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Recension Philosophie

L’infini devant soi

À propos de : A. Barrau, P. Gyger, M. Kistler, J-P. Uzan,

Multivers - Mondes possibles de l’astrophysique, de la philosophie et de l’imaginaire, La Ville brûle.


par Olivier Chelzen , le 19 mai 2011


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Comment les univers multiples de la philosophie, de la science contemporaine, et de la science-fiction peuvent-ils entrer en résonance ? Précisément autour de la notion de multivers, qui donne à penser que notre univers, avec son système de lois, n’est peut-être pas le seul… Ce qui bouscule les critères de la science.

Recensé : Aurélien Barrau, Patrick Gyger, Max Kistler, Jean-Philippe Uzan,

Multivers - Mondes possibles de l’astrophysique, de la philosophie et de l’imaginaire. La Ville brûle, 2010, 255 pages, 20 €.

La notion d’univers multiples évoque immédiatement la littérature de science-fiction où les héros, défiant l’apparente incompressibilité de l’espace et du temps, passent avec une facilité déconcertante de l’avenir au passé, du monde familier qui nous entoure à des univers parallèles mystérieux tout droit sortis de l’imagination débridée de leurs créateurs. Or, il se trouve que cette notion a aussi sa place dans la science contemporaine, dans les théories physiques les plus admises et éprouvées (mécanique quantique, relativité générale, théorie des trous noirs), mais aussi dans les plus controversées et en devenir (théorie des cordes, gravitation quantique à boucles). Pour surprenant que cela paraisse au premier abord, il faut cependant remarquer que les univers multiples occupent la littérature scientifique et philosophique depuis bien longtemps. On les trouve déjà chez Anaximandre, puis chez les atomistes de l’Antiquité, à la Renaissance avec Nicolas de Cues, dans les mondes possibles de Leibniz et dans la philosophie contemporaine, chez Lewis et Goodman notamment. Bien sûr, ces auteurs donnent au concept des fonctions et des contenus différents. Il n’en reste pas moins que l’idée selon laquelle notre univers n’est qu’un parmi d’autres donne copieusement à penser, à la littérature, à la science, et évidemment aussi à la philosophie.

Il paraissait donc légitime qu’Isabelle Joncour (directrice de la collection 360) invite un cosmologiste (A. Barrau), un physicien théoricien (J.-P. Uzan), un philosophe épistémologue (M. Kistler) et un historien spécialiste de science-fiction (P. Gyger) à débattre assez librement de ce thème au cours d’un dialogue à quatre voix, pour montrer comment les univers multiples de la philosophie, de la science, et de la science-fiction peuvent entrer en résonance.

Les multivers de la physique contemporaine sont examinés dès le début de l’ouvrage. Nous conduisent-ils à penser que nous sommes à l’aube d’une nouvelle révolution copernicienne, d’un nouveau décentrement, peut-être encore plus décisif que les précédents ? Si notre univers n’est pas le seul, faut-il aussi penser que les lois qui le décrivent sont contingentes, qu’elles sont différentes ailleurs ? Et si tout existe en matière d’univers, des plus accueillants aux plus inhospitaliers, des plus peuplés aux plus déserts, que devient la thèse du « dessein intelligent », qui prend appui sur les conditions particulièrement favorables à l’émergence de la vie dans notre univers, pour remonter à Dieu ? Enfin, en quoi cette réflexion sur les multivers peut-elle nous inciter à aller vers la philosophie pour nous interroger sur la nature de la vérité scientifique ?

Les univers multiples dans la physique contemporaine

Les univers multiples [1] apparaissent tout d’abord dans l’interprétation que propose Hugh Everett des phénomènes décrits par la mécanique quantique. L’une de ses principales difficultés consiste en effet dans la réduction du paquet d’ondes, lorsque l’indétermination de la position des particules élémentaires est soudainement anéantie par l’opération de mesure de l’observateur. Cette interprétation, dite de Copenhague, a été illustrée par la fameuse expérience de pensée de Schrödinger : un chat, dont la vie dépend de la non désintégration d’une particule, est à la fois vivant et mort, tant que l’observateur n’intervient pas pour faire « bifurquer » d’un côté ou de l’autre l’événement. Selon l’interprétation de Hugh Everett, économe de la réduction, les deux côtés de la bifurcation sont réalisés : si nous constatons par exemple la mort du chat, c’est que dans un univers parallèle, le chat est encore vivant.

De son côté, la théorie de la relativité générale semble engendrer aussi, comme une conséquence obligée, l’existence d’univers multiples. En effet, dans deux des trois géométries portées par cette théorie, l’espace est infini. Mais si l’espace est infini, alors d’autres univers existent nécessairement ailleurs, parmi lesquels la réplique exacte du nôtre ! L’une des conséquences amusantes de cette considération, c’est que l’on doit trouver une copie à l’identique de soi-même à une distance moyenne de (10^10)^29 mètres. C’est tout sauf aberrant, puisque la probabilité infime d’une configuration semblable de la matière est compensée par le nombre infini des distributions.

Dans ces deux théories cependant, des univers différents cohabitent tout en étant régis par les mêmes lois ; il en va différemment avec la théorie des cordes. Rappelons brièvement que cette dernière propose une conception de la matière selon laquelle celle-ci ne serait pas ultimement composée de points, mais de cordes vibrantes. Initialement, cette théorie constitue une tentative pour accorder conceptuellement la physique quantique avec la théorie de la gravitation (relativité générale). La difficulté, mais elle est de taille, c’est que l’univers y est composé de 10 dimensions. Celles que l’on ne voit pas sont recourbées, et à partir des différentes manières de les recourber (ou de les « compactifier »), on déduit un nombre faramineux d’univers possibles, avec des conditions initiales, des constantes fondamentales différentes, et par conséquent avec des lois différentes. En associant cette théorie à celle du Big bang, qui nous permet de penser un processus d’inflation [2] éternelle, nous aurions un multivers composé d’univers-bulles, un peu semblable à des bulles de savon, à ceci près que chaque bulle formerait véritablement un monde à part, y compris dans son contenu même. Nous ne pourrions plus dire « c’est partout comme ici » [3], mais nous aurions des univers dont les conditions initiales de formation et les constantes fondamentales seraient si différentes du nôtre qu’ils ne lui ressembleraient aucunement. Les lois elles-mêmes perdraient leur caractère universel et nécessaire, pour rejoindre le domaine de la contingence phénoménale.

Le principe anthropique contre l’intelligent design

Ceci nous conduit à un questionnement plus métaphysique où l’hypothèse du multivers occupe une place très importante. En effet, notre univers est remarquable en ce qu’il présente en son sein des structures complexes, de la vie, et même des êtres raisonnables capables d’essayer de le comprendre. Le principe anthropique constitue une règle méthodologique qui nous enjoint d’être attentifs à cela, et particulièrement d’intégrer l’existence des observateurs que nous sommes à nos observations. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il suffirait de faire varier l’une de ces constantes fondamentales ou de ces conditions initiales d’un infinitésimal pour que les hommes ne puissent voir le jour, pour que la vie soit impossible, ou même pour que les atomes ne puissent se former. Or, tout cela existe ; et par conséquent, bien connaître les conditions nécessaires à cette existence, c’est aussi mieux connaître les caractéristiques de notre univers. Mais alors, comment rendre compte du fait que ces caractéristiques soient si « miraculeusement » propices à notre apparition ? Comme nous allons le constater, il sera difficile de faire l’économie des univers multiples pour l’expliquer. Essayons donc pour voir.

Nous pouvons tout d’abord penser que l’univers offre ces caractéristiques par hasard, mais dans ce cas, il faut reconnaitre que le coup de dé est diablement bien tombé, car l’idée qu’un seul jet puisse offrir ce résultat est tout de même assez incroyable. Hypothèse hautement improbable, par conséquent.

Nous pouvons ensuite proposer une explication par les causes finales, en affirmant qu’un être intelligent, Dieu pour ne pas le nommer, a réglé tous ces paramètres pour que la vie, et l’homme, puissent voir le jour. C’est l’hypothèse dite du « dessein intelligent ». Dans ce cas, la volonté de Dieu se substitue aux hasards du dé.

Nous pouvons enfin tirer argument des multivers en montrant comment cette hypothèse permet de résoudre la difficulté. Car en effet, si toutes les combinaisons existent ou à peu près, si la distribution des conditions initiales et des constantes fondamentales est infinie ou presque, il existe aussi une infinité d’univers différemment composés. Les uns comporteront de la matière, de la vie, des êtres intelligents, et d’autres ne comprendront rien de tout cela. Si nous posons que notre univers est unique, il avait, effectivement, infiniment peu de chances de se produire, mais s’il n’est qu’un parmi tant d’autres, il n’y avait pas de raison qu’il ne se produise pas lui aussi, avec les propriétés qui permettaient notre émergence. Ainsi, il en va de même à l’échelle des multivers qu’au sein de notre propre univers : seules certaines régions sont propices à l’émergence de la vie.

Cette dernière explication, qui des trois s’appuie sur l’existence d’univers multiples, apparaît comme la seule qui puisse affronter l’hypothèse du dessein intelligent, car la quasi infinité des distributions est la seule manière d’expliquer que l’une d’entre elles, paraissant témoigner d’une intelligence, soit en réalité purement aléatoire. De même, si l’on imagine un sac rempli de lettres que l’on lance au hasard, l’Iliade apparaitra au bout d’un certain nombre de tentatives. Il faudra compter beaucoup de jets, sans doute, mais il est tout de même possible de se passer d’Homère quand on a l’infini devant soi…

Constructivisme et réalisme

La question se pose cependant, de la valeur scientifique de l’hypothèse des multivers dans la mesure où, par définition, nous ne pouvons rien explorer en dehors de notre propre volume de Hubble. Comment tester cette hypothèse ? Est-elle réfutable [4] ?

Tout d’abord, il faut commencer par remarquer que le multivers n’a aucunement été inventé gratuitement. Il est moins une hypothèse qu’une conséquence issue, comme nous l’avons vu précédemment, de théories elles-mêmes réfutables. Ainsi, la conséquence suit le sort du corps de la théorie ; elle vit et disparaît avec elle. D’autre part, il y a au moins une zone du multivers qui est observable, c’est celle que constitue notre propre univers. La fenêtre est étroite, certes, mais elle est tout de même suffisante en premier lieu pour réfuter des assertions qui prétendraient valoir sur la totalité du multivers, en second lieu pour opérer un certain nombre d’inférences, notamment en termes de probabilités.

Mais faisons un pas de plus : on peut se demander si le débat sur les multivers n’est pas une occasion formidable pour que la science contemporaine éprouve à nouveaux frais les cadres qui délimitent son discours. La science doit-elle encore s’interdire de prendre pour objet ce qui est situé hors du domaine de l’observable ? Plus généralement encore, c’est le problème de la nature de la connaissance, éventuellement de son privilège, qui est posée à la fin de l’ouvrage. S’y engage un échange très vif au cours duquel la thèse « orthodoxe » défendue par M. Kistler est rudement mise à l’épreuve. On peut regretter au passage qu’il faille attendre si longtemps pour que le débat ait vraiment lieu ; jusque-là en effet, pour passionnant qu’il soit, l’échange ne concerne presque exclusivement que les deux scientifiques. En cela le pari de la confrontation des points de vue n’est pas complètement tenu.

Mais revenons au texte : pour M. Kistler, le discours scientifique diffère en nature des autres types de discours par son exigence de vérité, relativement à la réalité qui nous entoure. Par exemple, les lois de Maxwell nous font connaître qu’il existe des champs magnétiques, et quelles en sont les propriétés. La science nous conduit donc à la connaissance de la réalité qu’elle décrit méthodiquement, en testant rigoureusement ses hypothèses par l’observation, en étant attentive à la validité logique de son propos. Cette exigence de vérité et cette rigueur méthodologique sont absentes des autres types de discours, comme dans les Beaux-arts, ou la mythologie par exemple, où l’on ne peut s’attendre à saisir une quelconque forme de vérité.

Contre cette thèse réaliste, A. Barrau déploie un discours résolument constructiviste dans la lignée de N. Goodman. Pour ce dernier, la réalité du monde n’est pas séparable des discours que nous construisons ou des représentations que nous formons ; au contraire, elle est produite par eux. Ainsi, la réalité se tisse à mesure que nous créons des mondes, des « mondes innombrables » dont la substance n’est rien d’autre que le sens que nous donnons aux choses. Les cultures, les mythologies, les arts, les sciences sont créateurs de mondes ; cela ne veut pas du tout dire qu’ils soient équivalents, mais simplement qu’aucun d’entre eux ne peut prétendre avoir un privilège ontologique sur les autres. Tous sont vrais dans le cadre qui préside à leur construction. Ainsi par exemple, si nous disons que le soleil est une étoile, un corps en lequel se produisent des réactions nucléaires gigantesques, c’est que nous acceptons les règles de la physique contemporaine, déductive et réfutable. Mais que dire de l’Égyptien qui, dans un lointain passé, voyait dans le même phénomène le voyage du dieu Rê dans sa barque ? Qu’il était dans l’erreur ? Ou bien qu’il avait raison, à l’intérieur du cadre mythique où cette interprétation prenait sens ?

Voilà une bien belle rencontre, où les multivers de la science entrent en résonance avec la variété des mondes, les totalités signifiantes qui sont l’ouvrage des hommes. Aurélien Barrau, avec une virtuosité exceptionnelle, montre en quoi le relativisme, en matière scientifique ou philosophique, ne saurait se confondre avec l’aplatissement général du « tout se vaut ». Il nous montre que nos représentations sont déterminées par des règles qui ne sont pas gravées dans le marbre, un cadre qui n’est pas immuable, mais se transforme nécessairement. Rien n’est figé, ni en science, ni ailleurs. On pourra voir dans ce plaidoyer un message à l’adresse des scientifiques qui auraient tendance à démarquer un peu trop dogmatiquement les domaines, et à concevoir d’une manière fixiste les critères de la scientificité.

par Olivier Chelzen, le 19 mai 2011

Pour citer cet article :

Olivier Chelzen, « L’infini devant soi », La Vie des idées , 19 mai 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-infini-devant-soi

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Notes

[1En premier lieu, entendons-nous sur cette notion d’univers qui désigne ici non pas la totalité du réel, mais l’ensemble des points qui nous sont causalement corrélés. C’est la sphère centrée sur l’observateur dont le rayon est égal au rayon de Hubble, et au-delà de laquelle toute interaction est absolument impossible

[2Croissance très rapide d’un univers dans ses premiers instants.

[3G. W. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, I, I.

[4Un énoncé est falsifiable (ou réfutable) lorsque, en droit, une expérience ou une observation peut l’invalider. La notion de falsifiabilité vient du philosophe des sciences Karl Popper.

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