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Recension Histoire

L’évolution sans Darwin

À propos de : Peter J. Bowler, Darwin Deleted, Imagining a World Without Darwin, University of Chicago Press.


par Rachel Mason Dentinger , le 19 mai 2014


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Et si Charles Darwin n’avait jamais existé ? Dans un livre récent adoptant un raisonnement historique contrefactuel, Peter J. Bowler imagine comment, en l’absence d’une théorie de la sélection naturelle, d’autres modèles de changement évolutionnaire auraient certainement acquis un pouvoir scientifique et culturel accru.

Recensé : Peter J. Bowler, Darwin Deleted, Imagining a World Without Darwin, University of Chicago Press, 2013, 328 p.

Et si Charles Darwin n’avait pas fait le tour du monde dans les années 1830 ? Et s’il n’avait jamais été le témoin du tremblement de terre à Concepción, au Chili ? Et s’il n’avait jamais recueilli les emblématiques pinsons des îles Galápagos ? Et si, en fait, il avait été entraîné par-dessus bord par une vague dès le début de son voyage et n’avait laissé d’autre souvenir au capitaine du bateau que celui d’un naturaliste en devenir compétent et d’un compagnon agréable, quoique souffrant toujours du mal de mer ?

Bienvenus dans l’univers de Darwin Deleted, la dernière monographie de l’historien Peter J. Bowler. Pour beaucoup, le nom de Darwin est synonyme de la théorie de l’évolution, mais pour Bowler, l’auteur d’ouvrages aussi importants que The Eclipse of Darwinism et The Non-Darwinian Revolution [1], il ne fait aucun doute que la théorie de l’évolution diffère souvent des idées de Darwin. Ainsi, dans les décennies qui ont suivi la première publication de De l’origine des espèces de Darwin en 1859, les théorisations de l’évolution fleurissaient mais n’avaient dans le fond que peu à voir avec Darwin ou avec le mécanisme clé de l’évolution, à ses yeux : la sélection naturelle. C’est cette prolifération de théories non-darwiniennes de l’évolution qui constitue la toile de fond tout à fait crédible de l’univers hypothétique postulé ici par Bowler. A l’époque de Darwin, l’évolution était certainement « dans l’air du temps », tandis que la sélection naturelle ne l’était pas – et sans Darwin, d’autres modèles de changement évolutionnaire auraient acquis davantage de poids scientifique et culturel.

Les six premiers chapitres de Darwin Deleted retracent le développement des idées évolutionnaires depuis l’époque de Darwin jusqu’au XXe siècle, en identifiant les courant darwiniens et non-darwiniens de l’évolutionnisme et en les situant dans leurs contextes scientifiques et sociaux respectifs. Bowler distingue Darwin de ses contemporains en montrant comment la convergence particulière de son expérience personnelle, de son éducation et de sa position sociale a doté Darwin d’une vision singulière de la vie tout en lui conférant le privilège de pouvoir consacrer de longues années au travail intensif et exclusif requis pour élaborer et étayer cette vision. Darwin Deleted a été publié l’année du centenaire de la mort d’Alfred Russel Wallace : l’ouvrage présente de manière claire et particulièrement éclairante le consensus historique qui existe actuellement au sujet de la relation entre Darwin et Wallace. Il ne fait presque aucun doute que sans Darwin, Wallace n’aurait eu ni les ressources ni la motivation pour formuler sa théorie révolutionnaire de la sélection naturelle individuelle. En effet, sa conception du changement évolutionnaire différait sensiblement de celle de Darwin, comme le fait ici valoir Bowler.

En réalité, il aurait fallu attendre les années 1890 pour qu’apparaisse une théorie similaire à celle de la sélection naturelle, avec les travaux des biométriciens W. F. R. Weldon et Karl Pearson. Leur vision statistique de la variation individuelle au sein d’une population est devenue - dans notre monde - un élément fondamental pour étayer la sélection naturelle darwinienne. Plutôt que le concept malthusien de « lutte pour la vie » que Darwin a intégré à l’idée de sélection naturelle, cette version alternative du réel aurait été plus solidement ancrée dans la science alors émergente de l’écologie et dans son examen attentif des interactions complexes entre les organismes et leurs milieux.

Ces premiers chapitres, pourtant riches en détails et nuances, n’en demeurent pas moins un prologue aux deux chapitres finaux qui traitent de la relation entre la théorie de l’évolution de Darwin et la société, la problématique centrale de cet ouvrage de Bowler. En s’imaginant les rapports entre l’évolutionnisme et la religion en l’absence de Darwin, Bowler parvient à porter un regard nouveau sur cette relation dans le monde réel. S’imaginer l’eugénisme et le « darwinisme social » dans cet univers hypothétique et constater à quel point il est effectivement aisé de se les imaginer sans Darwin, confère une place moins centrale à Darwin et au darwinisme dans l’histoire de ces mouvements sociaux.

Innocenter Darwin en l’effaçant de l’histoire

L’objectif affiché de Bowler dans cet ouvrage est d’innocenter à la fois Darwin et la sélection naturelle des maux sociaux dont ils ont été accusés au fil des années. Même si Darwin avait disparu en 1832, les injustices du mouvement eugéniste et du « darwinisme social » eussent été perpétrées, mais au nom de quelqu’un d’autre. Même dans notre univers, le monde réel, les travaux de contemporains tels qu’Herbert Spencer et Francis Galton ont davantage alimenté ces mouvements que ceux de Darwin. Selon Bowler, Darwin a avant tout constitué un point de cristallisation vers lequel ont convergé à la fois les défenseurs et les critiques du racisme et de l’oppression.

Bowler part du principe, faisant largement consensus chez les historiens de la biologie, que la théorie de la sélection naturelle a été façonnée par les valeurs économiques individualistes et de libre marché qui dominaient dans les cercles que fréquentait Darwin à « l’apogée du capitalisme victorien », comme il l’écrit. [2] Mais il s’avère plus difficile de retracer ces éventuels liens d’influence dans le sens contraire, depuis la science vers la société. Plutôt que de provoquer des phénomènes sociaux, Bowler montre que la théorie darwinienne constituait souvent la matière de métaphores et de justifications. Cette distinction prend tout son sens à la lumière du fait que de nombreuses idéologies sociales se réclamant de Darwin ont été en contradiction entre elles. Il est logiquement incohérent, affirme Bowler, d’accuser Darwin à la fois d’avoir conçu un modèle de lutte humaine individualiste et basé sur le libéralisme économique et d’avoir conçu un modèle impérialiste, dans lequel des races et des nations luttent pour leur existence – et pourtant, Darwin a été invoqué dans les deux cas. Grâce à de tels exemples, Bowler étaye avec force l’idée que les liens entre le darwinisme et les idéologies sociales sont avant tout des liens « rhétoriques, et non pas de fond ». [3]

De nombreuses preuves indiquent que le darwinisme a été appliqué à des fins sociales radicalement différentes, s’imaginer une telle instrumentalisation d’une autre théorie de l’évolution ne présente donc aucune difficulté. En tout état de cause, Bowler est un expert des modèles d’évolution non-darwiniens qui se sont multipliés avant et après la publication de De l’origine en 1859. A la fin du 19e siècle, des scientifiques comparant le développement embryonnaire de différentes espèces animales, tels que Ernst Haeckel, ont théorisé un processus évolutionnaire basé sur le développement embryonnaire, c’est-à-dire suivant un parcours prédéterminé. Même la théorie de l’évolution plus précoce de Jean-Baptiste Lamarck, qui a mis l’accent sur l’adaptation au milieu (tout comme la théorie de Darwin qui s’ensuivrait), envisage l’évolution comme un processus progressif conduisant à des formes de vie plus élevées, « améliorées ». A contrario de ces modèles progressifs et téléologiques de l’évolution, le modèle de Darwin ne préjuge pas du résultat final et ne repose sur aucune norme absolue de « l’amélioration ». Puisque le milieu change constamment, l’adaptation aussi se modifie. Il n’y a pas d’idéal unique vers lequel tendre, comme il n’y a pas de progrès prédéterminé. Bowler fait valoir qu’en l’absence de l’évolution darwinienne, les idées de Haeckel et Lamarck auraient acquis encore plus d’influence. Or, avec ces notions tranchées de « plus avancé » et de « plus en retard », les modèles non-darwiniens de l’évolution ouvraient la voie à des idéologies sociales encore plus absolues, fournissant un fondement pour affirmer la supériorité de certaines caractéristiques humaines, voire de certains groupes sociaux, au détriment d’autres.

Dépasser le conflit entre l’évolution et la religion

Les leaders religieux étaient plus enclins à accepter ces modèles non-darwiniens de l’évolution, progressifs et téléologiques. Penser l’évolution comme conduisant, en ultime instance, à une amélioration de la vie organique permettait aux êtres humains de continuer à se représenter comme situés au sommet, bien que ce sommet ne fût plus celui de la création mais celui du progrès de l’évolution. Le modèle darwinien d’évolution basé sur la sélection naturelle, en revanche, non seulement ne préjuge pas du résultat final et n’implique aucune idée de progrès mais est de surcroît foncièrement rude et mécaniste. Selon Bowler, le darwinisme a mis en cause l’image bienveillante de la nature proposée par la chrétienté, donnant lieu à l’opposition virulente qui semble exister dans la société occidentale entre la religion et l’évolution. Darwin est devenu la figure cristallisant des tensions et des angoisses qui seraient restées plus diffuses en son absence. Dans un monde sans Darwin, l’évolution aurait été représentée comme un mouvement ascendant, s’élevant vers une visée organique et morale supérieure. Bowler écrit ainsi que si cette croyance en un modèle progressif de l’évolution avait été maintenue, elle aurait permis l’émergence d’un arrangement entre l’évolution et la religion.

Les rôles respectifs du déterminisme et de la contingence dans l’histoire

Les rapports entre le darwinisme et les événements sociaux sont certainement l’objet central de Darwin Deleted, mais l’ouvrage est traversé par un autre questionnement, relatif aux liens entre le déterminisme et la contingence dans l’histoire. Le cours de l’histoire est-il prédéterminé par des forces ou des schémas supérieurs ? Ou ce cours peut-il être modifié par un seul individu ou par un évènement aléatoire ? Dans le récit de Bowler, ces questions font sens autant pour l’histoire humaine que pour l’histoire évolutionnaire de la vie organique.

Pour adopter un raisonnement historique contrefactuel, l’historien doit reconnaître la puissance de la contingence : l’histoire ne suit pas un parcours prédéterminé mais peut, au contraire, voir son cours modifié par des évènements arbitraires. Dans le cas qui nous intéresse, un jeune naturaliste souffrant du mal de mer tombe par-dessus bord en 1832 et l’apparition de la théorie de l’évolution par sélection naturelle est retardée de plusieurs décennies. L’opposition à une histoire contrefactuelle peut, en revanche, faire appel à certaines formes de déterminisme historique. Dans le cas de la théorie de l’évolution, un tenant du déterminisme pourrait argumenter que la force sociale et économique de l’industrialisation, avec son éthique de la concurrence, a conduit à l’émergence de la sélection naturelle, qui constitue à son tour une naturalisation du concept de lutte individuelle, une notion incontournable à l’époque de Darwin, avec ou sans Darwin lui-même. De la même manière, un autre tenant du déterminisme pourrait souligner le fait que la sélection naturelle était inéluctable dans la mesure où il s’agit d’une description juste de la manifestation réelle du changement organique évolutionnaire.

En évoquant ces deux positions générales, Bowler révèle sa modération et sa stricte adhésion au respect de la puissance de l’environnement social et de la nature de la réalité biologique, tout en démontrant son vif intérêt pour les « nœuds » historiques, ces moments charnières où « l’histoire aurait pu s’engager dans une voie différente ». [4] En tant qu’historienne de la biologie de l’évolution, ces termes ne manquèrent pas de susciter mon intérêt, puisqu’ils font explicitement écho à la fois à la terminologie de la biologie de l’évolution et à celle de la biologie du développement. Un « nœud » est un moment historique où la généalogie évolutionnaire se scinde en deux lignées distinctes : pour une raison contingente donnée, telle que l’isolement géographique, une espèce donne lieu à deux espèces. Mais ces « voies différentes » évoquent aussi des parcours de développement, ces possibilités prédéterminées qui existent dans le développement d’un organisme individuel, telles que les séquences d’embryologie mises au point par Haeckel à la fin du dix-neuvième siècle. Combiner les deux - l’évolution et le développement - contribue à révéler une tension constitutive de la biologie depuis l’époque de Darwin : la tension entre deux visions de la nature biologique qui, tout comme les deux visions de l’histoire humaine évoquées ci-dessus, semble opposer la contingence au déterminisme. Mais dans Darwin Deleted, Bowler ne cherche pas à faire triompher la contingence sur le déterminisme. En réalité, il cherche à établir l’importance des deux - dans l’histoire comme dans la biologie de l’évolution.

De l’évolution et du développement à l’évo-dévo

Comme nous l’avons indiqué ci-dessus, l’étude du développement embryonnaire a mis de nombreux contemporains et successeurs de Darwin sur la voie d’un modèle progressif de l’évolution. L’évolution darwinienne, au contraire, rejette cette prédétermination pour souligner l’importance de la variation au sein des populations ainsi que le rôle prépondérant de l’aléatoire dans l’histoire. Les historiens de la biologie s’accordent pour dire que cette tension a entraîné la marginalisation de la biologie du développement au début du XXe siècle, alors que le darwinisme et la génétique s’articulaient et gagnaient en puissance. Mais et si, dans un univers hypothétique, en l’absence de Darwin, la biologie du développement avait pu préserver sa primauté et gagner en influence ? Selon Bowler, la disparition de Darwin eût ouvert une brèche critique dans laquelle la biologie du développement aurait fleuri, et par la suite celle-ci se serait incorporée plus facilement, lors de l’émergence postérieure de la sélection, à la théorie moderne de l’évolution. Comme dans le cas des rapports entre l’évolution et la religion, Bowler laisse ici entendre que les tensions entre la biologie de l’évolution et du développement auraient été moins vives dans cette réalité alternative et que les deux perspectives en opposition auraient pu, finalement, s’accommoder l’une de l’autre.

Dans la réalité, toutefois, le rapprochement entre la biologie de l’évolution et du développement n’a commencé qu’il y a quelques décennies avec l’émergence de l’évo-dévo (la génétique évolutive du développement), un champ qui associe la prise en compte de la contingence de la sélection naturelle à celle des contraintes créées par des parcours de développement ancestraux. L’époque du gène en tant que maquette simple et univoque d’une caractéristique pouvant être choisie ou rejetée dans un environnement donné est révolue. Aujourd’hui, les biologistes conçoivent l’ADN, les processus de développement et l’interaction avec le milieu de manière complexe, faisant écho, même s’ils sont loin d’en être la répétition, aux modèles de développement non-darwiniens de l’évolution, si populaires à l’époque de Darwin.

Cet accommodement bien réel de la biologie de l’évolution et du développement constitue le moteur sous-jacent de l’argumentation de Darwin Deleted et confère, à mon sens, toute son originalité et son importance à la vision de l’histoire de la biologie proposée dans cet ouvrage. Les historiens des sciences, y compris Bowler, s’inquiètent du surgissement d’histoires contrefactuelles venant menacer la validité de la science : si la science avait effectivement pu emprunter différentes voies possibles, en fonction de la contingence, comment peut-elle se targuer de produire des connaissances objectives au sujet du réel ? Dans les termes de Bowler lui-même, cette crainte est basée sur le présupposé que « puisqu’il n’y a qu’une seule réalité à explorer, il ne peut y avoir qu’une façon d’en dévoiler les secrets ». Ainsi, la mise en cause de cette « façon unique » semble impliquer que « les théories sont des conceptions humaines totalement coupées du monde réel ». [5]

Mais chaque théorie constitue une représentation du monde qui, à son échelle, n’a que peu de chances de saisir la complexité du réel. Plutôt que des alternatives mutuellement exclusives, Bowler avance l’idée que la théorie de l’évolution de Darwin et la biologie du développement sont toutes deux des représentations qui saisissent des aspects importants de la nature de la réalité biologique. Aussi, loin de remettre en cause de la capacité de la science à dévoiler la nature de la réalité biologique, l’histoire contrefactuelle de Bowler la réaffirme en démontrant que les mêmes modèles de réalité biologique auraient émergé dans un tout autre contexte historique. Bowler écrit ainsi : « La génétique évolutive du développement moderne (l’évo-dévo) nous a incités à reconnaître non pas que le darwinisme est erroné, mais qu’il n’épuise peut-être pas le sujet. Certaines de ses « nouvelles » perspectives entretiennent une résonance surprenante avec les thématiques qui constituaient, à l’époque, des alternatives populaires aux explorations de Darwin ».

par Rachel Mason Dentinger, le 19 mai 2014

Pour citer cet article :

Rachel Mason Dentinger, « L’évolution sans Darwin », La Vie des idées , 19 mai 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-evolution-sans-Darwin

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Notes

[1The Eclipse of Darwinism : Anti-Darwinian Evolution Theories in the Decades around 1900 (Johns Hopkins University Press, 1983) et The Non-Darwinian Revolution : Reinterpreting a Historical Myth (Johns Hopkins University Press, 1988).

[2Darwin Deleted, p. 47

[3Darwin Deleted, p. 247

[4Darwin Deleted, p. 5

[5Darwin Deleted, p. 12

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