Recherche

Entretien Économie Arts Entretiens écrits

L’art contemporain made in France
Entretien avec Anne Martin-Fugier


par Cristelle Terroni , le 17 avril 2015


Télécharger l'article : PDF

Comment fonctionne le monde de l’art contemporain français ? Dans une série d’entretiens, l’historienne Anne Martin-Fugier donne voix aux acteurs de ce monde : galeristes, collectionneurs et artistes. Elle revient ici sur l’œuvre contemporaine : création, reconnaissance, valeur, passion.

Anne Martin-Fugier est historienne, auteure de nombreux ouvrages sur la vie sociale et culturelle française au XIXe siècle, parmi lesquels La Place des bonnes (Grasset, 1979 ; Tempus, 2004), La Bourgeoise (Grasset, 1983 ; Pluriel, 2007), La Vie élégante ou la Formation du Tout-Paris, 1815-1848 (Fayard, 1990 – Prix Chateaubriand ; Tempus, 2011), Les Romantiques. Figures de l’artiste, 1820-1848 (Hachette Littératures, 1998 ; Pluriel, 2009), La Vie d’artiste au XIXe siècle (Audibert, 2007 ; Pluriel, 2008). Elle a ensuite poursuivi sa réflexion avec la publication chez Actes Sud d’une trilogie : Galeristes (2010, Babel 2014) ; Collectionneurs (2012) ; Artistes (2014). L’entretien qui suit est inspiré de ces trois ouvrages qui brossent un portrait fidèle et vivant des logiques et des passions qui animent les différents acteurs de la scène artistique contemporaine française.

La Vie des Idées : Vous êtes historienne et votre carrière universitaire vous a menée de l’histoire sociale et culturelle du XIXe siècle à l’art contemporain, avec la publication récente d’une trilogie chez Actes Sud. Vous y interrogez successivement galeristes, collectionneurs et artistes français. Comment êtes-vous passée d’un sujet d’étude à l’autre et quel point de vue souhaitez-vous donner de l’art contemporain ?

Anne Martin-Fugier : En 1975, j’ai commencé un doctorat sur les bonnes à Paris à la fin du XIXe siècle [1] et, la même année, j’ai poussé la porte de galeries d’art contemporain. Mon existence allait dès lors tourner autour de ces deux pôles : l’histoire culturelle et sociale du XIXe siècle et l’art contemporain. Dans La Vie d’artiste au XIXe siècle (2007), j’ai pour la première fois rapproché mes deux territoires, en évoquant la création du premier musée d’art contemporain (le Luxembourg, en 1818), la naissance des galeries et le début de la spéculation sur l’art contemporain. Pour ce livre, j’ai lu les mémoires des marchands de tableaux, Durand-Ruel, Vollard, Kahnweiler, Berthe Weill, et les témoignages publiés sur eux, de collectionneurs et d’amis. Et, en pensant aux historiens du futur, j’ai eu l’envie de témoigner à mon tour sur quelques galeristes parisiens que j’ai beaucoup fréquentés.

Je croyais au départ faire un pas de côté par rapport à mes recherches sur le XIXe siècle qui m’avaient conduite à étudier sur la longue durée la sociabilité mondaine ou la condition des comédiennes. Je ne prétendais pas tracer une histoire des galeries parisiennes dans le dernier tiers du XXe siècle et le début du XXIe, je voulais reconstituer des itinéraires. J’ai choisi onze galeristes que je connaissais depuis longtemps et pour lesquels j’éprouvais de la sympathie. Ils appartenaient à des générations diverses, d’Emmanuel Perrotin, né en 1968 à Lucien Durand, né en 1920 (Il n’y avait aucun trentenaire, la durée de nos relations aurait été insuffisante.)

Mais, chemin faisant, je me suis rendu compte que ces différents itinéraires donnaient un panorama intéressant sur l’évolution du monde de l’art contemporain et j’ai voulu continuer avec les collectionneurs. D’autant plus que j’éprouvais le besoin de protester contre le lieu commun qui avait cours depuis le début des années 2000 : l’art contemporain était présenté comme incarnant le triomphe de l’argent et de la spéculation. Or je ne côtoyais que des passionnés, galeristes qui avaient résisté à la crise de 1990-93, collectionneurs qui s’endettaient pour acheter des œuvres, ne les revendaient jamais et étaient plutôt gênés que le prix de ces œuvres se soit envolé. Ces gens-là étaient des aventuriers plutôt que des spéculateurs.

« À quand les artistes ? » me disait-on souvent. Je savais qu’il faudrait en arriver là puisqu’ils étaient la source de tout mais la création est chose intimidante, et je n’ai pas eu trop de deux livres pour tourner d’abord autour… Une question s’imposait par ailleurs : pourquoi les artistes français avaient-ils tant de mal à s’exporter ? Pourquoi n’avaient-ils pas une cote internationale ? Pourquoi étaient-ils si dévalorisés ? Je suis donc allée interviewer une douzaine d’artistes français de générations différentes avec le désir de trouver des explications.

Situation de l’artiste à l’époque contemporaine

La Vie des Idées : les artistes de l’ère contemporaine ne sont plus les marginaux du XIXe siècle, même s’il reste toujours difficile de vivre de son art. Philippe Mayaux dit par exemple qu’ « aujourd’hui ce n’est pas la bohème pittoresque du XIXe siècle, c’est une bohème plus terne faite de banlieues, de pavillons, d’appartements HLM » (p. 97). Par ailleurs, Mathieu Mercier décrit les tout jeunes artistes comme de véritables gestionnaires, des entrepreneurs qui savent comment gérer leur carrière : Xavier Veilhan se décrit volontiers comme un artiste chef d’entreprise. Est-ce que cela signifie que l’artiste est devenu un travailleur ordinaire à notre époque ? Est-ce qu’il a perdu son statut si particulier dans nos sociétés ?

Anne Martin-Fugier : La « vie de bohème » est une création des années 1840, mise à la mode par les feuilletons des petits journaux, ceux de Murger en particulier. L’expression évoque une existence faite de liberté, de précarité, de misère, par opposition à une société bourgeoise où triomphait Monsieur Prudhomme, le fameux « épicier » d’Henry Monnier au grand col blanc, épouvantail des romantiques. Quand Philippe Mayaux ou d’autres artistes s’y réfèrent, c’est plutôt un clin d’œil à cette mythologie qui a imprégné si longtemps nos imaginaires malgré les protestations qui s’élevaient contre elle dès le XIXe siècle. Ainsi Zola écrivait en 1867 à propos de Manet : « La vie d’un artiste, en nos temps corrects et policés, est celle d’un bourgeois tranquille, qui peint des tableaux dans son atelier comme d’autres vendent du poivre derrière leur comptoir. »

Il est certes difficile d’arriver à vivre de son art et beaucoup d’artistes ont, au moins au début, une activité alimentaire, l’enseignement la plupart du temps. Ou plus pittoresque, comme Philippe Cognée, qui, pendant des années, a vendu ses aquarelles sur les marchés, l’été. Mais la sécurité sociale existe et le spectre de l’hôpital et de la misère n’est plus guère agité. La dureté de la vie d’artiste est ailleurs. On est solitaire et exposé : « Vous êtes seul, vous assumez tout […] Tout tient à vous, tout tient sur vous. Quand on vous critique, c’est votre personne qui prend les coups, vous n’avez pas le tampon d’une entreprise qui vous protège. » Philippe Mayaux dit encore : « Vous pouvez vous faire détruire très rapidement, il suffit que surgisse une mauvaise rumeur et c’est fini. » L’indépendance est un leurre : « Les artistes, déclare Fabien Mérelle, se défendent très mal parce qu’ils sont tout au bout de la chaîne. Certains collectionneurs paient quand ils en ont envie et le galeriste aussi […] L’artiste est sans cesse demandeur auprès de sa galerie. » Comme tout petit entrepreneur, l’artiste est écrasé par les charges et la paperasserie : « Je dois payer la Maison des artistes, les impôts, l’IRCEC, le comptable… » Or non seulement il n’a pas été préparé à ces réalités-là mais il n’imaginait même pas être concerné. Mathieu Mercier n’a découvert ce pan de l’existence qu’à la quarantaine, lors de sa rupture avec sa galerie : « Jusque-là je pensais qu’on échappait à tout en tant qu’artiste. Mais pas du tout ! » Produire ses pièces avait été son seul souci : « Je vivais sans me soucier de rien sauf de mon travail, j’ai eu vingt ans pendant vingt ans. »

La création reste parfois une aventure solitaire. Philippe Cognée ou Philippe Mayaux travaillent seuls, rechignent à se faire aider même par un assistant. Mais l’utilisation de la technologie entraîne souvent la participation nécessaire de collaborateurs. Ainsi, si François Rouan tient seul le pinceau, il a besoin, pour ses réalisations vidéo, de modèles et de techniciens. Xavier Veilhan, qui aime travailler en équipe, a créé son propre système de production et se retrouve chef d’entreprise. Cependant, qu’il réalise ses œuvres lui-même ou qu’il les conçoive et les fasse réaliser par d’autres (comme François Morellet ou… Jeff Koons), l’artiste n’est jamais devenu un travailleur ordinaire.

Selon Mathieu Mercier, les jeunes artistes sont surtout plus conscients aujourd’hui des circuits à emprunter « pour agir dans le système de l’art s’ils veulent être reconnus ». Il y a vingt ans, au sortir de l’École des beaux-arts, on espérait l’arrivée dans son atelier d’un critique, d’un conservateur ou d’un galeriste en comptant sur le bouche à oreille et sur l’influence d’un parrain. Un artiste plus âgé, comme Claude Lévêque, jouait ce rôle de mise en contact des jeunes galeristes et des jeunes artistes. Actuellement, dit Mercier, le parrainage est plus vaste et plus diversifié, il est constitué par « un ensemble d’offres, bourses, prix et salons » que savent utiliser les artistes. Les résidences en France ou à l’étranger sont légion, qui peuvent déboucher sur des expositions.

Valeur économique, valeur artistique

La Vie des Idées : La grande majorité des galeristes et collectionneurs français que vous avez interrogés dénoncent la forte hausse des prix de l’art contemporain depuis le début des années 2000, ainsi que le phénomène de spéculation, à l’exception peut-être d’Emmanuel Perrotin qui revendique un star system où la valeur artistique de chaque projet est indexée sur son coût de production et sa cotation dans le monde de l’art. Est-ce que cela signifie que valeur artistique et économique ne fonctionnent plus de pair ?

Anne Martin-Fugier : Valeur artistique et valeur économique ont-elles jamais fonctionné de pair en ce qui concerne la création contemporaine ? La spéculation sur les tableaux date de la seconde moitié du XVIIIe siècle mais la nouveauté au XIXe siècle, c’est la découverte que l’art contemporain vaut de l’argent. Les tableaux, et pas seulement s’ils sont anciens, apparaissent comme un placement, une valeur refuge en temps de crise. La variation de la cote d’un artiste devient un élément déterminant, elle se mesure à l’occasion de ventes aux enchères qui se développent au cours de la seconde moitié du siècle (l’Hôtel Drouot ouvre en 1852). Les cotes peuvent s’effondrer, comme celle de Meissonnier dont les œuvres, de son vivant, valaient plus cher que celles de ses contemporains les plus appréciés (par exemple en 1868, ses Amateurs de peinture atteignirent 31 800 francs contre 20 000 francs pour Le Bain turc d’Ingres). En 1910, vingt ans après sa mort, ses prix étaient quasiment divisés par deux. À l’inverse, des Danseuses de Degas furent acquises 435 000 francs en 1912, à la stupéfaction du peintre : « C’est curieux, des tableaux que j’ai vendus cinq cents francs… »

Le meilleur exemple de dissociation entre valeur économique et valeur artistique est la comparaison des cotes d’Ingres et de Delacroix. La renommée des deux peintres était égale mais les prix de leurs œuvres comme les sommes qui leur étaient allouées pour des commandes publiques ont toujours été décalés. Le comte Duchâtel paya 25 000 francs La Source d’Ingres en 1857 tandis qu’Alfred Bruyas n’avait donné, sept ans plus tôt, que 1500 francs de la deuxième version des Femmes d’Alger. Sans doute la reconnaissance institutionnelle d’Ingres, prix de Rome, académicien et proche du pouvoir, y était-elle pour quelque chose.

La valeur économique, affirme Xavier Veilhan, est constitutive de la valeur artistique : « L’étiquette a un sens. Il n’est pas vrai que vous regardiez un Basquiat ou un Warhol comme s’il coûtait trois euros. » Ses œuvres à lui valent entre cinquante mille et cent mille euros. Prix lié, d’une part, à leur coût de production, et représentant, d’autre part, la valeur consensuelle qu’on leur attribue : « À dix pour cent près, tout le monde dans le milieu s’accorde pour dire que telle œuvre vaut tant. » Jean Brolly, grand collectionneur devenu galeriste en 2002, en est d’accord : « Les prix s’établissent par comparaison. Il y a une échelle : on sait qu’un jeune artiste vaut tant et un artiste plus confirmé tant. » Certains niveaux de prix sont donc justifiés et justifiables. Mais le passage à l’euro a entraîné un bouleversement de l’échelle : un jeune artiste, à Paris, c’est aujourd’hui cinq mille euros ; dans les années 1970, c’était six ou sept mille francs, l’équivalent de mille euros. Brolly se souvient qu’il payait huit mille francs un Bertrand Lavier.

Le coût de production est un élément objectif dans l’établissement d’un prix. Mathieu Mercier précise que ses plus grosses pièces valent trente à trente-cinq mille euros, à l’exception de celle avec les axolotls (monstres d’eau) qui vaut environ cinquante mille euros « parce qu’elle a déjà coûté vingt mille euros à produire et qu’elle me revient très cher à stocker ». Mais il entre dans un prix des éléments plus subjectifs, comme l’explique Philippe Mayaux. D’accord avec ses marchands, il a toujours essayé de vendre le plus cher possible : « C’était un principe. Un prix fort rassure un collectionneur. » Par jeu, ils ont poussé les prix : « Eh bien, rien n’arrête les collectionneurs ! À croire que l’art, comme la psychanalyse, est sans prix… » François Rouan, lui aussi, insiste sur le jeu avec le prix. À Jan Krugier qui veut lui acheter trois tableaux, il annonce qu’il double leur prix : « Il a grogné mais il a payé ! » Il avait déjà fait monter les prix lorsqu’il avait commencé à travailler avec Pierre Matisse, « moins pour gagner de l’argent que pour mettre le demandeur à l’épreuve du symbolique ».

La cote d’un artiste est fonction des galeries où il est exposé. « Vous croyez qu’une œuvre de X ou de Y vaut deux cent mille euros ? Non, c’est juste que le marchand qui la vend a une clientèle capable de dépenser une telle somme. Et comme les galeries chics ont de gros frais, ces frais se retrouvent dans l’objet à vendre. » Plusieurs des artistes interviewés soulèvent la question de la disparité des cotes au sein d’une galerie. En principe, « une galerie qui a de gros moyens travaille avec des artistes qui ont des prix élevés. » Massimo Minini, l’un des marchands de Mathieu Mercier, montre des stars, Daniel Buren, Anish Kapoor, Sol Lewitt : « À l’échelle de l’économie de la galerie, constate Mercier, du nombre d’employés, de la gestion que cela représente, vendre une de mes pièces dix mille euros pour en garder au final la moitié une fois que j’ai été payé n’est guère rentable. » Ange Leccia dit la même chose à propos de sa galeriste, Almine Rech : « Almine m’a souvent montré, et même en one man show à Frieze, mais il n’existe pas vraiment de marché pour moi ni pour les artistes français. Dans sa galerie, mon œuvre la plus chère vaut quarante mille euros, l’artiste étranger le moins cher atteint deux cent mille euros. Je comprends donc qu’elle préfère travailler avec son étranger le moins cher plutôt qu’avec moi. »

« Est-ce qu’un Peter Doig vaut huit millions de dollars ? Mieux vaudrait acheter un Gauguin » dit Jean Brolly. Et Antoine de Galbert : « Au-delà de cent mille euros, il est débile d’acheter du contemporain, il faut acheter l’Histoire. » Ces doutes sur la valeur d’un tableau payé un prix faramineux me rappellent celui du collectionneur Paul Chéramy en 1909 : « Aucun artiste, aucun critique, aucun amateur ne soutiendra que L’Angélus représente une valeur de 800 000 francs. Millet eût été le premier à trouver ce chiffre extrêmement surfait. » C’était le prix du coup médiatique orchestré par Alfred Chauchard, le propriétaire des magasins du Louvre, qui se campait en patriote ramenant en France le trésor national parti aux États-Unis. Mais lorsque l’œuvre entra au Louvre, le public fut fort déçu…

Du national à l’international

La Vie des Idées : Artistes, galeristes et collectionneurs évoquent tous l’importance des foires. Il y a par exemple cette remarque de Fabien Mérelle : « Il est essentiel de pouvoir être montré dans les foires, même si c’est comme la bande-annonce d’un film, très insatisfaisant. Un art de foire est en train de se créer où l’artiste se farde pour qu’on le voie de loin. On perd en qualité et en profondeur parce qu’il faut présenter rapidement des œuvres qui puissent faire illusion. J’aurais envie de retourner en ma faveur les paradigmes de foire » (p. 26). Quel est le rôle des foires sur la scène artistique contemporaine ? Sont-elles essentielles au travail des artistes, ou bien de simples vitrines pour acheteurs pressés ?

Anne Martin-Fugier : Aux yeux des artistes, les foires (et les biennales) sont essentielles parce qu’elles sont des occasions de visibilité et de contact, que ce soit en France ou à l’étranger. Un chiffre, à titre de comparaison : la FIAC accueille 85 000 visiteurs en cinq jours tandis qu’une exposition en galerie recevra « 2000 personnes à tout casser », pour citer Philippe Mayaux. Tout le monde constate une baisse de fréquentation des galeries en dehors des vernissages. Le public a besoin d’événements, les foires en font partie. Leur nombre a cru de façon exponentielle. Les premières datent de 1967, il y en avait 36 en 2000 et 288 en 2013, sans compter les foires « off », annexes des grandes.

Les galeries importantes sont tenues de participer à de multiples foires, ce qui entraîne des frais considérables. Miami, Chicago, New York, Bâle, Hong Kong, la FIAC, Bruxelles, Dubaï… Daniel Templon, dit Philippe Cognée, fait neuf foires dans l’année, qui lui coûtent entre 900 000 et un million d’euros : « De plus, pour exister vraiment dans ces foires, il est obligé d’avoir des artistes chers, à la mode, il doit suivre cette logique-là, toujours contraint d’aller de l’avant. » Galeriste et artiste essaient aussi de concevoir pour chaque foire un événement exceptionnel. Pour celle de Dubaï en 2013, Templon donnait à Cognée un mur de cinq mètres pour lequel Cognée a réalisé huit tondos [2]. Le rendez-vous de Bâle est incontournable. Même les artistes installés y sont très attentifs. François Morellet, représenté à Bâle par une demi-douzaine de galeries, une française, une anglaise, une italienne et trois suisses, est soucieux de ne leur confier ni deux œuvres semblables ni les mêmes œuvres que l’année précédente : « Avoir un stand à Bâle est très onéreux et si je propose à une galerie une pièce qu’elle ne vend pas, je me sens fautif. »

Les artistes dont les marchands ne font pas de foires le ressentent comme un véritable handicap. Clément Bagot en fait grief à Éric Dupont, il aimerait en particulier être montré à Bruxelles. Mais il est assez honnête pour reconnaître que, si son marchand participait à des foires, il serait obligé de produire davantage. Et comme il travaille lentement, il rencontrerait des difficultés. Si Fabien Mérelle est entré chez Praz-Delavallade, c’est aussi parce que ces marchands-là pouvaient l’emmener dans des foires, contrairement au jeune homme chez qui il exposait. Leur temporalité divergeait : « Je ne doute pas qu’à terme tu iras dans des foires mais aujourd’hui ce n’est pas le cas et je ne sais pas si moi, demain, dans cinq ou dix ans, je serai un artiste que tu auras l’envie de présenter dans une foire. Pour moi, c’est maintenant ou jamais. » Comme beaucoup de jeunes artistes, Fabien Mérelle a un sentiment aigu de la nécessité de faire les choses à l’heure, de ne pas laisser passer sa chance.

La Vie des Idées : Même s’ils les critiquent souvent, les institutions culturelles françaises et étrangères semblent représenter pour les artistes interrogés des instances de légitimation à part de leur travail. Quelle place occupent ces institutions dans leur parcours et leur carrière, comment les perçoivent-ils ?

Anne Martin-Fugier : Au début de leur carrière, les Fonds Régionaux d’Art Contemporain créés par Jack Lang en 1982 dans le cadre de la politique de décentralisation sont une aide véritable pour les artistes. Xavier Veilhan le reconnaît : « Les FRAC m’ont été d’un grand secours. C’était le premier stade de la reconnaissance. Ils m’achetaient des pièces à des prix qui paraîtraient ridicules aujourd’hui, cela me permettait de vivre mais j’étais limité dans la production. » Un achat représente plus qu’une aide financière, un acte symbolique : « La première fois que j’ai eu une pièce achetée par un FRAC, j’étais tout à fait conscient qu’elle entrait dans les collections publiques. Je tiens beaucoup à la dimension publique, l’inaliénabilité des œuvres qui appartiennent aux collections publiques me semble fondamentale. » Aujourd’hui, tout en étant heureux que sa cote ait grimpé, Veilhan regrette qu’elle soit trop élevée pour les budgets des musées. Encore faut-il, si on est acheté par une institution, être exposé : « Ce qui compte, affirme Philippe Cognée, c’est d’être acheté par la Tate Modern ou le Centre Pompidou et d’être montré, de ne pas rester dans les réserves. »

Cependant le système français fait plutôt l’objet de vives critiques. Ange Leccia le dit sans ambages : « L’un des handicaps français, c’est que les FRAC étaient aux mains de petits fonctionnaires. » Même chose au Fonds National d’Art Contemporain où Leccia a côtoyé, dans les commissions d’achat, les inspecteurs à la création, fonctionnaires médiocrement payés qui avaient fait leurs études en France sans jamais bouger. Leurs choix les menaient donc vers l’exotisme : « Lorsque dans les années 1980, ils étaient qualifiés par un FRAC ou par l’État pour acquérir une œuvre, ils préféraient aller à Milan ou à Turin acheter un Pistoletto, à New York ou à Los Angeles acheter un Mike Kelley, qu’aller à Clermont-Ferrand ou à Bastia acheter un Ange Leccia. » À l’inverse, les conservateurs anglais ou américains, qui ne sont pas fonctionnaires mais associés, sont intéressés à la réussite de leurs artistes, ils gagnent leur vie si les artistes gagnent leur vie.

Les artistes reprochent surtout aux institutions françaises leur dogmatisme anti-peinture. François Rouan est très sévère : « La caractéristique de l’élégance française qu’est le post-duchampisme est le mépris de la peinture, un mépris terrible ». Clément Bagot résume ainsi la situation : aux États-Unis où, pendant quatre ans, il faisait de longs séjours, il voyait de la peinture, du dessin, de la sculpture ; lorsqu’il rentrait en France, « il n’y avait plus que du conceptuel post-duchampien », vidéo, photos numériques, installations. « Dans les années 1980, commente Claude Viallat, le conceptuel a pris le pouvoir. La plupart des directeurs d’écoles des Beaux Arts et des inspecteurs ont été formés par l’université au conceptuel. Si bien qu’on n’enseignait quasiment plus la peinture ni le dessin, la photographie et la vidéo avaient tout remplacé. »

Ce qu’attendent les artistes français, c’est évidemment une grande exposition au Centre Pompidou ou au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Même ceux qui, comme François Morellet, ont d’abord été reconnus à l’étranger. Mais les musées n’ont plus d’argent et ont besoin de mécènes pour organiser une rétrospective : « Si demain, dit Ange Leccia, Chanel me proposait de mettre quatre cent mille euros sur la table, dans un mois j’aurais une exposition. »

La Vie des Idées : Le marché de l’art français trouve péniblement sa place sur la scène artistique internationale. Quelles en sont les raisons ? Certains artistes expriment même un vif désir d’expatriation (notamment pour la Californie), mais le chemin paraît difficile. Comment se fait-il qu’ils aient du mal à être représentés sur la scène internationale, à s’exporter ?

Anne Martin-Fugier : Si l’on demande aux artistes pourquoi les Français s’exportent difficilement, ils désignent trois responsables : les institutions, les marchands, les artistes eux-mêmes.

Est-ce parce que la France a été longtemps terre d’accueil pour les artistes et que Paris était la ville où tous les artistes étrangers voulaient venir étudier et travailler ? Parce que la France se veut universelle ? Du coup, il n’y a pas chez nous de patriotisme artistique, contrairement à l’Angleterre, à l’Allemagne ou aux États-Unis. Selon Claude Lévêque, la fameuse plaisanterie américaine « Pourquoi exposerait-on vos artistes alors que vous ne les exposez pas vous-mêmes ? » n’est pas si fausse. Les peintres surtout le ressentent cruellement : « La France, dit Philippe Cognée, est capable de nous distribuer des médailles –on m’a offert la Légion d’honneur !- mais incapable de travailler à fond pour nous mettre au niveau international, nous donner une visibilité. Aujourd’hui la seule visibilité est commerciale, elle passe par Pinault ou Arnault. » Et François Rouan : « En 2013, le centre Pompidou n’a même pas réussi à faire circuler l’exposition Hantaï, personne n’en a voulu. Au grand dam de nos institutionnels qui prétendent pourtant ‘travailler à l’international’. Mais les Français sont étonnants de se référer encore à ce qu’ils imaginent être leur puissance symbolique. »

Ange Leccia avait, en 1987, une opportunité d’acquérir une stature internationale. Invité à la fois à la Documenta et au Skulptur Projekte de Münster, il aurait dû être soutenu par la France : « Le Centre Pompidou aurait dû m’acheter immédiatement cinq ou six œuvres et les montrer. C’est ainsi que réagissaient les Anglais. » Or non seulement les institutionnels n’ont pas soutenu l’artiste mais ils l’ont dénigré. Ileana Sonnabend avait proposé à Leccia d’entrer dans sa galerie, mais un membre du Centre Pompidou lui a déclaré : « Leccia, je ne connais pas » et le directeur du CAPC de Bordeaux : « Leccia, c’est un feu de paille… » Devant ce manque de soutien français, Ileana a reculé et proposé à Leccia de venir s’installer à New York. Il n’a pas accepté pour des raisons familiales mais n’a plus jamais pu, par la suite, « basculer dans la sphère internationale ».

Plus récemment, Philippe Cognée a fait l’expérience amère du peu d’implication des conservateurs. Guy Tosatto lui avait organisé à Grenoble une grande rétrospective et pas un seul des trente conservateurs du centre Pompidou ne s’est déplacé : « Ils se contentent d’une exposition en galerie, d’une pièce vue à droite et à gauche pour juger d’un travail. Ils devraient se faire une obligation d’aller voir les expositions en région pour décider s’ils peuvent montrer à Paris tel ou tel artiste et tenter de l’exporter. » Et d’ajouter : « Il me semble que pour exposer à Paris, ce serait mieux de n’être pas obligé, comme Desgranchamps, de passer par Bonn. Une exposition pourrait aussi aller de Grenoble ou de Nantes directement à Paris. »

Les marchands français ne facilitent pas le partenariat avec leurs homologues à l’étranger. Ils craignent que d’autres ne bénéficient du travail qu’ils ont déjà fourni, ils craignent de perdre leurs artistes ou de devenir un marché de seconde zone. Alors que les galeries de taille moyenne devraient travailler à se regrouper pour créer une synergie.

Les artistes ont aussi leur part de responsabilité, ils ne cherchent pas à s’exporter parce qu’ils se satisfont trop aisément de leur petit univers : « Quand ils commencent à être connus, dit Clément Bagot, ils se contentent de leurs liens avec les institutions, les collectionneurs et les galeristes en France, ils jouissent de leur mini-réseau. » Les jeunes générations, en revanche, commencent à sortir tôt de l’Hexagone et essaient de rencontrer des galeries à l’étranger. C’est d’abord qu’elles parlent bien mieux anglais qu’autrefois, précise Xavier Veilhan, la perspective internationale leur est donc plus naturelle.

Si les artistes français se montrent frileux à l’idée de s’expatrier, c’est que « nous sommes trop bien chez nous », suggère en riant Mathieu Mercier, qui a vécu naguère quelques années à Berlin et a choisi de vivre à Paris plutôt qu’à New York. La richesse culturelle de l’Europe est exceptionnelle, l’échelle du territoire français et de son architecture est confortable, comme le style de vie qu’on peut y mener : « Pour jouer dans la cour internationale, reconnaît Ange Leccia, il faut s’en donner la peine et j’en suis incapable. »

Galeristes & artistes

La Vie des Idées : Les entretiens font ressortir les rapports complexes qui existent entre galeristes et artistes. Quelques artistes envisagent cette relation comme un rapport de force. Albert Loeb constate : « Artistes et galeristes sont toujours un peu comme chiens et chats : pour le marchand, c’est grâce à lui que l’artiste peut faire son œuvre ; aux yeux de l’artiste, le marchand n’est rien sans lui ; la vérité est à mi-chemin » (p.101). Il ajoute : « Mais c’est surtout une affaire de fidélité, nous sommes dans le domaine amoureux. » Si un artiste change de galerie, le galeriste parle de trahison (« Les trahisons sont le lot des galeristes », Nicole Durand p. 44) La question de l’argent revient souvent. En quels termes décririez-vous ce lien particulier qui les unit ?

Anne Martin-Fugier : Jusque dans les années 1960, les marchands et leurs artistes étaient liés par des contrats. Ce n’est plus le cas aujourd’hui en France, à l’inverse de ce qui se fait aux États-Unis. Il y a seulement entre eux un engagement moral mais leurs relations sont très importantes pour les artistes. Ainsi Viallat dit de Bernard Ceysson qu’il est son « vrai compagnon de route » car il ne se contente pas de vendre ses toiles, il a un projet pour lui. Cependant les rapports du couple artiste-galeriste peuvent devenir violents et douloureux parce qu’ils mêlent toute la palette des sentiments (espoir, déception, fidélité, trahison…) avec les problèmes financiers. Gérer un divorce est difficile pour les deux parties. Particulièrement lorsqu’un artiste lancé, jeune, par une galerie, la quitte. Ce fut le cas de Mathieu Mercier et des Valentin. Remarquons d’ailleurs que dans presque tous les récits, l’initiative de la séparation revient à l’artiste qui a trouvé une autre galerie.

Comment l’annoncer ? Comment savoir « à quel moment on n’a plus rien à attendre l’un de l’autre » ? En théorie, il vaudrait mieux ne pas laisser pourrir une situation, mais on se méfie de soi et de l’autre : « J’aurais dû lui en parler, dit Philippe Cognée de Gabrielle Salomon. Mais elle aurait essayé de me retenir. Et, comme je suis un peu faible, si la séparation n’avait pas déjà été actée, j’aurais peut-être reculé. » Claude Lévêque qui a quitté Agnès B. lorsque Yvon Lambert lui a proposé d’entrer dans sa galerie, dit : « On peut parler de rupture parce qu’Agnès était très triste de me voir partir. » Il ne parle en revanche pas de rupture lorsqu’il a quitté Yvon Lambert pour Kamel Mennour : il a accepté la proposition du jeune marchand qui pouvait faire évoluer son travail tout en gardant de bons rapports avec Yvon Lambert. Pourquoi cette différence ? Peut-être est-il plus facile d’avoir des relations équilibrées avec des galeries d’égale importance ?

Le cas le plus étonnant est celui de François Morellet qui travaille avec plusieurs galeries et reste fidèle à chacune. Lorsque Kamel Mennour lui a proposé de rejoindre son équipe d’artistes, il a accepté à la condition de ne pas rompre avec les galeries plus modestes auxquelles il reste reconnaissant de s’être occupées de lui depuis longtemps.

La figure du collectionneur

La Vie des Idées : Dans cette trilogie, la figure du collectionneur est un peu à part, elle ressort de façon très intime dans les entretiens ; son statut n’est pas bien défini et beaucoup refusent l’étiquette même de collectionneur. Chacun a une relation spécifique à sa collection, qu’elle soit une extension consciente de soi (un autoportrait pour Antoine de Galbert), ou bien un plaisir d’amasser (c’est en ces termes que se décrit Jean Chatelus : « je n’ai jamais eu le sentiment, en collectionnant, de faire œuvre créatrice. Mais certaines personnes le voient parfois ainsi, on me l’a déjà dit. Moi, je me vois plutôt comme un monomaniaque passionné de réalisations plastiques contemporaines. »). L’aventure est-elle toujours singulière ?

Anne Martin-Fugier : Tout collectionneur est un passionné, qu’il cherche à rassembler des timbres, des horloges, des livres illustrés ou des tableaux impressionnistes. Le collectionneur d’art contemporain a une spécificité : il ne sait pas à l’avance ce qu’il cherche, il est poussé par un désir de nouveauté, d’inconnu. Plus que d’une recherche d’objets, il s’agit d’une aventure. C’est sans doute pourquoi il refuse l’étiquette de collectionneur. Il se voit plutôt comme un découvreur. Mais un beau jour, il n’y a plus de place sur ses murs, il prend conscience qu’il est devenu collectionneur et ce nouveau statut ne lui plaît guère, lui paraît trop lourd.

Je n’ai interviewé que des amateurs qui achètent eux-mêmes, sans conseillers, et dont le but n’est pas l’investissement financier ni la spéculation. Il y a les boulimiques, les obsessionnels, les méthodiques, ceux qui suivent une ligne en éliminant les autres possibilités, qui se concentrent sur un type d’art, et ceux qui revendiquent le droit à aimer et à acheter des œuvres très différentes, aussi bien minimales qu’expressionnistes. Ainsi, en face des Billarant connus pour leur amour de l’art conceptuel ou de Jean Chatelus qui n’aime que l’expressionnisme, Antoine de Galbert affirme son refus d’un goût exclusif.

Mais par-delà la variété des attitudes, il existe une part de folie commune à tous les collectionneurs, la « fêlure artistique » dont parlait Zola à propos de Paul Durand-Ruel. Car il n’est pas raisonnable de mettre des milliers d’euros dans une œuvre, surtout que c’est toujours aux dépens d’un autre achat. Les petites filles des Sicard le savaient bien, qui protestaient plaisamment contre les dépenses artistiques de leurs parents en brandissant la pancarte « Plus de peinture, de la nourriture ! » Les collectionneurs de mon livre vivent d’ailleurs toujours dans les dettes. Stéphane Corréard dit volontiers qu’en réglant ses acquisitions par tranches de cinq cents euros, il paie l’électricité de toutes les galeries à Paris…

par Cristelle Terroni, le 17 avril 2015

Pour citer cet article :

Cristelle Terroni, « L’art contemporain made in France. Entretien avec Anne Martin-Fugier », La Vie des idées , 17 avril 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-art-contemporain-made-in-France

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1La Place des bonnes : la domesticité féminine à Paris en 1900, Paris, Librairie générale française, 1985.

[2Un tondo (de l’italien Rotondo) est une œuvre de format rond, traditionnellement une peinture représentant un profil.

Nos partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet