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Recension Histoire

La Révolution française et le culte des morts


par Emmanuel Fureix , le 28 février 2008


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L’historien Joseph Clarke explore les rapports entre mort et politique sous la Révolution française. Comment a-t-on honoré la mort des héros de 1789 ? Comment les citoyens ont-ils fait le deuil des victimes ordinaires de la Révolution ? Un livre discutable mais stimulant sur le sacré en politique.

Joseph Clarke, Commemorating the Dead in Revolutionary France. Revolution and Remembrance. 1789-1799, Cambridge University Press, 2007. 316 p., $55.

« Oubliez les vivants, honorez les morts ; c’est le moyen d’établir solidement la République ». Cette formule de Couthon rend bien compte du paradoxe révolutionnaire souligné par Joseph Clarke. Si la Révolution a placé le culte des morts au cœur de son projet, c’est à titre de pur instrument politique. Elle n’a pas su honorer les morts ordinaires, ni trouver un langage propre à satisfaire le deuil des proches.

Le culte des morts sous la Révolution n’était certes pas un sujet vierge. Mona Ozouf, Michel Vovelle, Antoine de Baecque avaient déjà montré les difficultés de ce culte, travaillé par le sublime, tiraillé entre la fête et la douleur, l’unité et le conflit, le ressassement et l’invention. Mais Joseph Clarke a le mérite de renverser les perspectives : il cesse de s’intéresser à la seule fonction politique des fêtes funèbres, pour dévoiler la face « privée » des émotions du deuil. Quelles résonances pouvait avoir la mort de Mirabeau, de Marat ou de Lepelletier pour le simple spectateur de leurs funérailles ? Comment l’institution du Panthéon, née en avril 1791, a-t-elle été perçue du peuple de Paris ? Comment le deuil de victimes ordinaires sacrifiées sur l’autel de la Révolution – vainqueurs de la Bastille, « martyrs » du 10 août 1792, soldats-citoyens tombés au combat – a-t-il pu s’incarner pour leurs familles ?

Un échec culturel et politique

Autant de questions auxquelles l’auteur répond sans concession, pour mieux démonter un échec tout à la fois politique et culturel. Culturel d’abord, car la Révolution et ses élites n’ont pas compris, assure-t-il, les très fortes résistances populaires au culte laïcisé des grands hommes. Prenant à rebours les travaux de Michel Vovelle sur la « déchristianisation » pré-révolutionnaire, Clarke considère que les attentes populaires en termes de salut personnel et de rites funéraires demeurent extrêmement traditionnelles. Les honneurs religieux seraient une exigence incontournable des proches du défunt, au-delà même de ce que Maurice Agulhon appelait la « religion non dogmatique du culte de la mort » [1]. Aussi les rituels de plus en plus sécularisés – profanes donc aux yeux des spectateurs – proposés par la Révolution ne pouvaient-ils que provoquer indifférence ou scepticisme. Échec politique ensuite – et le propos est là plus classique – car le culte rendu ne parvient jamais, ou presque, à célébrer l’unité de la nation dans la durée. Si la panthéonisation de Mirabeau frise l’unanimité, celle de Voltaire quelques mois plus tard déchaîne les passions les plus contradictoires. Si Rousseau est célébré au Panthéon en grand philosophe de la nature à l’automne 1794, la panthéonisation de Descartes décrétée en 1793 échoue en 1796. On connaît enfin les tribulations du corps de Marat, glorifié en juillet 1793, panthéonisé en septembre 1794, et dépanthéonisé l’année suivante. Par ailleurs, l’hommage rendu aux morts violentes pose le problème de la sacralisation de cette violence et du dissensus qu’elle induit nécessairement. Surtout, l’unité du corps politique aurait pu se refonder sur l’égale célébration des morts ordinaires et des « grands hommes ». Or, de ce point de vue, en dépit des proclamations officielles, la Révolution est restée profondément inégalitaire, laissant un lourd tribut de veuves et d’orphelins aigris par ce qu’ils ressentirent comme une trahison.

Le rêve brisé de l’unanimité du deuil

Les étapes de cet implacable échec sont clairement établies. Joseph Clarke montre l’alliance éphémère du patriotisme et de la piété traditionnelle dans les premières célébrations des morts « vainqueurs de la Bastille ». Hautes messes, de profundis, et oraisons funèbres de l’été 1789 voient le langage de la Révolution pénétrer le langage religieux le plus classique : à entendre les sermons des curés patriotes (dont l’abbé Fauchet, futur fondateur du Cercle Social), le sacrifice des héros aurait été de nature providentielle, la régénération en cours de nature morale, la Révolution de caractère surnaturel. Pourtant, très vite, les morts du 14 Juillet sont oubliés, au profit des autorités nouvelles (les Bailly et La Fayette) ; aucun monument ne leur est consacré et l’ordre civique repose sur l’occultation de la violence. De même, les victimes de la mutinerie de Nancy en 1790 ne sont célébrées que du côté de l’ordre – avant d’être réhabilitées à dessein par les Jacobins en 1792. Avec les funérailles de Mirabeau en avril 1791, on reste, en dépit du décret de panthéonisation, dans un rituel traditionnel que l’auteur compare même aux funérailles de Louis XV en 1774. Un « torrent de messes » et autres services funèbres célébrés dans toute la France témoignent d’un deuil national aux formes religieuses autant que civiques. La crise religieuse en cours – en ce printemps 1791 – ne tarde pourtant pas à éclater au cours de la panthéonisation suivante, celle de Voltaire en juillet 1791. L’absence de tout recours à l’Église en fit, dans les circonstances du moment, une cérémonie antireligieuse ; le cortège se prêta même à une lecture antimonarchique. Autant dire que l’unanimité rêvée du deuil était radicalement brisée.

L’institution même du Panthéon ne parvient pas à créer l’adhésion. L’esthétique de l’architecte Quatremère de Quincy, allégorique, vouée à la patrie abstraite plus qu’à des grands hommes incarnés, se heurte aux sensibilités dominantes. Les Parisiens, assure l’auteur, lui auraient préféré un Élysée en plein air, conforme au sentiment de la nature, ou un mélange de temple civique et de ci-devant église. Il est vrai qu’à partir de 1792-1793, il n’est plus question de recourir à l’Église, même constitutionnelle, pour honorer les morts de la Révolution. Tel est précisément le problème, selon Joseph Clarke, car les sacralités concurrentes sont à la fois fragiles et contestées. Le culte dont fait l’objet Marat à l’été et à l’automne 1793, montre de très fortes attentes de religiosité qu’il faut prendre au sérieux : le culte rendu par les classes populaires parisiennes au « martyr », au « saint », à l’« immortel » Marat ne serait pas que métaphorique. Mais dans le même temps, les rivalités politiques – en pleine crise fédéraliste et alors que Robespierre se défie du maratisme – fragilisent la mémoire du héros sacrifié, surtout en province. Et moins de deux ans plus tard, les bustes de Marat sont brisés et sa dépouille exhumée du Panthéon.

A partir de 1793, le sacrifice massif de citoyens-soldats (un demi-million entre 1792 et 1799) crée de nouvelles attentes : la célébration collective et égalitaire des héros morts pour la patrie. Sociétés populaires et clubs proposent d’ériger des mémoriaux en leur honneur. Localement la mesure a pu être réalisée ici ou là, en revanche, les législateurs parisiens n’ont jamais été en mesure d’appliquer leurs promesses, tant à l’égard des héros du 10 août que des soldats de l’an II. Seules de modestes pensions ont été versées aux veuves de guerre, très vite rendues dérisoires par l’inflation galopante. Sous le Directoire, les rites et la pierre ne célèbrent que les généraux fauchés par la guerre – les Hoche et les Joubert –, en un rituel semi-familial dont le Champ-de-Mars est l’épicentre. Les victimes anonymes demeurent les parias d’un culte oublieux des morts.

Culte religieux ou culte laïc ?

L’ouvrage, incisif, permet souvent de déplacer les regards, vers la province et de rares individus – souvent des veuves éplorées – dont les plaintes sont intégrées au récit. Pour autant, il ne convainc pas toujours. Sur la forme, briser à tout prix les « idoles » historiennes – tour à tour Michel Vovelle, Mona Ozouf, Philippe Ariès, ou encore Annie Jourdan – manque un peu d’humilité. Or, les chapitres sont inégalement neufs et éclairants. Tout ce qui concerne le Panthéon, le culte de Marat ou de Lepelletier, le culte des généraux du Directoire, ne surprendra guère. Ensuite, le parti pris d’ensemble soulève bien des questions. Nous n’évoquerons pas les formules assassines à l’égard d’une Révolution mangeuse d’hommes et ingrate envers ses propres martyrs... Mais, sur le plan strictement théorique, est-il bien légitime, dans ce culte des morts révolutionnaires, de distinguer étroitement une sphère « privée » religieuse et une sphère « publique » politique ? Les voisins, proches, compagnons des « vainqueurs de la Bastille » n’éprouvent-ils que des affections « privées » ? Le propre des communautés politiques imaginaires n’est-il pas de brouiller de telles frontières ? On notera par parenthèse que les références à l’anthropologie et à la sociologie sont quasi absentes. Par ailleurs, si l’on est convaincu par l’idée d’une forte attente populaire d’hommages religieux aux défunts, on pourra en contester l’interprétation. S’agit-il d’une fidélité au catholicisme tridentin ou d’un simple attachement à l’Église comme « machine à pompe » (Maurice Agulhon) ? L’auteur tranche en faveur de la première hypothèse, sans preuves massives à l’appui. L’impopularité du Panthéon, de même, est-elle aussi systématique que l’auteur le soutient ? Le culte laïc des grands hommes est-il réductible à une culture élitaire, à l’instar du penchant pour l’allégorie ? Peut-on nier aussi radicalement que le fait l’auteur la naissance d’un « nouveau culte des morts » (Philippe Ariès) à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle ? La fin des « fosses communes », l’individualisation de la mémoire, l’éloignement des vivants et des morts, l’avènement des grandes nécropoles modernes, partiellement laïcisées, suite au grand décret de prairial an XII, tout cela ne conduit pas simplement à restaurer un culte religieux des morts, culte qu’aurait artificiellement brisé la Révolution. Au total, l’ouvrage – ce n’est pas la moindre de ses qualités – mérite sans doute discussion mais ouvre des réflexions stimulantes, notamment sur le sacré en politique, trop réduit ici à sa dimension religieuse traditionnelle.

par Emmanuel Fureix, le 28 février 2008

Pour citer cet article :

Emmanuel Fureix, « La Révolution française et le culte des morts », La Vie des idées , 28 février 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-Revolution-francaise-et-le

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Notes

[1Maurice Agulhon, La République au village : les populations du Var de la Révolution à la Deuxième République, Paris, Le Seuil, 1979, p. 183.

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