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Recension Économie

L’économie selon Carl Menger

À propos de : C. Menger, Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier, Presses de l’EHESS.


par Cyril Hédoin , le 15 mars 2011


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Tous les étudiants en économie savent que le nom de Carl Menger figure en bonne place parmi les fondateurs de l’économie néoclassique. À l’occasion de la traduction en français de l’un de ses ouvrages majeurs, Cyril Hédoin dresse un bilan de l’apport de Menger et de sa postérité actuelle.

A propos de : Carl Menger, Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier, traduction de Gilles Campagnolo, Paris, 576 p., Presses de l’EHESS, 2011.

De nationalité autrichienne, Carl Menger (1840-1921) occupe une place proéminente parmi les figures de l’histoire de la pensée économique, bien que cela soit souvent ignoré. La récente traduction en français de son ouvrage consacré aux questions méthodologiques en économie Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften, und der politischen Őkonomie insbesondere, publié initialement en 1883, est l’occasion de revenir sur les raisons qui font que Menger a été, et continue à être, un auteur majeur dans le développement des idées économiques.

Le nom de Menger est généralement associé à un basculement théorique fondamental dans l’histoire de la science économique connu sous le nom de « révolution marginaliste ». À partir d’Adam Smith et durant l’essentiel du XIXe siècle, l’économie classique, représentée par des figures telles que David Ricardo ou John Stuart Mill, domine le discours économique scientifique, notamment en Grande-Bretagne. Le début des années 1870 marque une rupture avec la publication quasi simultanée, par trois économistes ayant travaillé de manière totalement indépendante, de trois ouvrages redéfinissant les bases de la science économique : Theory of Political Economy de l’anglais William S. Jevons (1871), Éléments d’économie politique pure du Français (mais alors basé en Suisse) Léon Walras (1874) et enfin Grundsätze der Volkswirtschaftslehre (Principes de l’économie) de Carl Menger (1871). Ces trois ouvrages posent chacun de leur côté les bases de l’économie marginaliste, laquelle deviendra au XXe siècle l’économie néoclassique : un rejet de la théorie de la valeur travail au profit de la théorie subjective de la valeur utilité, l’adoption du raisonnement « à la marge » et l’explication de la formation des prix par le concept de taux marginal de substitution. Ces trois principes sont encore aujourd’hui au cœur de l’analyse économique, de telle sorte que Menger, au même titre que Jevons et Walras, fait partie des fondateurs de la science économique moderne.

Les fondements de l’économie néoclassique

La « révolution » marginaliste se caractérise par un certain nombre d’innovations. Selon une présentation classique, on peut ainsi distinguer trois grands principes.

1/ Théorie subjective de la valeur

La plupart des économistes classiques (notamment Smith et Ricardo), mais aussi Marx, adhèrent à une théorie objective de la valeur. La valeur d’un bien dépend d’une quantité objective qui lui est incorporée, la quantité de travail nécessaire pour le produire. Les marginalistes optent pour la théorie subjective de la valeur (qui était déjà celle de Condillac ou de Say). Le fondement de la valeur d’un bien est simplement l’utilité qu’un agent lui accorde.

2/ Raisonnement à la marge

L’apport méthodologique majeur des marginalistes est l’utilisation du principe marginal. C’est l’utilité marginale qui détermine les comportements des individus, c’est-à-dire l’utilité supplémentaire apportée par une unité infinitésimale de bien supplémentaire. Mathématiquement, l’utilité est représentée par une fonction et l’utilité marginale en est la dérivée.

3/ Formation des prix

Le noyau central de la théorie néoclassique est la détermination des prix d’équilibre sur des marchés en concurrence parfaite. Le consommateur maximise son utilité en choisissant un panier de consommation qui rend égales les utilités marginales des différents biens divisées par les prix de ces biens. De manière équivalente, on peut écrire que le rapport entre les prix de deux biens (le prix relatif) est égal au rapport des utilités marginales qu’apportent ces biens, qu’on appelle taux marginal de substitution.

Cependant, Menger occupe une place à part dans ce trio. La singularité de la position de Menger est telle que si Walras et Jevons sont directement à l’origine de l’économie mathématique néoclassique du XXe siècle, la postérité de Menger se situe davantage dans une école de pensée qui, bien que toujours vivace, est en retrait sur le plan académique : l’école autrichienne. On reviendra sur cette postérité à la fin de cet essai mais on notera d’ores et déjà qu’elle ne résulte pas seulement du rejet par Menger (au contraire de Jevons et surtout de Walras) de l’usage des mathématiques pour étudier les phénomènes économiques, mais qu’elle a des fondements philosophiques et méthodologiques plus profonds. Ce sont ces fondements que l’on va se proposer de révéler ici en nous focalisant sur deux aspects de la pensée de Menger : son réalisme philosophique couplé à un individualisme ontologique d’une part, et sa défense de l’explication « organique » en sciences sociales d’autre part.

Menger et la « querelle des méthodes »

Au moment où sont publiés les Principes de Menger, le monde académique germanophone des sciences sociales est dominé par l’historicisme, terme renvoyant à un mode particulier d’appréhension philosophique des phénomènes sociaux. La science économique allemande et plus largement germanophone est alors fortement influencée par les travaux de l’école historique allemande d’économie, menée en particulier par Gustav Schmoller (1838-1917) et à laquelle appartiendra quelques années plus tard Max Weber. Jusqu’à sa mort, Schmoller a été un personnage particulièrement influent dans les mondes académique et politique allemands. Opposée à l’école classique, l’école historique va également rejeter les thèses marginalistes. Soucieux de préserver la position de l’école historique en Allemagne, Schmoller s’emploiera à limiter la diffusion des Principes de Menger, dans lesquels on trouve notamment une critique du concept historiciste « d’économie nationale » (Campagnolo, 2004). En réponse, Menger publie en 1883 les Untersuchungen qui, au travers d’une attaque en règle (mais totalement académique) de l’économie historiciste, lui permettent de préciser ce qu’il croit être les fondements philosophiques et méthodologiques de la science économique. Ce sera le point de départ d’un conflit méthodologique connu sous le nom de Methodenstreit  querelle des méthodes ») qui progressivement dégénérera en règlement de comptes [1].

Dans le cadre de la querelle des méthodes, Menger va s’employer à dénoncer ce qu’il considère être les « erreurs de l’historicisme » et à défendre une conception réaliste (au sens philosophique) et individualiste (à la fois aux sens ontologique et méthodologique) de l’économie. Pour Menger, la principale erreur commise par l’école historique allemande est de faire la confusion entre la théorie et l’histoire. Les économistes historicistes, Schmoller en tête, considéraient en effet que l’on ne pouvait pas rendre compte d’un phénomène socioéconomique autrement qu’en le replaçant dans toute son historicité, en soulignant ses spécificités et ses singularités. Menger voit dans ce projet une profonde incompréhension de l’objectif de l’entreprise théorique et du rapport entre celle-ci et la démarche historique. L’économiste autrichien souligne que l’appréhension de tout phénomène peut se faire de deux manières, tout aussi légitime l’une que l’autre, mais clairement distinctes : l’orientation historique d’une part, l’orientation théorique d’autre part. Si la première s’intéresse à l’aspect individuel des phénomènes en cherchant à faire ressortir leurs spécificités, la seconde est orientée vers la cognition de l’aspect général de ces mêmes phénomènes. Autrement dit, la recherche théorique part du postulat que les phénomènes étudiés, au travers de leurs formes empiriques, ont en commun un ensemble de caractéristiques pouvant être subsumées dans des lois ou des propositions générales. Ces formes empiriques récurrentes communes à un ensemble de phénomènes, Menger les nomme « types ». La vocation de la recherche théorique est de mettre au jour ces types. Transposé à l’économie, ce cadre amène ainsi Menger à distinguer théorie économique et histoire économique.

Menger va plus loin en distinguant, au sein de la recherche théorique (et donc de la théorie économique), la recherche « exacte » de la recherche « empirique-réaliste ». Si ces deux recherches s’intéressent aux phénomènes dans leur généralité, la première en développe une appréhension idéalisée, abstraite et « pure ». En revanche, la recherche empirique-réaliste consiste à analyser les types et les relations typiques des phénomènes tels qu’ils se présentent eux-mêmes dans leur pleine réalité empirique. À la différence de la recherche historique, qui ne s’intéresse aux phénomènes que pour ce qu’ils ont de particulier, la recherche-empirique a pour vocation de parvenir à une connaissance générale des phénomènes. Toutefois, au contraire de la recherche exacte, elle procède essentiellement de manière inductive. Bien que subtile, la différence est cruciale car très vite il apparait, selon Menger, que la recherche empirique-réaliste ne peut atteindre pleinement son objectif : les phénomènes concrets ne se manifestent jamais empiriquement détachés des spécificités liées au contexte historique dans lequel ils se produisent. Cette recherche ne peut que découvrir des « types réels » et des lois empiriques dont le niveau de généralisation est limité [2]. La recherche exacte va plus loin : elle va chercher à comprendre les phénomènes en révélant leur essence, ceci afin de parvenir à la découverte de lois et de types « exacts ».

Réalisme et individualisme chez Menger

Il n’y a pas, pour Menger, de hiérarchisation entre la recherche historique et la recherche théorique et, au sein de cette dernière, entre la recherche exacte et la recherche empirique-réaliste. Toutefois, l’insistance de l’économiste autrichien sur l’importance de la recherche de types exacts indique clairement que, pour lui, l’objectif de toute science est de parvenir à accéder à l’essence des phénomènes. Il s’agit là d’une forme de réalisme aristotélicien consistant à considérer que la connaissance s’acquiert d’abord en accédant à ce que les phénomènes ont de général et de commun.

Il est intéressant de noter que, pour Menger, il n’y a pas de différence qualitative entre sciences de la nature et sciences sociales sur ce plan [3] : toutes les sciences cherchent à atteindre l’essence des choses, mais leur quête est invariablement rendue difficile par le fait que les formes empiriques prises par les phénomènes sont marquées par des « impuretés » : « Ni l’or réel, ni l’oxygène ou l’hydrogène réels, ni l’eau réelle – pour ne rien dire des phénomènes complexes du monde inorganique ou a fortiori du monde organique – ne sont, dans leur réalité effective empirique tout entière, d’une nature typique au sens rigoureux, et eu égard à ces mêmes lois exactes on ne peut même pas les observer si on les prend en considération de cette manière là » [4]. Par conséquent, si la connaissance empirique-réaliste va reposer sur une forme d’induction (l’observation des phénomènes et de leur forme empirique dans le temps), la recherche exacte doit nécessairement procéder d’une autre manière. Menger considère ainsi que l’accès à la connaissance de lois et de types exacts passe par la décomposition des phénomènes empiriques dans leur forme la plus simple via l’élimination des contingences historiques, afin de ne conserver que ses caractéristiques essentielles. Dans les sciences de la nature, cela peut consister par exemple à étudier le fonctionnement de la loi de gravité en l’absence de toute friction. Pour les sciences sociales, la recherche théorique exacte vise à réduire les phénomènes humains à leur élément constitutif le plus simple : l’individu. L’individualisme chez Menger est ainsi d’abord de nature ontologique. Le fait de partir des actions individuelles pour expliquer les phénomènes sociaux n’est pas tant une stratégie méthodologique qu’une nécessité ontologique : c’est parce que l’individu est l’élément le plus simple et, à bien des égards, indécomposable des phénomènes sociaux, que la recherche théorique doit le considérer comme point de départ.

L’individualisme ontologique de Menger va encore plus loin. Dans le cadre de la recherche en économie, il est légitime de considérer que les individus sont poussés par leur désir de satisfaction et qu’ils sont uniquement soucieux de leur intérêt économique. À l’instar de John Stuart Mill, Menger cherche à justifier ainsi l’hypothèse de « l’homme économique », par ailleurs cible d’attaques répétées de la part des membres de l’école historique allemande. Il ne s’agit pas, selon Menger, de prétendre que l’individu est uniquement motivé par son intérêt personnel, mais plutôt de considérer que l’accès à l’essence des phénomènes économiques nécessite de partir d’une conception idéalisée de l’individu, au sens où l’on ne prend en compte qu’une seule et unique dimension de son comportement. Menger (1883 [2011], p. 212) illustre cette démarche dans le cadre de la théorie économique en prenant l’exemple de la formation des prix. La recherche exacte sur le phénomène des prix nous informe que lorsque le besoin d’un bien augmente dans un espace et des conditions données, le prix va croître dans une mesure qui peut être exactement déterminée. Ce résultat est atteint à partir de quatre présuppositions :

1) tous les sujets économiques considérés cherchent pleinement à protéger leurs intérêts économiques ;

2) il n’y a aucune erreur commise dans la poursuite par les individus de leurs objectifs et dans les mesures qu’ils utilisent pour les atteindre ;

3) la situation économique, en tant qu’elle influe sur la formation des prix, est inconnue des individus considérés ;

4) aucune force externe pouvant restreindre leur liberté économique ne s’exerce sur eux.

Il est évident que dans l’économie réelle, ces conditions ne sont presque jamais remplies, de sorte que les prix réels ne correspondent pas aux « prix économiques ». La règle énoncée n’est donc pas vraie empiriquement. Pourtant, cette loi est logiquement valide et elle est d’un grand intérêt du point de vue de la recherche exacte.

Menger et l’explication « organique »

Les conceptions philosophiques développées par Menger au sujet de l’économie ont une contrepartie méthodologique. L’individualisme ontologique dont Menger se fait le porteur se traduit inévitablement par la défense d’un individualisme méthodologique dont la très grande majorité des économistes reconnait aujourd’hui la validité. Au-delà, Menger est surtout l’un des principaux défenseurs d’un mode d’explication que l’on peut qualifier d’ « organique » ou encore de « génétique ».

Dans son ouvrage de 1883, Menger développe de longues considérations sur l’analogie entre le fonctionnement des organismes naturels et celui des structures sociales. Organismes naturels et structures sociales ont en commun le fait d’être composés d’une variété de parties ou organes. L’altération d’un seul ou de leurs relations est fortement susceptible de perturber le tout qu’est l’organisme ou la structure. Par ailleurs, ces parties ne peuvent fonctionner qu’au travers de leur appartenance à la structure ou à l’organisme. Un autre point commun au monde de la nature et au monde social se situe dans le processus à partir duquel émergent les phénomènes sociaux et naturels : dans la nature, l’équilibre qui existe entre les différents organismes et l’ensemble de l’environnement n’est pas le fruit d’un calcul mais plutôt d’un processus spontané. Un processus similaire se retrouve dans l’émergence de certaines institutions sociales : une partie des phénomènes sociaux et les phénomènes naturels ont ceci de commun qu’ils sont le produit émergent et non intentionnel d’un ensemble de processus décentralisés. Menger ne défend pas pour autant une quelconque forme d’organicisme [5] (que l’on retrouve en revanche chez les premiers membres de l’école historique allemande). Par ailleurs, il reconnaît volontiers les limites de cette analogie. Menger oppose de ce point de vue ce qu’il appelle les institutions « organiques » aux institutions « pragmatiques ». Ces dernières sont des règles et des organisations qui sont le produit d’une action collective concertée et planifiée. Elles sont le résultat d’un dessein consciemment développé par un ou plusieurs individus. À l’inverse, les institutions organiques sont le produit non intentionnel d’actions individuelles intentionnelles. Autrement dit, une institution organique est une conséquence sociale (collective) non anticipée, voire non voulue, qui résulte des actions entreprises par plusieurs individus. Pour Menger, de nombreux phénomènes sociaux résultent de ce type de processus : le droit, le langage, le marché ou la monnaie sont tous des institutions au moins partiellement organiques.

À sa façon, Menger reprend à son compte l’analyse développée par les philosophes des « lumières écossaises », à commencer par David Hume et Adam Smith. Les institutions organiques sont en effet le produit d’une « main invisible ». Par rapport à Hume et Smith, l’économiste autrichien va s’employer à préciser les mécanismes sous-jacents à l’émergence de ces institutions. Dans son article « On the Origins of Money » (1892), Menger s’attache ainsi à remettre en cause l’idée reçue (et très populaire à l’époque au sein de l’école historique allemande) selon laquelle la monnaie est un pur produit de la loi, elle-même résultant de la volonté des gouvernements. D’après cette dernière, la monnaie ne devrait son existence qu’au fait que les États garantissent sa valeur d’échange. Menger oppose à cette théorie une explication « génétique » (que l’on qualifierait aujourd’hui « d’évolutionnaire ») consistant à montrer comment la monnaie, en tant que moyen d’échange universellement accepté au sein d’une communauté, a pu progressivement émerger au travers de la recherche par chaque individu de son intérêt personnel.

Menger décrit ainsi comment, en partant d’une situation de troc et de division du travail, chaque individu est amené à progressivement identifier les marchandises s’échangeant le plus facilement. À partir du moment où l’on considère que toutes les marchandises n’ont pas les mêmes caractéristiques (certaines sont plus durables ou plus transportables que d’autres), que ces caractéristiques peuvent affecter la probabilité d’une marchandise de trouver un acquéreur dans un laps de temps donné, que la conservation d’une marchandise le temps de trouver un acquéreur est coûteuse et enfin que les individus recherchent leur intérêt économique en diminuant les coûts inhérents aux transactions économiques, alors chaque individu a intérêt à identifier les marchandises s’échangeant le plus facilement. Menger pense que certains individus remarqueront plus rapidement que d’autres quelles sont ces marchandises mais, progressivement, au travers d’un processus d’imitation, c’est l’ensemble des membres de la communauté qui apprendra à connaître les marchandises pouvant servir de moyen d’échange. À cela s’ajoute le fait qu’une fois qu’une marchandise est reconnue par une fraction suffisamment importante de la communauté comme « échangeable », il devient alors intéressant pour les individus restant d’adopter la même convention, indépendamment des qualités intrinsèques de ladite marchandise. C’est ainsi, au terme d’un processus incrémental et évolutif, que va émerger un moyen d’échange accepté conventionnellement et universellement au sein d’une population, sans la moindre intervention d’un pouvoir politique centralisé. Pour autant, dans le cas de la monnaie comme dans celui des autres institutions organiques, Menger ne nie pas que l’intervention des pouvoirs publics ait joué un rôle dans l’émergence des institutions monétaires modernes. Il s’agissait pour l’économiste autrichien d’abord de montrer qu’au moins une partie des institutions humaines peuvent avoir une origine totalement spontanée.

La thèse de Menger sur l’origine de la monnaie a été très critiquée, notamment par des sociologues et anthropologues. Ces derniers ont notamment fait remarquer, d’une part, que la pratique généralisée du troc qui sert d’état initial dans l’explication de Menger n’avait jamais été une réalité historique et, d’autre part, que la plupart des monnaies dans les sociétés primitives n’avaient pas un usage économique mais étaient plutôt d’ordre symbolique et social. Par conséquent, l’explication proposée est douteuse sur un plan historique. Cependant, bien que fondées, ces critiques ignorent que Menger ne cherchait pas à fournir une explication historique complète mais à produire une explication de type exacte visant à proposer un mécanisme plausible pouvant expliquer partiellement l’origine de la monnaie. Autrement dit, Menger a cherché à rendre compte des origines économiques de la monnaie sans prétendre que la monnaie ait des origines exclusivement économiques.

Épilogue : la postérité de Menger

Comme on l’a indiqué au début de cet essai, bien que Menger soit l’un des instigateurs de la révolution marginaliste, les développements de la science économique au XXe siècle, notamment ceux de la théorie néoclassique, sont très éloignés des conceptions de l’économiste autrichien. Cependant, la postérité de Menger est réelle et de deux ordres. Menger est tout d’abord quasi unanimement considéré come le fondateur de l’école autrichienne d’économie. Ce courant de pensée, d’inspiration libérale, a connu d’importants développements au XXe siècle et a récemment retrouvé une certaine notoriété suite à la crise financière. À bien des égards, les concepts de lois et de types exacts de Menger préfigurent la « praxéologie » développée par Ludwig von Mises et cherchant à établir des lois de l’action humaine [6]. Surtout, le concept d’institution organique et le type d’explication qui l’accompagne vont être systématisés par Friedrich von Hayek via l’idée « d’ordre spontané ». Hayek consacrera ainsi durant la seconde partie de sa carrière une grande partie de ses écrits, davantage d’ordre philosophique qu’économique, à défendre la thèse selon laquelle la plupart des institutions humaines (à commencer par le marché) sont le produit émergent et non intentionnel d’un ensemble d’actions décentralisées. En dénonçant par ailleurs les ravages du « constructivisme », il radicalisera l’opposition de Menger entre institutions organiques et institutions pragmatiques.

La postérité de Menger est également à rechercher, en dépit de ce qui a été plus haut, dans certaines analyses issues de la théorie économique dominante. En effet, Menger est avec certains philosophes écossais l’un des précurseurs des analyses des phénomènes sociaux en termes de main invisible [7]. Il existe ainsi une littérature grandissante autour de la théorie des jeux et de l’économie néo-institutionnelle développant une explication évolutionnaire des phénomènes sociaux. Plusieurs travaux ont notamment récemment entrepris de valider l’explication organique de l’émergence de la monnaie proposée par Menger à l’aide de modèles formalisés de théorie des jeux [8]. Pour l’essentiel, ces études confirment le résultat de Menger en montrant que, la plupart du temps, un processus évolutionnaire fait émerger un moyen d’échange unique et stable au sein d’une communauté. Ces travaux montrent également que la probabilité est forte que la marchandise choisie comme monnaie soit celle dont les caractéristiques intrinsèques font qu’elle est la plus indiquée pour remplir cette fonction (on pense notamment aux métaux précieux). Comme dans le cas de l’analyse proposée par Menger, ces travaux ne visent pas à produire une explication historique globale de l’émergence de la monnaie mais plutôt à donner des indications sur une partie des mécanismes sous-jacents à son apparition. De manière plus générale, ce type de modélisations, qui aujourd’hui prend même la forme de simulations informatiques intégrant un nombre élevé de variables, est utilisé pour rendre compte de très nombreux phénomènes sociaux : pratiques de discrimination ou de corruption, évolution de la coopération, émergence et évolution des normes sociales, etc. Cette postérité explique pourquoi Menger est et restera un personnage important dans l’histoire des idées économiques.

par Cyril Hédoin, le 15 mars 2011

Aller plus loin

Bibliographie

  • AYDINONAT E. (2009), The Invisible Hand in Economics. How Economists Explain Unintended Consequences, Routledge.
  • CAMPAGNOLO G. (2004), Critique de l’économie politique classique. Marx, Menger et l’école historique, PUF, Paris.
  • KIYOTAKI N., WRIGHT R. (1989), “On money as a medium of exchange”, Journal of Political Economy, vol. 97, n° 4, pp. 927-954.
  • MENGER C. (1883), Investigations Into the Method of the Social Sciences, with special reference to economics, Libertarian Press [1996].
  • MENGER C. (1892), “On the Origins of Money”, Economic Journal, vol. 2, p. 239-255.
  • SCHUMPETER J.A.(1954), Histoire de l’analyse économique, 3 tomes, Gallimard, Paris [2004].
  • SETHI R. (1999), “Evolutionary stability and media of exchange”, Journal of Economic Behavior and Organization, vol. 40, p. 233-254.

Pour citer cet article :

Cyril Hédoin, « L’économie selon Carl Menger », La Vie des idées , 15 mars 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-economie-selon-Carl-Menger

Nota bene :

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Notes

[1Joseph Schumpeter (1954) a ainsi qualifié le conflit entre Menger et Schmoller de « dialogue de sourds ». Ce jugement est assez représentatif de l’opinion générale au sujet du Methodenstreit. Nous considérons qu’il s’agit toutefois d’un jugement quelque peu excessif dans la mesure où le contenu du débat, au moins à ses débuts, avait un réel contenu méthodologique et philosophique.

[2Les « types réels » de Menger ont une certaine ressemblance avec le concept d’idéaltype proposé par Max Weber. Il est d’ailleurs acquis que Weber a construit son concept d’idéaltype à partir de lectures des écrits des économistes marginalistes, puisqu’il indique explicitement que « l’homme économique » doit s’interpréter comme un idéaltype. Toutefois, à la différence de Weber, pour qui la connaissance ne peut aller au-delà de la formation d’idéaltypes, Menger ne conçoit pas les types réels comme la forme ultime de connaissance, statut qu’il réserve aux « types exacts ».

[3Menger est ainsi en opposition avec la philosophie néo-kantienne qui est alors dominante dans le monde germanophone. À cette époque, les philosophes néo-kantiens vont tenter en effet de fonder le caractère scientifique des « sciences de la culture » sur un mode de connaissance idiographique (du particulier, du spécifique), par opposition à la nature nomologique (reposant sur la découverte de lois générales) de la connaissance dans les sciences de la nature. L’école historique allemande, Max Weber y compris, s’appuiera largement sur cette conception.

[4Menger, 1883 [2011], p. 199. « Real gold, real oxygen and hydrogen, real water – not to mention at all the complicated phenomena of the inorganic or even of the organic world – are in their full empirical reality neither of strictly typical nature, nor, given the above manner of looking at them, can exact laws even be observed concerning them » (Menger, 1883 [1996], p. 26).

[5L’organicisme peut se définir comme un mode de représentation des phénomènes sociaux fondé sur une analogie avec les organismes vivants. Les économistes allemands du XIXe siècle assimilaient ainsi le fonctionnement de la société à celui du corps humain. La société était alors caractérisé par différents « organes » ayant chacun leurs fonctions.

[6Voir notamment le principal ouvrage de Mises, L’Action humaine, publié originalement en 1949. Il faut noter toutefois que Mises fondera son approche sur des bases néo-kantiennes assez différentes des conceptions philosophiques de Menger. Un peu plus tard, Murray Rothbard renouera avec les conceptions philosophiques réalistes et aristotéliciennes de Menger pour défendre l’approche de Mises.

[7Le lecteur intéressé trouvera une très stimulante étude historique et surtout philosophique des analyses en termes de main invisible en économie dans l’ouvrage de Emrah Aydinonat, The Invisible Hand in Economics, Routledge, 2009.

[8Kiyotaki et Wright (1989) et Sethi (1999) sont deux exemples très représentatifs parmi la multitude de travaux du même type.

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