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Essai Histoire

La République, la nature et le droit


par Dan Edelstein , le 15 février 2010


Comment pérenniser la République et maintenir la vertu civique ? Dan Edelstein répond aux critiques formulées par Annie Jourdan dans le compte rendu qu’elle a donné de son livre, The Terror of Natural Right. L’historien défend notamment la thèse selon laquelle le droit naturel aurait un double visage, à la fois émancipateur et violent.

Cet article est une réponse à la recension du livre de Dan Edelstein, The Terror of Natural Right. Republicanism, the Cult of Nature and the French Revolution (University of Chicago Press) par Annie Jourdan « Le mystère de la Terreur. Violence et droit naturel », parue dans La Vie des idées le 5 février 2010.

Je remercie les éditeurs de La Vie des Idées et Annie Jourdan pour l’intérêt qu’ils portent à mon étude sur la Terreur, et pour l’invitation à répondre à la recension qu’elle en a faite. Je profiterai de cette opportunité pour corriger certaines fausses impressions qu’elle en a formées à la lecture, et pour apporter quelques clarifications qui dissiperont, je l’espère, d’autres confusions.

Beaucoup des critiques d’Annie Jourdan relèvent d’une confusion de sa part entre ce que j’appelle la « république-à-venir » des Jacobins, qui n’a jamais vu le jour, et la première république française telle qu’elle a bel et bien existé. On peut critiquer cette démarche contre-factuelle, mais il est faux de dire que mon livre cherche à décrire « la prétendue république naturelle de l’an II », puisque j’indique très clairement que cette république n’a jamais existé en an II (ni plus tard, d’ailleurs). La contradiction entre une « république-à-venir » qui, idéalement, n’aurait plus besoin de lois positives, et la république véritable qui légiférait sans cesse, codifiait ses lois, etc., n’est donc qu’apparente. Je défendrai cette démarche en observant qu’on ne peut pas comprendre la raison d’être des institutions civiles de l’an II, ni même les arguments constitutionnels de 1793, sans se faire une idée claire du but ultime auquel les leaders jacobins espéraient mener la France.

Le mythe de l’âge d’or et la vertu

Cette idée d’une république qui ferait l’économie de lois positives peut sembler très curieuse, mais il faut la resituer dans son contexte historique. Curieusement, Jourdan passe sous silence toute la première partie de mon livre qui explique comment cette idée est survenue, et pourquoi elle s’est imposée. Au cœur de ce rêve politique se trouve le mythe de l’âge d’or, mythe certes vieux comme le monde occidental, mais qui retrouva une nouvelle force lorsqu’il fut relu à la lumière du droit naturel. Dans le cas emblématique et central de Fénelon, c’est ce mythe qui permit précisément de promouvoir le modèle d’une société vertueuse, juste, et sans lois (c’est la description qu’en a fait Ovide : « sine lege fidem rectumque colebat  »). Il s’agissait pour Fénelon de la société de la Bétique, mais aussi, sous une forme légèrement modifiée, du royaume de Salente, et même d’Ithaque, sous le règne à venir de Télémaque.

Tout au long du XVIIIe siècle, on retrouve des échos de cet idéal fénelonien : il apparaît chez Voltaire, avec les Gangarides ; chez Rousseau, avec les Montagnons ; chez Diderot, avec les Tahitiens ; chez Sylvain Maréchal, dans ces idylles ; etc. L’attraction d’un tel modèle est qu’il permet de mieux critiquer la législation souvent défectueuse du temps : « Que le code des nations serait court, si on le conformait rigoureusement à celui de la nature ! », affirme par exemple Diderot. Cet idéal d’une législation « rigoureusement » calquée sur le droit naturel est également fondamental pour les Physiocrates, qui en développent la théorie la plus complète.

Lorsque Saint-Just reformule cette vision politique, ce n’est donc pas du tout un acte singulier, comme Jourdan le suggère. Non seulement il se fait le porte-parole d’une riche tradition littéraire et philosophique, mais en plus il exprime, plus clairement que d’autres sans doute, une opinion générale parmi les Montagnards qu’on peut aisément identifier dans leurs projets constitutionnels. Je montre en effet (dans mon quatrième chapitre) comment Montagnards et Girondins s’affrontent précisément sur la nécessité d’un contrat social, les premiers minimalisant son importance et insistant sur le fait que le droit naturel suffit pour fonder des droits politiques, les derniers défendant au contraire le besoin absolu d’un contrat. Il y a bien entendu des différences d’opinion et de degré entre différents membres de chaque « parti ». Mais, dans ses grandes lignes, cette démarcation est tout à fait frappante pour qui a lu attentivement les projets constitutionnels et les débats qui s’ensuivent. C’est un élément-clé pour comprendre pourquoi la suspension de la Constitution (quasi immédiate, puisque les Jacobins en parlent déjà avant qu’elle soit ratifiée le 10 août 1793) n’est pas perçue, parmi les Montagnards, comme un événement déstabilisateur.

Pour Jourdan, la place accordée par les Montagnards aux institutions civiles ne trouve pas de place dans ma lecture jusnaturaliste de la Terreur. Mais, négligeant la première partie de mon livre, elle ne prend pas en compte l’émergence de ce que j’y nomme le « républicanisme naturel ». En effet, le mythe de l’âge d’or n’est certainement pas le seul élément déterminant dans la pensée jacobine. S’y mêlent aussi un bon nombre de caractéristiques appartenant à la tradition du républicanisme classique (tel qu’il a été défini, entre autres, par John Pocock et Keith Baker). Pour ces théoriciens républicains, la grande question est de savoir comment préserver la république dans le temps. Ils proposent deux solutions : les lois et les institutions (telles que la censure, une armée de volontaires, et la religion civile). Sans bonnes lois, la république est vouée à l’échec immédiat ; mais sans bonnes mœurs, la république est vite corrompue : c’est pourquoi il faut, en plus des lois, des institutions pour maintenir la vertu. Les théoriciens du républicanisme naturel maintiennent ce schéma narratif, mais remplacent les lois fondamentales de la cité, fruit d’un grand Législateur, par les lois naturelles. Reste toujours le problème de la corruption, qu’ils résolvent de la même manière, par des institutions civiles. Il s’agit donc bel et bien d’une fusion de ces deux courants de pensée politique, et c’est cette fusion-là – et non pas le seul droit naturel – que je retrouve chez les théoriciens politiques montagnards.

Le droit naturel, une arme à double tranchant

Jourdan elle-même introduit une confusion dans sa description du droit naturel. D’une part, elle affirme que le droit des gens est « modéré et humain, dérivé de la loi naturelle – et partant du sens moral ou de la raison ». Mais, quelques phrases plus loin, elle écrit que « le droit naturel à l’œuvre dans le droit des gens n’a rien de libéral, n’en déplaise à l’auteur. Il a été conçu dans le contexte des monarchies du XVIIe siècle qui se faisaient impitoyablement la guerre ». Comme elle vient de le reconnaître, toutefois, le droit naturel a clairement une dimension libérale, au sens anglais du terme (puisque c’est dans cette langue que je l’utilise) : au nom de la raison humaine et de la compassion morale (chez Rousseau, par exemple), le droit naturel attribue des droits inaliénables aux êtres humains. Mais en même temps, et c’est là le paradoxe, il insiste aussi sur le fait qu’on puisse, par certaines actions « inhumaines », perdre ces droits.

Il existe bien entendu des différences entre le droit des gens et le droit naturel : mais outre le fait que pour beaucoup de juristes du XVIIIe siècle (dont Burlamaqui et Boucher d’Argis) ces deux droits sont conçus de façon identique, le point important est que le concept qui se trouve au cœur de mon étude – et auquel Jourdan ne fait curieusement même pas référence –, le hostis humani generis, ou ennemi du genre humain, est commun aux deux. L’origine de cette catégorie d’ennemi est complexe – il faut remonter à l’Antiquité romaine, où c’était une épithète réservée aux tyrans, puis passer par la théologie chrétienne, pour laquelle c’était un nom du diable – mais elle se retrouve dans presque tous les livres de droit naturel et de droit des gens écrits entre 1624 (Grotius) et 1758 (Vattel). Leurs auteurs partagent aussi la même définition de ce criminel extraordinaire : c’est un être qui viole les lois de la nature. Tous s’accordent donc sur sa peine : il faut, dit Locke, le « détruire » ; selon Diderot, c’est un « homme à étouffer ».

Si j’insiste sur la présence de cette injonction violente au sein des théories de droit naturel du XVIIIe siècle, c’est surtout pour contre-balancer la vision purement émancipatrice que beaucoup d’historiens (notamment Florence Gauthier) se font de ce droit. Je ne nie pas qu’il ait une face positive, et reconnais explicitement (en conclusion du livre) le rôle essentiel que le droit naturel a joué au début de la Révolution. Mais le fait que 78 % des exécutions qui eurent lieu sous la Terreur furent autorisées par une loi issue, je le soutiens, de la pensée jusnaturaliste (la mise-hors-la-loi) découvre une face plutôt négative. Il est temps de reconnaître que le droit naturel est une arme à double tranchant : s’il a permis aux révolutionnaires de 1789 et de 1793 de munir les citoyens français de droits nouveaux, il a également servi aux conventionnels à retirer ces mêmes droits à un grand nombre d’entre eux.

Tout cela ne revient pas à dire que le droit naturel doit être réduit à sa face violente, bien au contraire. J’affirme clairement, d’ailleurs, que les Jacobins en particulier ont « normalisé » une catégorie jusnaturaliste qui était tout à fait exceptionnelle. Mais c’est là le problème des catégories juridiques exceptionnelles, comme le philosophe Michael Ignatieff l’a souligné : l’exception devient vite la norme. C’est précisément la dynamique qui caractérise les lois révolutionnaires depuis le procès du roi – pour qui on devait faire, selon Robespierre, une « cruelle exception » à l’abolition souhaitée de la peine de mort – jusqu’à la loi du 22 prairial, qui élargissait au maximum cette exception.

Il me semble aussi que Jourdan sous-estime les différences constitutionnelles entre 1789 et 1792. Peut-on vraiment affirmer que « 1789 brise totalement avec l’Ancien Régime » et que « tout est repris à zéro », alors que restent le Roi et les ministères ? De plus, l’idée que la France serait retournée à l’état de nature en 1789 n’est pas du tout répandue, alors que c’est en ces termes précis que la révolution du dix août 1792 est conçue par les Jacobins ; les conventionnels se sentent même obligés de décréter que les lois préexistantes restent toujours en vigueur.

Violence et révolutions

En conclusion de sa recension, Jourdan cherche à relativiser la violence politique qui eut lieu en France en affirmant que « les révolutions du XVIIIe siècle ont toutes connu à un moment ou à un autre une “tentation terroriste” », citant le supplice du goudron et des plumes dans les colonies américaines. La lecture comparatiste des révolutions de cette époque me semble importante, mais il faut ne faut pas s’aveugler sur des différences essentielles : comme le notait Patrice Higonnet dans Sister Republics, personne n’a jamais été exécuté pour crimes politiques pendant la Révolution américaine. La question que j’aborde dans mon livre n’est pas celle de la violence populaire, mais de la violence politique, exercée par l’État. En ce sens, comparer les Alien and Sedition Acts de 1798, qui marquèrent certes un tournant anti-libéral aux États-Unis, mais ne menèrent à aucune peine de mort (alors que celle-ci était régulièrement appliquée pour d’autres crimes), avec les lois terroristes de la république française me semble surtout souligner l’exceptionnalité de la Terreur française.

Que les Américains aient aussi invoqué « the Laws of Nature and of Nature’s God » –selon la formule célèbre de la Déclaration d’indépendance – n’est pas une raison suffisante pour affirmer qu’il faille chercher ailleurs les origines de la Terreur. Le rapport américain au droit naturel est intéressant précisément parce qu’il permet de surmonter la fausse dichotomie que Jourdan établit entre « le positivisme et l’historicisme », d’un côté, et « l’universalisme jusnaturaliste », de l’autre. Car que fait Jefferson dans sa Déclaration ? Il montre comment le droit naturel sert à établir des principes généraux, mais il poursuit son attaque contre Georges III dans les termes bien définis de la tradition constitutionnelle anglaise. C’est là la grande différence entre les révolutions de France et d’Amérique, sur le plan de la théorie politique : avec certaines exceptions (dont Tom Paine), les révolutionnaires américains reconnaissent qu’il est impossible de déduire toute la législation des principes jusnaturalistes, et qu’il faut interpréter le droit naturel dans le cadre d’une tradition constitutionnelle. Les Montagnards, au contraire, expriment le vœu de pouvoir déduire toutes les lois comme des « corollaires » des lois naturelles. Poussée à l’extrême, cette vision revient à dire que les lois positives ne sont plus nécessaires, puisque chacun doit pouvoir, à partir de lois naturelles « gravées dans son cœur », déterminer l’action juste. En critiquant cette vision utopique, je ne cherchais donc pas à défendre un positivisme pur et dur, puisqu’on peut très bien reconnaître un entre-deux – un droit qui reconnaîtrait à la fois des principes de justice universels, et le besoin d’une tradition juridique et constitutionnelle pour guider l’interprétation de ces principes. C’est le sens, d’ailleurs, du préambule de la Constitution américaine : « In order to form a more perfect union »... Le travail de perfection et d’interprétation n’est jamais terminé.

par Dan Edelstein, le 15 février 2010

Pour citer cet article :

Dan Edelstein, « La République, la nature et le droit », La Vie des idées , 15 février 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-Republique-la-nature-et-le

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