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Recension Philosophie

L’art d’habiller les faits

À propos de : Pierre Thévenin, Le monde sur mesure. Une archéologie juridique des faits, Garnier


par Gabrielle Radica , le 21 novembre 2018


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Y a-t-il un droit du premier occupant ? Plongeant dans la théorie médiévale de la possession, P. Thévenin montre comment les juristes manient les faits pour y trouver les éléments propres à fonder un droit légitime ; et suggère que les philosophes ont tout à apprendre de ces pratiques du droit.

Les philosophes à l’école de l’histoire du droit

Les philosophes du droit s’occupent-ils vraiment du droit ? Ce soupçon entache de longue date la valeur de leurs réflexions aux yeux des juristes, et on croirait, à considérer l’histoire de la philosophie du droit, que ses auteurs s’emploient à le conforter, soit qu’ils confondent le droit avec la morale ou la politique, soit qu’ils se détournent délibérément de ce qu’ils qualifient de droit positif pour lui préférer le droit naturel, ou encore, qu’ils surenchérissent dans l’idéalisme, ou tiennent comme Kant les juristes de métier pour des « têtes de bois » dont le philosophe seul peut penser et unifier le domaine en consultant sa raison.

Le travail que livre le philosophe et historien du droit Pierre Thévenin relève de la médiation dans ce conflit interminable qui ne saurait trouver de solution qu’au prix de certains déplacements. Celui que l’auteur propose consiste à réclamer le retour du droit tel qu’il est, tel qu’il s’est construit et pratiqué, dans les considérations des philosophes qui prétendent en traiter. Il s’agit donc de réhabiliter l’histoire du droit dont les philosophes se débarrassent souvent inconsidérément. Ces derniers pourraient trouver dans l’histoire du droit ample matière à conceptualiser, y compris dans les domaines qu’ils pensent leur être réservés, l’ontologie et la métaphysique. C’est à ce prix que les juristes pourraient de nouveau, à leur tour, trouver intérêt à la philosophie du droit. Pierre Thévenin n’est pas le premier à croire en l’alliance heureuse de l’érudition juridique et de la philosophie ; il cite les travaux d’Agamben sur le droit romain et l’institution de l’homo sacer. Le rattachement de sa recherche à la méthode « archéologique » renvoie également à Foucault et à l’intérêt de ce dernier pour la rationalité immanente de disciplines et de savoirs extérieurs à la philosophie. Sa démarche est programmatique et elle permet de réfléchir sur la géographie des disciplines.

L’auteur construit le livre en fonction de ce programme que ses deux temps bien que très différents réalisent par des voies convergentes ; le premier temps est critique (« Accoster la jurisprudence ») et le second constructif (« Habiller les faits »). Après une première partie qui détaille l’aveuglement historique des philosophes du droit au droit, leur refus obstiné de considérer le droit historique, et leurs pirouettes pour lui substituer le droit naturel, ou le rôle judiciaire de la raison, l’auteur consacre la seconde partie à l’exemple richement documenté d’une étude exhibant les rapports du droit et de la philosophie que l’auteur appelle de ses vœux.

En effet, dans cette seconde partie, Pierre Thévenin s’immerge dans un champ peu connu et peu mentionné par les philosophes, celui du droit médiéval de la propriété, plus précisément la théorie de la possession, et les débats qu’il suscite chez les juristes : Bassien, Odofrède, Azon. La double compétence de l’auteur, philosophe formé aux enseignements de Yan Thomas et Aldo Schiavone, lui permet d’accéder par cette étude à des réflexions philosophiques originales et stimulantes sur la notion de « faits ». Ces réflexions surgissent de la pratique même de ces juristes qui s’occupaient d’attribuer les propriétés en tenant compte à la fois des titres et des possessions, celles-ci désignant chez eux ces états de fait ou situations particulières qui contiennent des éléments propres à nous faire légitimement revendiquer un droit. Ainsi le fait d’occuper ou de détenir le terrain, ou la chose en question, est susceptible de rendre au bout d’un certain temps son possesseur en droit de demander à en devenir propriétaire. Il peut aussi plus modestement lui attirer la protection du juge contre une décision d’expulsion trop brutale, etc.

Montrer que l’on trouve des matériaux philosophiques riches dans l’histoire médiévale et moderne d’une jurisprudence de haute technicité et relevant du droit civil devrait rendre visibles, et permettre de les critiquer, certains tropismes aussi silencieux que tenaces qui détournent les philosophes plutôt vers le droit politique et constitutionnel, que vers le droit civil ; plutôt vers le droit naturel ou contemporain, que vers son histoire ; plutôt vers la théorie, les codes et les lois, que vers la jurisprudence, la pratique, et aussi le pragmatisme des juristes ; enfin, plutôt vers le droit, que vers des faits dont les philosophes croiraient dans leur précipitation qu’ils sont donnés indépendamment du droit.

Au terme d’une telle enquête, les philosophes pourront reconnaître certaines autres dettes : ainsi, la religion des faits qui émerge avec la révolution scientifique doit beaucoup depuis Bacon au monde du droit, à son souci d’« établir les faits », de les convoquer pour nous donner des preuves, autant de métaphores puisées dans le monde judiciaire.

La construction juridique des faits

Mais que sont ces faits que visent les juristes, ceux sur l’examen desquels ils fondent l’attribution de certains titres de propriété ? Suffit-il de se détourner des normes juridiques pour atteindre les faits ? Représentent-ils vraiment ce qui résiste à la volonté, sont-ils le donné, l’évident ou l’objectif, bref l’être qui s’oppose à ce qui doit être ? La distinction du fait et du droit, qui peut sembler limpide pour le philosophe, ne l’est pas quand on s’approche de certains phénomènes juridiques qui rendent cette frontière moins nette. En effet, les juristes sont capables de changer les faits, leurs propriétés, leur aspect, ils sont capables de les ajuster aux besoins de la situation et de leurs décisions, bref, de les habiller et de créer ce « monde sur mesure » que le titre de l’ouvrage évoque, si bien qu’il convient d’abandonner le mythe philosophique de leur donation originaire, de leur nudité, et de chercher comment le juriste les montre souvent après les avoir « habillés ».

La philosophie enrichira ainsi son ontologie de cette « archéologie juridique des faits » propre à perturber ses certitudes ; différentes strates de sens juridique se sont accumulées dans la signification de la notion de « fait » et l’on n’aperçoit plus ces strates : qui se rappelle par exemple que le factum a eu d’abord une dénotation active, celle d’être le « fait de quelqu’un », c’est-à-dire l’action de quelqu’un ?

Les paradoxes du droit de la possession

Des faits habillés, qu’est-ce à dire ? « La jurisprudence nous invite […] à considérer des faits qui ne sont pas le fait de l’homme, mais le fait de la loi ; des événements qui sont ‘intervenus’ selon le terme latin, sans être pourtant jamais ‘advenus’ » (p. 245). Et en effet, la possession est le lieu privilégié où du fait peut surgir le droit qu’on lui attache, où le phénomène naturel se prolonge en être moral, qu’il s’agisse d’obligation, de titre, ou de propriété. On conçoit quelle tentation et quelles occasions les juristes ont pu avoir d’ajuster dans ce droit possessoire, non pas le droit aux faits, mais les faits au droit, c’est-à-dire de les modeler, les redessiner ou les interpréter de telle sorte qu’ils puissent rendre possible telle ou telle revendication : ainsi, si l’acquisition suppose toujours une tradition de la chose et si la chose en question n’est pas susceptible d’être prise ou transportée, on feignait tout simplement sa tradition, c’est-à-dire qu’on feignait le fait qui était nécessaire pour fonder l’acquisition du titre de propriété (p. 230). Le fait censément extérieur au droit, sur lequel s’appuie ce dernier pour distribuer la propriété, pourrait ainsi toujours être préalablement modifié et déterminé par le droit lui-même. La puissance fictionnelle du droit, qui a suscité de nombreuses études, s’étend ainsi très loin.

Au lieu de respecter les seuls titres de propriété, les juristes romains puis médiévaux se demandent si certains faits d’occupation des terres ne pourraient pas s’ériger en source de nouveaux droits, de nouveaux titres, transgressant ainsi la frontière qu’on croirait infranchissable entre droit et fait. De quelle façon le droit, tout droit qu’il est, et pour différent des faits qu’il est censé être, peut-il reconnaître la légitimité de certaines possessions à fonder de nouveaux titres ? Comment le droit s’arrange-t-il avec les faits quand la possession est longue, reconnue, etc. ? Telle est l’histoire du droit romain qui a ménagé propriétaires et possesseurs, s’est donné diverses possibilités de trancher en faveur des derniers contre les premiers, en préparant le fait de la possession de telle sorte qu’il se présente correctement habillé pour recevoir tel ou tel droit.

Un enjeu politique s’articule ultimement sur l’enjeu métaphysique : comment instaurer la justice dans les possessions ? Et qui, de celui qui occupe et travaille la terre, ou de celui qui détient le titre de propriétaire mais n’y vient jamais, peut à bon droit, à meilleur droit, être considéré comme le légitime propriétaire ? Pour réparer l’injustice de situations dans lesquelles le temps ou le contexte ont fait que le possesseur devrait remplacer le propriétaire, il peut être intéressant de mobiliser la théorie de la possession. On comprend que la redécouverte des théories possessoires romaines par l’Allemagne du XIXe siècle a pu être liée à la recherche d’une solution non révolutionnaire au problème agraire qui se posait vivement dans un pays encore soumis à un régime de type féodal : la notion de possession que réhabilitait Savigny, « si elle était mise en pratique par les juges , suffirait à soulager une grande partie des paysans de leurs obligations féodales » (p. 176), et permettrait d’opérer par le droit et dans le calme, ce que les révolutionnaires français avaient opéré par la politique et dans la douleur.

Cet élément supplémentaire montre l’importance de ce genre de travaux jusque pour la philosophie politique elle-même, puisqu’il se joue dans l’atelier de ce droit civil, dont la philosophie politique se détourne ordinairement, des choses qui sont de la plus grande importance politique.

Pierre Thévenin, Le monde sur mesure. Une archéologie juridique des faits, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de la pensée juridique » n° 7, 2017. 355 p., 36 €.

par Gabrielle Radica, le 21 novembre 2018

Pour citer cet article :

Gabrielle Radica, « L’art d’habiller les faits », La Vie des idées , 21 novembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-art-d-habiller-les-faits

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