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Recension Philosophie

L’apocalypse qui vient

À propos de : Michaël Fœssel, Après la fin du monde, Critique de la raison apocalyptique, Seuil


par Louis Lourme , le 13 mars 2013


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D’où vient notre catastrophisme actuel ? Sur quoi repose-t-il ? Et peut-on y échapper ? Michaël Fœssel répond à ces questions en s’interrogeant sur ce que signifie « la fin du monde ». Ce sont les racines de notre pessimisme qu’il entend ainsi dévoiler, afin de libérer notre présent et redonner un sens à notre capacité de décider.

Recensé : Michaël Fœssel, Après la fin du monde, Critique de la raison apocalyptique, Paris, Le Seuil (coll. L’ordre philosophique), 2012, 294 p., 23 €.

L’essai de Michaël Fœssel entend mener une critique du catastrophisme de notre époque, c’est-à-dire de cette tendance à organiser la prise de décision en fonction d’urgences ou d’impératifs dictés par des situations jugées catastrophiques (par exemple sur les plans écologiques, sanitaires, économiques, militaires, etc.). Si le sous-titre de l’ouvrage annonce une « critique de la raison apocalyptique », et si l’on comprend donc très rapidement que le propos n’est évidemment pas de défendre un point de vue catastrophiste, l’ouvrage ne cherche pas non plus à adopter un simple point de vue optimiste qui ferait de la possibilité de la catastrophe ou de la réalité des crises que traverse notre temps de purs phantasmes sans fondement.

De l’acosmisme moderne à la rationalité catastrophiste

Dire qu’il y a une raison catastrophiste, c’est d’abord dire que les peurs catastrophistes ne sont pas sans fondement rationnel, autrement dit qu’il existe une forme de rationalité du catastrophisme. C’est cette rationalité-là que l’auteur va chercher à analyser en montrant non seulement ses présupposés mais aussi ses limites ou les principaux problèmes qu’elle pose. De fait, la première partie de l’ouvrage (« Généalogie ») ne se contente pas de proposer un retour sur le débat entre les tenants d’un discours catastrophiste et ceux qui leur répondent, au sein de la modernité. Dans un dialogue permanent et stimulant avec certaines figures centrales de la modernité (Hobbes, Kant, Hegel, Weber, Arendt et Heidegger notamment), cette première partie est surtout le lieu d’une analyse des origines du catastrophisme.

La raison apocalyptique peut, selon l’auteur, être considérée comme une manière de répondre à « une perte de confiance dans le cosmos » (p. 48) et dans son ordre, qui caractérise les Temps modernes. Cet acosmisme se traduit au moins de trois manières. Premièrement par une forme d’« éloignement du monde » (p. 80). Cet éloignement ne signifie pas littéralement que le monde ne présenterait plus aucun intérêt, mais plutôt que le monde n’a plus de valeur en lui-même : il est un espace au sein duquel l’homme peut librement travailler sans risquer de remettre en question, par son action, la valeur de son environnement. Deuxièmement par une individualisation croissante des pratiques. Celle-ci ne renvoie pas à la fin de toute appartenance, mais désigne plutôt le fait que les appartenances et les contraintes que le sujet moderne supporte permettent bien davantage la « vérification de soi et de sa valeur » (p. 102) que la vérification de la valeur du monde (c’est soi-même que l’on éprouve et que l’on définit). Troisièmement par un nouveau rapport au temps – ce que l’on pourrait appeler la croyance dans le progrès.

Mais si l’on admet ces trois modalités de l’acosmisme moderne, comment comprendre qu’il ait pu donner lieu à une rationalité catastrophiste ? L’auteur entend bien sûr montrer que le catastrophisme n’est pas la seule voie possible pour l’acosmisme – il montre par exemple la possibilité d’une justification rationnelle de ce qui existe « sans recourir à l’idée antique de cosmos » (p. 119), voie métaphysique empruntée par Hegel et qui permet de sortir de cette colère contre le monde tel qu’il est pour aboutir à une « acosmicité heureuse » (p. 129). Mais le développement de la rationalité catastrophiste peut cependant s’expliquer s’il l’on veut bien considérer d’abord que l’« ouverture » de l’avenir contenue dans le principe du progrès (ouverture par comparaison avec l’ordre clos du cosmos) n’est pas une ouverture exempte de toute inquiétude (car après tout, nous ne savons pas de quoi demain sera fait), et ensuite que le déroulement de l’histoire place les hommes face à des périodes de crises qui donnent l’impression que ce qu’ils ont connu va finir. De fait, ce n’est sûrement pas un hasard si les discours catastrophistes émergent précisément dans les régions du monde et les périodes de l’histoire où les peuples concernés se voient dépassés par les autres, ou bien se sentent rejetés en dehors de l’histoire. La rationalité catastrophiste apparaît ainsi comme une manière de penser le réel en l’organisant et en le clôturant, comme une manière de se consoler de sa propre inquiétude.

L’affirmation de l’indépendance du présent à l’égard de l’avenir

Un des principaux problèmes posés par cette raison apocalyptique et par l’ensemble des discours catastrophistes contemporains est le rapport au temps qu’ils impliquent. Parler d’une « fin du monde » ou d’une apocalypse, c’est affirmer que l’avenir est certain, et donc que ce qui nous sépare de cette fin-là (notre présent) n’a pas de valeur.

Le motif de l’apocalypse n’est évidemment pas inédit. Certes les Temps modernes lui font subir une sorte de mutation dans la mesure où l’apocalypse se pense dorénavant hors du religieux. Dans le cadre religieux, elle pouvait en effet apparaître comme donnant lieu à un « après » susceptible d’être espéré ou attendu (comme dans le cas de l’eschatologie chrétienne où l’apocalypse est envisagée comme un « dévoilement »). C’est précisément en cela que consiste la mutation moderne : l’apocalypse ne promet plus aucun après, elle se résume au thème de la fin du monde. Mais quelle que soit la modalité de la pensée apocalyptique, il apparaît qu’elle implique toujours qu’au regard de cette fin prochaine, le temps est vécu comme une urgence. En somme c’est l’avenir qui s’impose au présent.

Cette proposition a trois significations. D’abord, le présent est écrasé par l’avenir (la caractéristique des pensées de la catastrophe étant « d’inscrire le futur dans le présent », p. 37). Ensuite, l’horizon de notre histoire est fermé en raison de la certitude et de l’inéluctabilité du propos catastrophiste (principalement énoncé aujourd’hui par les experts qui « savent » ce dont ils parlent et qui « connaissent » leur sujet). Enfin, et cette dernière remarque est éminemment liée aux deux précédentes bien qu’elle se déploie plus strictement sur le plan politique, la raison apocalyptique semble toujours pouvoir commander l’action politique de notre temps au profit du temps à venir. Ainsi, la rationalité catastrophiste produit-elle une alternative désastreuse sur le plan démocratique qui, par le biais d’une logique binaire, oppose des choix (choisir entre la fin ou la survie) et des types de discours (choisir entre le discours inconséquent ou le discours d’experts) qui reviennent à nier la capacité de décision de l’homme – car de telles alternatives ne laissent en réalité aucun choix.

Contre ces pensées-là, qui exigent du temps actuel une action spécifique et déterminée au nom de l’apocalypse à venir, le livre de Michaël Fœssel veut réaffirmer l’indépendance du présent, notamment en matière politique où la décision (et notamment la décision démocratique) nécessite toujours la possibilité d’un choix libre et non pas seulement exigé par le futur. C’est à partir de cette indépendance du présent à l’égard de l’avenir que le futur peut se rouvrir sur différents possibles.

« La perte en monde »

De quoi parle-t-on alors lorsqu’on parle de la fin du monde ? Une des hypothèses de l’ouvrage est que ce thème masque son fond véritable qui est la « perte en monde ». En d’autres termes, la rationalité catastrophiste confond la fin du monde avec la fin d’un monde particulier (le monde qui faisait sens jusqu’alors pour celui qui tient le discours catastrophiste). Qu’est-ce donc que le monde ? Le lecteur aura compris qu’il ne s’agit pas de la terre ou de la planète, du réel ou de l’ensemble des choses existantes, pas plus que le terme ne renvoie à un objet physique constitué qui serait donné comme quelque chose de définitif (« le réel peut durer même lorsqu’il ne fait plus monde », p. 159). La notion de monde renvoie plutôt à l’expérience de relations dans lesquelles un sujet peut se sentir engagé, ou à l’expérience d’un rapport au réel qui fait sens pour celui qui le vit. Il faut dire que cette notion centrale de l’ouvrage est cependant moins définie positivement [1] que déduite des expériences de « perte en monde », c’est-à-dire des expériences (plus ou moins ordinaires) où le réel ne fait plus sens et où il est simplement un espace au sein duquel les sujets connaissent une forme d’« errance » (p. 162) sans but et sans prise sur ce qui les entoure (ces expériences dans lesquelles les individus peuvent littéralement sortir du monde, c’est-à-dire sortir d’un rapport au réel dans lequel l’environnement fait sens et au sein duquel ils peuvent se représenter un rôle propre [2]).

C’est à partir de l’analyse de ces expériences de perte en monde que l’auteur peut distinguer le monde et la vie (il ne suffit pas de vivre pour faire monde), et que l’on peut comprendre la thèse principale de l’ouvrage : « dans cette alternative, c’est le monde qu’il faut choisir » (p. 199). Michaël Fœssel entend ainsi interroger l’obsession de la vie qui a tendance à être présentée comme étant par elle-même une norme suffisante pour justifier tous les discours de préservation de ce qui est, et neutraliser les velléités de transformation du réel. Nous pouvons ainsi lire : « la vie joue exactement le même rôle que le cosmos dans les métaphysiques antiques : elle constitue un ordre qui répond par avance à la question du légitime et de l’illégitime » (p. 212).

On pourrait bien sûr se demander si le choix du monde doit nécessairement se faire contre le choix de la vie. La façon dont l’auteur envisage le discours écologique, principalement sous sa « variante catastrophiste » (p. 203), montre cependant que c’est la modernité elle-même qui tend à faire un choix exclusif – celui de la vie – contre lequel il convient de réaffirmer l’importance du projet de faire monde. Et, encore une fois, la portée politique de cette alternative entre le monde et la vie est décisive et met au jour ses principaux enjeux : « la vie et le monde diffèrent quant à l’objet qu’ils assignent au politique : préservation de l’effectif pour la première, édification du possible pour le second » (p. 228).

Choisir le monde : l’horizon cosmopolitique

Cette « édification du possible » est l’ambition véritable du cosmopolitisme. Que désigne en effet le cosmopolitisme dans cette perspective ? À définir comme il le fait la notion de monde, il fallait bien que le cosmopolitisme acquière chez Michaël Fœssel une dimension autre que seulement spatiale ou géographique, il correspond au « choix du monde ». Le cosmopolitisme n’est pas ainsi une simple question d’échelle pour l’action politique (l’échelle mondiale) parce que le « monde » ne renvoie pas à la terre ou bien à la planète, mais au « champ du possible » (p. 247). Lorsqu’il s’agit de le traduire dans une dimension politique, le choix du monde plutôt que celui de la vie correspond alors au choix de ne pas se laisser enfermer dans une logique de la survie, et d’affirmer contre cette nécessité la valeur du possible et du lointain – qui n’est pas condamné à être vécu comme menaçant ou insensé.

Le mérite de l’ouvrage n’est pas seulement ainsi d’avoir distingué le « cosmopolitisme existentiel » (p. 274) du « cosmopolitisme de la survie » (i.e. le cosmopolitisme réduit à n’être qu’une réponse technicienne et institutionnelle aux risques globaux, et qui dégage les individus du souci du monde), il consiste aussi dans l’affirmation selon laquelle le cosmopolitisme existentiel ne se résume pas à une posture morale strictement individuelle, mais peut recevoir une traduction politique.

À la lecture du dernier chapitre (comme de toute la deuxième partie), on pourrait regretter que les analyses si éclairantes de différentes expériences de « perte en monde » ne soient pas relayées par des analyses d’expériences de constitution de monde – voire même, dans le dernier chapitre, d’expériences politiques de constitution de monde. Pourrait-on par exemple considérer que certaines luttes ou certains engagements, qui se font souvent en faveur d’un « autre monde » [3], peuvent être vus comme des expériences dans lesquelles le monde est littéralement constitué ? Et à quoi pourrait ressembler une institution qui soit réellement cosmopolitique au sens où elle favoriserait « la perception [du monde] comme d’un espace qui concerne les citoyens » (p. 280) ? [4] Mais assurément ces questions ne touchent pas l’essentiel du propos de l’ouvrage qui analyse, premièrement, les impasses de la raison apocalyptique ; et qui montre, deuxièmement, que l’on peut échapper à ce catastrophisme contemporain en réinvestissant le concept de monde.

par Louis Lourme, le 13 mars 2013

Pour citer cet article :

Louis Lourme, « L’apocalypse qui vient », La Vie des idées , 13 mars 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-apocalypse-qui-vient-2234

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Notes

[1Définition positive qui répondrait aux questions suivantes : qu’est-ce qu’un monde ? ou : que faut-il pour faire monde ?

[2Afin d’illustrer cette expérience de perte en monde, Michael Fœssel évoque notamment la scène finale du film Allemagne année zéro (de Roberto Rossellini, 1948), où le jeune Edmund ère dans Berlin en ruine sans qu’il ne semble plus concerné par ce qui l’entoure. Il finit par se suicider en se jetant du haut d’un immeuble.

[3Le thème est très rapidement évoqué aux pages 144 et 280.

[4Cela n’implique-t-il d’ailleurs pas un lien particulier entre cosmopolitisme et démocratie ?

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