Recherche

Recension Politique Société

Dossier : Le conflit, impensé du monde associatif

L’essentiel n’est pas de participer
Engagement associatif et transformation personnelle


par Julien Talpin , le 1er décembre 2011


Aux États-Unis, certaines stratégies d’empowerment des citoyens valorisant des engagements courts, informels et fun, ont conduit à une atonie politique des associations. Accepter le conflit et la formation d’experts est pourtant une condition essentielle si l’engagement associatif doit avoir une action transformatrice dans la société – ce qui demande aussi un plus grand rôle de l’État.

Nina Eliasoph, Making Volunteers. Civic Life after Welfare’s End, Princeton, Princeton University Press, 2011, 308 p.

Comment transformer des jeunes défavorisés et des bénévoles en citoyens autonomes, tolérants et maitres de leur destin ? Tel est l’objet du dernier ouvrage de Nina Eliasoph, qui ce faisant offre une remarquable plongée ethnographique dans l’univers associatif américain. Alors que le monde civique est souvent paré de toutes les vertus, puisqu’il serait vecteur d’empowerment et de transformation individuelle, la sociologue américaine décrit avec brio les échecs répétés de ces entreprises pourtant empruntes de bonne volonté. La fabrique de la citoyenneté se transforme en effet souvent en machine de dépolitisation et d’acceptation des inégalités. Elle offre cependant une lueur d’espoir en soulignant qu’exceptionnellement l’empowerment se produit, mais rarement là où on l’attend.

Empower what ?

Alors que le terme, parfois traduit par les termes de « capacitation » ou d’ « encapacitation », a récemment fait son apparition dans l’hexagone, il imprègne désormais de part en part le monde associatif américain. L’empowerment désigne « le processus par lequel un individu et/ou un groupe acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action lui permettant d’accéder au pouvoir individuel et collectif. [Cette notion] articule deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder [1]. » Une telle définition semble cependant en partie réductrice tant la galaxie de l’empowerment est nébuleuse. Le terme peut désigner aussi bien des programmes financés par l’État ou des organisations internationales, que des organisations parfaitement bottom-up et autonomes. Issu du développement communautaire et des courants féministes [2], il a été approprié depuis une vingtaine d’années, à la fois par les organisations internationales (Unesco, Banque Mondiale), certaines théories du management, et par les associations américaines, dont il est devenu un des keywords.

Eliasoph, en fine observatrice de la vie civique américaine, se penche sur l’émergence de ce langage, en s’intéressant à ce qu’elle qualifie de « projets d’empowerment ». Il s’agit aussi bien d’associations d’aide aux devoirs, d’organismes caritatifs, que d’organisations communautaires noires ou Latinas. Elles partagent toutes la volonté d’émanciper leurs membres en les faisant participer à des activités pour la communauté. C’est en ramassant des déchets sur l’autoroute, en recueillant de la nourriture pour les sans-domiciles ou en animant des soirées pour des enfants malades à l’hôpital, que les individus deviendraient de véritables citoyens, ouverts, tolérants et solidaires. Ces organisations sont fondamentalement hybrides, tant dans leur mode de financements – publics et privés – que par les acteurs qu’elles rassemblent, aussi bien des membres de la classe moyenne en manque d’engagement, que de jeunes adolescents marginalisés, qui occupent ainsi leurs week-end ou leurs vacances. Cette pluralité de membres est sensée contribuer à l’empowerment des individus, la rencontre de l’altérité (sociale, raciale ou générationnelle) devant contribuer à changer les âmes.

Tout l’objet de l’ouvrage d’Eliasoph est ainsi de repérer les normes de la vie associative américaine, à partir d’une observation (participante) de plus de quatre ans au sein de plusieurs organisations. Elle dégage ainsi des régularités (patterns) dans les interactions, celles-ci se découvrant notamment quand le cours normal des situations est rompu par des erreurs grammaticales. Particulièrement attentive aux discours, elle met en évidence les usages de ce « langage de l’empowerment », si souvent mobilisé par les acteurs. Celui-ci valorise la participation, l’inclusion, la diversité et la tolérance, l’innovation et la flexibilité. S’il se veut généreux, une de ses caractéristiques fondamentales est d’euphémiser les inégalités structurelles et les rapports de pouvoir. L’auteur multiplie les exemples et les anecdotes à ce sujet, celui du van remis à l’organisation Community House pour la récompenser de ses actions caritatives étant probablement le plus parlant. À la cérémonie de remise du prix, les membres de la fondation organisatrice évoquent ainsi le don « d’un van pour transporter les jeunes défavorisés » (p. IX). Cette annonce créa alors un malaise évident chez les membres de Community House, pour qui le simple fait de nommer devant ces jeunes – qu’ils qualifient en général de « volontaires » – leur situation sociale, constituait un impair d’une violence insupportable : « si j’avais su, je ne les aurai pas amenés » indique alors l’organisatrice. Le cœur du langage de l’empowerment est ainsi de faire oublier les inégalités structurelles, pour mettre en avant les opportunités qui ne manqueront pas de se présenter à ceux qui auront réussi à s’émanciper grâce à leur participation. Plutôt que de rappeler les statistiques, et les chances beaucoup plus faibles des noirs ou des pauvres de parvenir à l’université ou d’éviter la prison et la toxicomanie, les projets d’empowerment ne cessent à l’inverse de rappeler que certains individus s’en sortent.

Il s’agit d’ignorer les inégalités pour éviter de stigmatiser ceux qui sont déjà au plus bas de l’échelle sociale, et ainsi rendre la vie commune possible. Les discussions au sein de ces organisations s’avèrent dès lors bien plates : il convient en permanence de se rappeler mutuellement tout le bien que l’on procure aux autres et à soi-même. Si tout ce qui fâche est écarté, la niaiserie semble à son comble quand l’auteur ajoute un élément décisif : le fun ! Dans la mesure où tous les bénévoles ne sont pas nécessairement des êtres engagés dans l’âme, il faut rendre la participation amusante, sympa et « sans prise de tête ». Le terme « fun » est ainsi employé par les organisateurs à tout bout de champ, au point d’être tourné en dérision par certains membres en coulisses. Les difficultés du fun et de la communication ne cessent pourtant de sauter aux yeux au fil des pages. En dépit de la bonne volonté des organisateurs, blancs et noirs, jeunes et vieux, riches et pauvres ont du mal à communiquer au-delà d’un discours phatique et superficiel. Se rendant compte qu’ils sont différents, les participants apprennent ainsi qu’ils ne peuvent pas parler de ces différences, et encore moins les qualifier d’inégalités : « Ils ont appris [qu’au-delà des barrières culturelles] ils aimaient tous la pizza. Ils ont appris à apprécier le bavardage amical pour ce qu’il pouvait offrir, sans en attendre la création de liens intenses dans un avenir proche. Ils ont appris à ne pas s’attendre à devenir amis avec des inconnus, mais simplement à passer le temps et se sentir à l’aise à leur côté [3]. »

La dépolitisation du monde civique

De ce point de vue, un trait ne peut que frapper l’observateur français : l’absence presque totale de référence au politique dans ces espaces [4]. À la suite de son premier ouvrage [5], Eliasoph souligne en effet à quel point le civique est déconnecté du politique aux États-Unis. Les normes discursives dans les organisations qu’elle étudie requièrent en effet de parler de son expérience personnelle, et non d’un point de vue général ou catégoriel. Cette descente en singularité, qui rend chaque prise de parole sincère et unique, empêche dès lors toute politisation des discussions, chaque situation étant toujours vue comme relativement idiosyncratique. En ce sens, la dépolitisation de la vie civique américaine est liée à l’individualisation des problèmes sociaux : si la réussite est individuelle, la marginalité ou la pauvreté le sont tout autant, ne pouvant être ramenées à des conditions structurelles. Si la race occupe néanmoins une place importante – les discriminations raciales sont reconnues et doivent être combattues –, les inégalités sociales n’ont pas de place dans les discussions publiques. Ce faisant, les bénévoles apprennent à déconnecter le social du politique, à les imaginer comme des sphères autonomes, ce qui n’étaient pas nécessairement l’objectif de ces organisations initialement.

On peut néanmoins se demander si ce résultat n’est pas en partie lié au mode de présentation choisi par l’auteur. Dans un souci d’anonymisation, aujourd’hui très largement imposé aux ethnographes étatsuniens, elle a notamment changé les noms des protagonistes, mais également des organisations et de la ville qu’elle étudie [6]. Il se dégage dès lors une sorte de flottement permanent tout au long de l’ouvrage. Par une sorte de coup de force rhétorique, Eliasoph parvient – à la suite de nombreux sociologues américains – à gommer la plupart des spécificités propres à la ville qu’elle étudie, si bien qu’on pourrait être à peu près n’importe où en Amérique du Nord. Si une telle présentation permet une généralisation plus aisée du propos, comment imaginer que ce qui se passe à Snowy Prairie (la ville du récit) soit exactement identique à New York, Dallas ou Chicago ? Les jeux politiques locaux, l’histoire urbaine ou migratoire n’auraient-ils aucune influence sur la vie civique d’une ville ? Et comment prétendre que ce qui se passe ici est également à l’œuvre là-bas si aucune comparaison empirique n’est réalisée ? Si la structuration socio-spatiale de Snowy Prairie est bien décrite, celle-ci n’a pas d’histoire et semble-t-il pas d’élus. On ne peut qu’être frappé par l’absence quasi-totale de référence aux partis politiques et aux élus dans cet ouvrage. Si cela résulte probablement de leur invisibilité dans les interactions ordinaires qu’elle observe, Eliasoph s’intéresse également aux processus de financement de la vie civique, qui sont nécessairement liés à certains jeux politiques locaux ou nationaux. La couleur politique des financeurs et éventuellement des récipiendaires des bourses n’aurait-elle aucune influence ? Comment imaginer par ailleurs que les élus ne mettent jamais les pieds dans les grandes fêtes communautaires qu’elle décrit avec brio ? La déconnection du civique et du politique tient dès lors peut être autant au regard adopté qu’aux normes propres de la vie associative américaine.

Quand l’empowerment tombe à plat

Au-delà des origines de la dépolitisation du monde civique américain, Nina Eliasoph décrit finement les usages de la langue par les acteurs, cherchant à comprendre ce que fait le langage de l’empowerment en observant où et comment il est utilisé. Elle suit ainsi les acteurs dans leurs usages multiformes du langage, afin de comprendre ce qu’il fait aux individus et aux situations, et s’il est en mesure de produire effectivement de l’empowerment. Participer sans parler de politique, et sans parler vraiment, s’amuser tant bien que mal avec des inconnus, faire le bien sans s’interroger sur les origines des problèmes rencontrés, ces quelques éléments ne peuvent – s’ils sont répétés régulièrement – qu’affecter les individus, mais pas nécessairement dans le sens escompté. Loin de produire de l’empowerment, la participation dans ces organisations semble produire des citoyens dociles : « Certains enseignements tirés de ces expériences permettent de créer des citoyens qui accepteront placidement que les gouvernements contemporains financent des projets à toujours plus court-terme ; qui ne paniqueront pas face à un chômage de courte durée dans un marché du travail instable ; qui resteront calmes face à des mariages éphémères ; des citoyens qui ne s’attacheront passionnément à personne et à aucune idée : des citoyens qui changeront leurs âmes plutôt que leur conditions. Ces leçons sont les conséquences involontaires de la participation, pas celles que les projets d’empowerment voulaient enseigner. » (p. XVIII)

Comment expliquer dès lors les échecs successifs des tentatives d’empowerment des organisations étudiées par la sociologue américaine ? Eliasoph a un ennemi, déjà largement attaqué par son mari Paul Lichterman dans un précédent ouvrage [7], le « plug-in volunteering », que l’on peut traduire par bénévolat à la carte. Pratique encore exotique au regard des normes civiques dominantes dans l’hexagone, il s’agit d’une des formes de participation les plus répandues aux États-Unis : les individus donnent quelques heures de leur temps chaque semaine, pour de l’aide au devoir, une soupe populaire ou une collecte de fonds. Cette pratique est d’autant plus répandue chez les adolescents que le volontariat doit nécessairement figuré en bonne place sur leur CV s’ils veulent intégrer les meilleures universités. Et, alors qu’on pourrait aisément penser que ces quelques heures données, même de façon intéressée, sont toujours bonnes à prendre, Eliasoph démontre qu’elles font souvent plus de mal que de bien. Tout d’abord, elle souligne que bien souvent ces organisations passent plus de temps à discuter de la bonne méthode de comptage du nombre d’heures de volontariat des uns et des autres, que des actions à mettre en œuvre. Ensuite, ces bénévoles à la carte sont incapables de mener un travail de fond et régulier auprès de ceux qu’ils encadrent. L’exemple de l’aide au devoir est ici frappant. Ne venant qu’une heure par semaine en général, ces volontaires ne suivent aucun enfant de façon régulière, si bien que ceux-ci reçoivent souvent des conseils contradictoires d’un bénévole à l’autre, et déclarent que cette aide ne leur est d’aucune utilité. Pire, les volontaires s’engageant pour toucher du doigt la misère – qui plus est si elle est noire – ne sont cependant pas suffisamment investis et armés pour entrer en interaction avec les plus désocialisés, si bien que les plus aidés sont souvent les moins en difficulté. Cette critique du « plug-in volunteering » fait ainsi écho au développement récent, au-delà des États-Unis, d’une citoyenneté intermittente [8], l’engagement et le militantisme se faisant plus irrégulier, au gré des problèmes rencontrés par les acteurs ou des causes collectives qui se dessinent. Si ces formes plus souples d’engagement peuvent être un moyen de toucher ceux qui ne sont pas prêt à participer de façon durable et régulière à des collectifs, leurs effets sociaux ou politiques demeurent incertains voire délétères.

Quand l’empowerment devient possible

En contre-point de sa critique du bénévolat à la carte, Eliasoph fait l’éloge de la répétition et de la durée dans les trajectoires d’apprentissage civique. Si le langage de l’empowerment s’avère incapable d’émanciper les individus, des processus d’apprentissages peuvent néanmoins survenir à la marge, mais pas là où on les attend, dans les interstices des organisations, en coulisses, et loin de la scène publique faite de fun, de diversité et d’opportunités. Par contraste avec ces bénévoles si souvent vantés, Eliasoph souligne le rôle des travailleurs sociaux et des organisateurs professionnels qui parviennent à transmettre des savoirs et des savoir-faire aux enfants qu’ils encadrent. À contre-pied de l’éloge récurent de la figure du bénévole dans la culture américaine – et de la dénonciation des bureaucrates et des fonctionnaires –, elle souligne que les professionnels, parce qu’ils ont une action régulière et répétée, parviennent à construire une relation de confiance avec leurs publics, et peuvent dès lors devenir sources d’empowerment. C’est en préparant les réunions avec les enfants, en les suivant au jour le jour, que certains parviennent peu à peu à prendre la parole en public, à animer des réunions, à prendre des notes, à faire leurs devoirs, ce qu’ils étaient bien incapables de faire au départ. Mais pour parvenir à jouer leur rôle sur la scène publique, ces acteurs initialement marginalisés doivent, à l’image des comédiens, répéter, presque quotidiennement, les mêmes gestes, actions ou phrases. S’appuyant sur Arendt, Eliasoph promeut en filigrane une conception assez classique de l’éducation (civique), reposant sur une transmission descendante et relativement autoritaire du savoir. À l’encontre d’une conception plus souple et horizontale de l’éducation prônée par les empowerment projects – qu’elle situe à la suite de Boltanski et Chiapello au cœur du nouvel esprit du capitalisme –, la sociologue américaine montre, exemples à l’appui, que les méthodes éducatives plus classiques sont plus efficaces.

Si ces conclusions peuvent paraître triviales, elles vont à l’encontre d’une foi naïve dans les capacités de la participation – quelle qu’en soit la forme – à éduquer ou émanciper les individus. Participer à une journée de débats, aussi intensive soit-elle, dans un jury citoyen, ou à une réunion par trimestre, dans le cadre de conseils de quartier, ou même à une heure d’aide aux devoirs par semaine pendant un trimestre, n’est pas suffisant pour transformer en profondeur les acteurs [9]. Au-delà de la forme prise par la participation – plus ou moins procéduralisée, plus ou moins délibérative ou inclusive – c’est avant tout l’intensité de l’expérience qui est à même de marquer suffisamment les acteurs pour éventuellement les transformer durablement. On peut d’ailleurs regretter que l’auteur n’esquisse pas plus finement les trajectoires individuelles, et leur éventuelle bifurcation. Centrant son analyse sur les interactions en groupe, elle dépeint des personnages dont on connait peu le passé ou la socialisation familiale. Eliasoph refuse en effet le recours aux entretiens, qui ne produiraient que des discours artificiels produits par l’interaction avec l’enquêteur, pour se concentrer sur le langage en situation. Si le matériau d’observation recueillis s’avère d’une incroyable richesse, et la critique des entretiens relativement juste, il peut être nécessaire pour comprendre ce qui se passe sur la scène publique non seulement de regarder les coulisses, mais également ce qui s’est produit auparavant. Soulignant le rôle du temps dans les processus d’apprentissages, Eliasoph aurait pu s’intéresser davantage au passé des acteurs qu’elle étudie, les compétences présentes étant le fruit de l’ensemble des expériences passées, mémorisées ou incorporées.

Au-delà de ces réflexions sur le temps et la durée, qui constituent les passages les plus stimulants de l’ouvrage, elle dégage trois autres conditions favorables à l’empowerment, toutes à l’opposée des pratiques dominantes ou officielles des organisations qu’elle étudie. Tout d’abord, les règles au cœur de l’organisation doivent être clairement explicitées et reconnues, à l’opposé de la philosophie plus fluide des associations américaines. Ces règles apparaissent comme des appuis sur lesquels peuvent se reposer les acteurs, qui constituent autant de leviers d’action. Ensuite, plutôt que d’éviter le conflit, ces organisations devraient accepter de s’y confronter. Elle montre en effet comment ces associations manœuvrent pour éviter d’affronter les questions fondamentales au cœur des problèmes auxquels elles s’attellent. Alors qu’elles visent à lutter contre la pauvreté, la pollution ou le racisme, ces associations ne prennent jamais le temps de s’interroger collectivement sur les origines de ces phénomènes. Au-delà du temps passé à discuter de problèmes organisationnels internes – comme le nombre d’heures de bénévolat de chacun –, accepter d’engager de telles discussions supposerait de désigner des coupables, d’imputer des responsabilités, de pointer des inégalités structurelles, ce qui risquerait de casser le fun et le consensus de façade qui règnent en leur sein, posant que tout est possible, même pour les plus marginalisés. En acceptant les conflits qui ne manqueraient pas de surgir de telles discussions, les associations réinjecteraient du politique dans la vie civique, ce qui ne pourrait que contribuer au projet d’empowerment. Développant des réflexions esquissées par Michèle Lamont [10], Elisasoph considère en effet que la reconnaissance consciente et publique des inégalités, des frontières et des stratifications sociales constitue une première étape pour les dépasser.

De telles discussions ont parfois lieu au sein des projets d’empowerment, mais jamais en public. C’est seulement derrière des portes closes, au sous-sol des maisons communautaires, à l’abri des regards de bénévoles à la carte trop impersonnels, que des apprentissages s’opèrent et des critiques sont énoncées. Toute la qualité du travail ethnographique de l’auteur tient précisément à ce que les quatre années passées sur le terrain lui ont permis de construire suffisamment d’intimité avec certains participants pour accéder aux coulisses et observer directement ces moments d’entre-soi. C’est quand une réelle confiance et familiarité se nouent entre jeunes et adultes, quand l’atmosphère se détend et devient plus « naturelle », que des transmissions et des apprentissages deviennent possibles. Alors qu’elle avait insisté sur ce point dans son précédent ouvrage [11], et qu’elle cite à plusieurs reprises James Scott qui a fait des lieux de l’infra-politique le cœur de la résistance des dominés [12], le matériau présenté ici aurait également pu davantage l’inciter à valoriser l’entre-soi dans les processus d’empowerment. Ceci aurait été d’autant plus intéressant que les organisations étudiées touchent en particulier les minorités – noires, mais aussi latinas – et ne cessent de promouvoir la diversité, la mixité et l’ouverture à l’altérité. Pourtant, c’est quand les groupes se retrouvent entre eux que des blagues fusent, des critiques sont énoncées et parfois des discussions politiques s’enclenchent. Empowerment et mixité sociale et raciale semblent dès lors pouvoir aller de paire, mais cette piste n’est pas véritablement explorée par l’auteur.

Dernière condition à un processus d’empowerment effectif, la reconnaissance des vertus de l’expertise. Alors que les organisations civiques promeuvent l’idée que chacun est porteur de savoirs et d’expertise, et que tout est affaire d’opinion, refusant dès lors toute transmission plus verticale des connaissances, Eliasoph montre que quand des processus effectifs d’empowerment se produisent les acteurs deviennent presque inévitablement des experts, capables eux-mêmes en retour de former d’autres membres. En un mot, l’empowerment produit à la fois de l’émancipation et des inégalités, et le refus de la plupart des associations américaines de reconnaître des inégalités potentielles de ressources entre les acteurs, empêche presque tout processus d’empowerment d’advenir. Les effets de cette loi d’airain de l’empowerment – les individus émancipés s’éloignant inévitablement de la base une fois devenus experts – ne sont peut-être pas entièrement analysés par Eliasoph, qui ne souligne pas suffisamment que ces citoyens-experts peuvent également constituer un nouveau cercle de notables, peu participatifs [13].

On peut en outre s’interroger sur le choix des cas étudiés dans l’ouvrage, car certaines organisations à l’origine de l’idée d’empowement, autour de Saul Alinsky nomment [14], insistent à l’inverse sur la capacité à créer des leaders, des experts, qui en formeront d’autres par la suite, tout comme sur les vertus du conflit et de l’action collective. Le rejet de l’expertise noté par Eliasoph est dès lors loin d’être unanimement partagé dans la constellation de l’empowerment. Consciente de ces limites, elle souligne en conclusion que l’empowerment peut se produire ailleurs – elle évoque ainsi à plusieurs reprises le budget participatif de Porto Alegre [15], qu’elle semble prendre pour modèle – mais elle a préféré se concentrer sur des espaces plus ordinaires (plus représentatifs ?) de la vie civique américaine.

Des conditions structurelles peu favorables

Répétition dans le temps, règles du jeu clairement définies, acceptation du conflit et de l’expertise constituent les quatre piliers des processus d’empowerment. Dans une démarche engagée, Eliasoph tient en effet à dégager en conclusion quelques suggestions pratiques à même de rendre l’empowerment possible. Elle ajoute un élément supplémentaire, plus structural : les conditions de financement de la vie civique américaine. En effet, nombre des écueils qu’elle pointe en chemin sont liés à la précarité des financements sur lesquels repose la vie associative. Si les organisations étudiées ont si peu de temps pour

discuter du fond, ont recours à des bénévoles à la carte et acceptent le financement de multinationales comme Coca ou Pepsi, c’est qu’elles doivent en permanence se battre pour obtenir de nouvelles bourses et n’ont aucune visibilité sur leur avenir financier. Ce système de financement par projet est encore plus pernicieux puisqu’il sape, presque structurellement, les conditions de réussite de l’empowerment. Alors que celui-ci nécessite du temps et de la répétition, la pêche à la bourse requiert à l’inverse d’innover en permanence et de mettre en place de nouvelles actions. Elisaoph évoque ainsi en filigrane le rêve d’une vie associative plus pérenne, financé de façon plus permanente par l’État, voire pris en charge directement par les services publics. Les écueils qu’elle pointe ne sont en effet que la résultante de l’externalisation des services sociaux vers le monde associatif, en lien avec le démantèlement de l’État-providence. Si ce thème imprègne le livre de part en part – et en constitue le sous-titre – on peut regretter qu’il ne soit pas traité de front. Mais, une fois de plus, puisque l’enquête colle aux pratiques des acteurs, ceci ne fait que refléter le manque de réflexions dans ces organisations sur les conditions les plus efficaces pour assurer les services sociaux, l’aide au devoir ou le nettoyage des routes. La pertinence de l’externalisation en direction de la société civile de services qui pourraient être assurés par l’État n’est que peu traitée dans le livre car c’est une question que ne se posent pas les acteurs.

Il faut néanmoins souligner qu’Eliasoph, en dépit d’une filiation pragmatiste assez nette, marquée à la fois par le recours exclusif à l’observation participante et par les nombreuses références à la sociologie pragmatique française [16], prend en compte un certain nombre d’éléments structurels souvent évincés par cette dernière. Les catégories de race, de classe et de genre sont ainsi fréquemment mobilisées par l’auteur, car celles-ci cadrent inévitablement (bien que de façon changeante et instable) les interactions. Eliasoph épouse ainsi les inflexions récentes de la sociologie pragmatique [17], tentant d’intégrer davantage les relations de pouvoir et les inégalités dans ses réflexions. La question du pouvoir reste cependant peu évoquée tout au long de l’ouvrage. On l’a compris, elle est subtilement esquivée par les acteurs en situation, mais Eliasoph aurait pu la soulever en s’interrogeant davantage sur le choix des cas qu’elle a voulu étudier. Car au fond, faut-il s’étonner que l’empowerment des acteurs soit impossible dans des espaces sans pouvoir – les organisations caritatives étudiées ne contribuant pas en tant que telles à changer la condition des individus et des groupes marginalisés – et qui n’interrogent pas les relations de pouvoir dans les sociétés contemporaines ? Même si des discussions politiques et des critiques avaient pu être formulées publiquement en leur sein comme l’auteur l’appelle de ses vœux, la condition des acteurs n’en aurait probablement pas été transformée. Pour que les critiques énoncées ne constituent pas des soupapes de sécurité mais incarnent le terreau infra-politique de la révolte, il convient de s’interroger sur les conditions sociales du passage de la critique à l’action collective. Seulement alors, « dans des conditions appropriées, l’accumulation de ces actes insignifiants peut, comme des flocons de neige agglutinés sur le flanc d’une montagne, déclencher une avalanche [18]. »

par Julien Talpin, le 1er décembre 2011

Aller plus loin

Pour citer cet article :

Julien Talpin, « L’essentiel n’est pas de participer. Engagement associatif et transformation personnelle », La Vie des idées , 1er décembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-essentiel-n-est-pas-de

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1C. Biewener, M.-H. Bacqué, « Empowerment, développement et féminisme : entre projet de transformation sociale et néolibéralisme », in M.-H. Bacqué, Y. Sintomer (dir.), La démocratie participative. Histoire et généalogie, Paris, La découverte, 2011, p. 82-83.

[2S. Alinsky, S., Rules for Radicals. A Pragmatic Primer for Realistic Radicals, Londres, Random House, 1971 ; P. Bachrach, M., Baratz, M., Power and Poverty : Theory and Practice, New York, Oxford University Press, 1970 ; M.-H., Bacqué, « Empowerment et politiques urbaines aux Etats-Unis », Géographie, économie, société, vol. 8, n°1, 2006, p. 107-125 ; W. A. Ninacs, Empowerment et intervention, Développement de la capacité d’agir et de la solidarité, Laval, Presses de l’Université de Laval, 2008.

[3Ibid, p. 180.

[4Cf. néanmoins Camille Hamidi, La société civile dans les cités, Paris, Economica, 2010, où elle pointe du doigt des phénomènes similaires dans l’hexagone.

[5Nina Eliasoph, L’évitement du politique. Comment les Américains produisent l’apathie dans la vie quotidienne. [Avoiding Politics. How American produce apathy in everyday life, Cambridge University Press, 1998] traduit de l’anglais par Camille Hamidi, Paris, Economica, 2010, 352 p. ; Cf. également la très bonne recension de l’ouvrage sur ce site, Carole Gayet-Viaud, « Est-il devenu indécent de parler de politique ? », La vie des idées, 2011 (http://www.laviedesidees.fr/Est-il-devenu-indecent-de-parler.html).

[6Même si l’on peut aisément imaginer que c’est celle où elle habitait à l’époque de son terrain…

[7Cf. Paul Lichterman, Elusive Togetherness. Church groups trying to bridge America’s divisions, Princeton, Princeton University Press, 2005 ; voir également la recension très stimulante sur ce site, Camille Hamidi, « La culture civique sans le capital social. Styles de groupe, vie associative et civilité ordinaire aux Etats-Unis », La vie des idées, 2009.

[8Cf. Marion Carrel, Catherine Neveu, Jacques Ion (dir.), Les intermittences de la démocratie. Formes d’action et visibilités citoyennes dans la ville, Paris, L’Harmattan, 2009.

[9A ce sujet, cf. Julien Talpin, « Ces moments qui façonnent les hommes. Éléments pour une approche pragmatiste de la compétence civique », Revue française de science politique, 60 (1), 2010, p. 91-115.

[10Cf. M. Lamont, M. Fournier (dir.), Cultivating Differences : Symbolic Boundaries and the Making of Inequalities, Chicago, The University of Chicago Press, 1992. Voir également l’entretien qu’elle a donné à la vie des idées : http://www.laviedesidees.fr/Retrouver-le-sens-de-la-vie.html

[11S’inscrivant dans la filiation explicite de Goffman, un des arguments centraux d’Avoiding politics (Cambridge University Press, 1998) est la variabilité des discours des acteurs selon les scènes d’interaction. Alors qu’en public les citoyens ordinaires étudiés par Eliasoph étaient incapables de parler de politique et s’exprimaient systématiquement en leur nom propre, dans des situations plus privées, entourés de personnes de confiance, ils s’autorisaient à parler de la grande société, à dénoncer des injustices et à monter en généralité à partir de leur expérience personnelle. La compétence civique ne serait donc pas qu’une question de dispositions individuelles ou collectives, mais également un produit des situations d’interaction.

[12James Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne. Paris, Ed.Amsterdam, 2009 [1990].

[13Cf. à ce sujet Julien Talpin, Schools of democracy. How Ordinary Citizens (Sometimes) Become Competent in Participatory Budgeting Institutions, Colchester, ECPR Press, 2011.

[14Cf. Thierry Quinqueton, Que ferait Saul Alinsky ?, Paris Ed. Desclée de Brouwer, 2011. Sur la perpétuation de cette tradition en Grande-Bretagne, autour de l’organisation London Citizens, voir les travaux d’Hélène Balazard. Balazard H. et Genestier P., 2009, « La notion d’empowerment : un analyseur des tensions idéologiques britanniques et des tâtonnements philosophiques français », Séminaire « Politisations comparées : Sociétés Musulmanes et ailleurs.. » Séance 2 : Empowerment et Politisation : Politisation par le haut et politisation par le bas, EHESS Paris, 14 Décembre 2009.

[15Marion Gret, Yves Sintomer, Porto Alegre : l’espoir d’une autre démocratie, Paris, La Découverte, 2002 ; Gianpaolo Baiocchi, Militants and Citizens : the Politics of Participatory Democracy in Porto Alegre, Princeton, Princeton University Press, 2005.

[16Une annexe est consacrée à De la justification, et les discussions des travaux de Laurent Thévenot, Luc Boltanski, Daniel Céfaï ou de leurs collègues sont fréquentes tout au long de l’ouvrage. Eliasoph a en effet développé depuis une décennie des liens forts avec les sciences sociales françaises, se rendant régulièrement dans l’hexagone pour des conférences et séminaires, ses travaux ayant reçu un accueil particulièrement enthousiaste dans notre pays.

[17Cf. Luc Boltanski, De la Critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009 ; Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, 2009, en particulier les chapitres 7 et 8 sur le rôle de la critique qui, si elle doit être seconde ne doit pas être absente d’une analyse pourtant soucieuse de suivre les acteurs dans leurs interactions.

[18J. Scott, La domination et les arts de la résistance, op. cit., p. 208.

Nos partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet