par Diana Cooper-Richet , le 24 janvier


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Après la catastrophe de Fouquières-les-Lens survenue en 1970, une mobilisation de militants et d’artistes fait le procès des Houillères, mais sans la participation des mineurs. Alors que ce monde entre en déclin, les nouvelles formes de lutte arrivent trop tard.

La Mine en procès retrace la catastrophe survenue le 4 février 1970, qui coûta la vie à 16 travailleurs dans une fosse de Fouquières-les-Lens. S’ensuivit une importante mobilisation de mineurs, de syndicalistes, de militants de la gauche prolétarienne et de nombreux artistes. Le livre est autant une somme d’archives difficiles d’accès – textes et illustrations – qu’un livre d’histoire retraçant l’irruption dans le monde de la mine finissant, longtemps refermé sur lui-même, d’acteurs inattendus venus de l’École des Mines et de l’extrême gauche maoïste.

L’arrivée d’acteurs extérieurs

Un fois présentées les circonstances de la catastrophe, l’ouvrage s’organise autour de trois axes qui tous témoignent de la tournure exceptionnelle que prennent, en 1970, les évènements à Fouquières.

Le premier concerne la mobilisation de quelques élèves-ingénieurs, dont le formidable témoignage de Bernard Leroy, interviewé un demi-siècle après les évènements en 2022, constitue la pièce maîtresse. Puis vient le compte rendu des débats qui eurent lieu au Tribunal populaire organisé par le Secours rouge contre les Houillères. La dernière section est consacrée à la contribution de quelques artistes en défense des gueules noires et de leurs familles. Ces différentes étapes semblent se dérouler sans la participation des principaux concernés. Si la mine est en procès, les mineurs ne sont pas là !

Jusqu’aux obsèques des victimes comprises, le déroulé des évènements à Fouquières est semblable à ce qui se passe habituellement lorsque, dans un bassin minier, se produit une catastrophe meurtrière : recherche des victimes, remontée des blessés et des corps, cérémonie religieuse, discours officiels… Mais cette fois, les mineurs et leurs organisations – syndicats et Parti communiste – semblent avoir perdu le contrôle de la situation au profit d’acteurs extérieurs à l’univers de la mine qui, à cette époque, commence à vivre ses dernières décennies [1].

Au même moment des mouvements inspirés par le maoïsme attirent des jeunes en formation dans les grandes écoles. À l’École des Mines, certains d’entre eux souhaitent jouer un rôle dans la lutte des classes.

Le réquisitoire de Sartre

Le procès que les élèves-ingénieurs des mines, parmi lesquels Bernard Leroy, intentent aux Houillères par le truchement d’un tribunal démocratique « rouge », avec Jean-Paul Sartre dans le rôle de l’avocat général, a pour objectif de dénoncer la politique industrielle « du rendement à tout prix » et les risques humains qu’elle fait courir aux travailleurs.

Si, au vu de l’histoire de l’exploitation du charbon en France, la catastrophe de Fouquières-les-Lens en 1970 ne pèse pas lourd au regard des 1099 morts de Courrières en mars 1906 et des nombreux autres accidents, ce « procès » est l’occasion d’aborder d’autres aspects parmi les plus sombres de la vie des mineurs. La silicose, notamment, qui touche un grand nombre de travailleurs depuis fort longtemps, mais qui n’a été reconnue comme maladie professionnelle qu’en 1963, ainsi que le sort terriblement injuste réservé aux travailleurs immigrés, plus particulièrement marocains.
Recrutés sur des contrats courts, renouvelables, ces hommes ne bénéficient d’aucun des avantages du « statut du mineur » de 1946. Ils sont essentiellement là pour assurer, jusqu’à la fermeture définitive des puits, une production déclinante. Sartre, dans son réquisitoire, pose la question propre à toute l’histoire du travail dans les profondeurs de la terre et, dans le même temps, à toute l’histoire du travail industriel en tant que tel : les accidents sont-ils uniquement de l’ordre de la « fatalité » ?

Le rôle des artistes

Au cours de ce procès populaire, l’intervention de l’artiste Gérard Fromager (1939-2021) témoigne de l’engagement d’un certain nombre de peintres et de sculpteurs dans l’action lancée à l’initiative des militants maoïstes du Secours rouge. Ainsi réfléchissent-ils à la forme que pourrait prendre la collectivisation de leurs œuvres. Ils réalisent un album d’images portant pour titre Journal de la veuve d’un mineur, reproduit à la fin de l’ouvrage.

Malheureusement, en mars 1972, l’exposition de leurs tableaux – par exemple Vie et mort d’un mineur –, qui devait circuler dans plusieurs villes du nord de la France, est interdite par le maire communiste d’Houdain. Cette décision souligne, si besoin, l’hostilité des organisations traditionnelles présentes dans les bassins miniers aux nouvelles formes de lutte.

Ces artistes se placent dans la lignée des représentations « naturalistes » du travail industriel et des combats qui se développent à la fin du XIXe siècle. Des hommes comme Jules Adler (1865-1952), « peintre du peuple » auquel une belle exposition a été consacrée en 2019 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris, sont de ceux-là. Son tableau La Grève du Creusot (1899) prouve sa sensibilité aux luttes sociales.

Dans les années 1950, André Fougeron (1913-1998) fait paraître, grâce au soutien de la Fédération régionale des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais du PCF, un ouvrage abondamment illustré intitulé Au Pays des mines (1950), dans lequel il présente la réalité quotidienne du « peuple de la nuit ». À la même époque, Boris Taslitzky (1911-2005), artiste engagé, défend un « réalisme à contenu social ». Il s’efforce lui aussi de représenter le travail industriel et les luttes syndicales. Une belle exposition, L’Art en prise avec son temps, lui a été consacrée à la Piscine de Roubaix de mars à juin 2022.

Paradoxalement, tout ce qui a eu lieu au début des années 1970 à la suite de la tragédie de Fouquières s’est fait en dehors des mineurs. Parmi les cinq militants de la Nouvelle résistance populaire accusés d’avoir lancé des cocktails Molotov contre les « grands bureaux » des Houillères, pas un seul n’appartient à la mine. Au procès, seul un ancien mineur de Sallaumines silicosé à 25% vient crier sa révolte contre un système qui tue ses collègues de travail à petit feu.

Les nouvelles formes de lutte arrivent trop tard. Elles sont rejetées par les organisations traditionnelles implantées dans les bassins depuis les années 1880 et sont ignorées par la masse des mineurs, qui ne constitue plus une force de travail au cœur de l’économie française. Dès lors, le procès de Fouquières-les-Lens, c’est la cause du peuple, mais sans le peuple.

Philippe Artières, La Mine en procès ? Fouquières-les-Lens, 1970, Paris, Anamosa, 2023, 251 p., 26 €.

par Diana Cooper-Richet, le 24 janvier

Pour citer cet article :

Diana Cooper-Richet, « La cause du peuple, sans le peuple », La Vie des idées , 24 janvier 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-cause-du-peuple-sans-le-peuple

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Notes

[1Les dernières descentes dans le Nord ont lieu à Oignies en 1990, en Moselle à La Houve en 2004.

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