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Recension Société International

L’Europe des anti-genre

À propos de : R. Kuhar et D. Paternotte (dir.), Anti-Gender Campaigns in Europe Mobilizing against Equality, Rowman & Littlefield International


par Magali Della Sudda , le 22 février 2018


Ce panorama des mobilisations contre le mariage homosexuel dans 12 pays européens met en exergue le processus d’unification de divers mouvements conservateurs sous la bannière fédératrice de la « croisade anti-genre ».

La Manif pour Tous serait-elle une exception française ? L’ouvrage dirigé par David Paternotte et Roman Kuhar étudie les contestations dont les politiques d’égalité entre les hommes et les femmes, et les politiques d’égalité des droits entre couples hétérosexuels et homosexuels font l’objet dans 12 pays européens : Autriche, Belgique, Croatie, France, Allemagne, Hongrie, République d’Irlande, Italie, Pologne, Russie, Slovénie, Espagne. Ces actions, menées au nom de la défense de la famille et d’une anthropologie universelle, sont désignées par les auteurs comme des campagnes ou des « croisades » anti-genre [1], qui opèreraient un déplacement conceptuel par rapport à la « croisade morale » [2]. Publié en anglais, d’un style clair et d’une lecture facilitée par des chapitres concis et synthétiques sur chacun des pays.

Des campagnes anti-genre

Le chapitre introductif met en évidence la dimension transnationale et européenne des campagnes anti-genre, peu étudiée à ce jour. Il retrace de manière très complète la genèse de la rhétorique commune à toutes ces mobilisations : « l’idéologie anti-genre » (p. 4). Ces mouvements énoncent la nécessité d’un ordre social et politique structuré par la hiérarchie du genre. La clef de voûte de leur discours est la dénonciation de « l’idéologie du genre », élaborée au Vatican sous les pontificats de Jean-Paul II (1978-2005) et de Benoît XVI (2005-2013).

Une rhétorique unificatrice

Si l’on examine l’articulation entre le champ politique et les protestations, différents groupes jadis épars semblent se rallier à la bannière anti-genre, qui opère comme une colle. La rhétorique anti-genre est partagée par les partis politiques de droite et d’extrême-droite, qualifiés de populistes (p. 13). Ainsi, en Autriche, le succès des mobilisations est étroitement lié au rapport de force politique, favorable aux partis conservateurs et d’extrême-droite, comme le montrent Stefanie Mayer et Birgit Sauer. On retrouve cette porosité entre la contestation anti-genre et le champ politique en Espagne, où le Parti populaire a été une caisse de résonnance des oppositions aux politiques du gouvernement socialiste de 2004 à 2011. Monica Cornejo et José Ignacio Pichardo Galán soulignent les liens entre les positions de l’épiscopat espagnol contre le mariage civil pour les couples homosexuels et l’extension des modalités d’accès à l’interruption volontaire de grossesse, le dynamisme du mouvement charismatique « le Chemin néo-catéchuménal » et les mobilisations.

Pour autant, ces protestations n’ont pas eu l’effet escompté en termes de redéfinition des politiques de genre. En Allemagne, la politisation par de l’Alternative für Deutschland, parti d’extrême-droite fondé en 2013, se rapproche des phénomènes observés en France, où le Front national fut le parti le plus mobilisé dans cette campagne. Le cas hongrois montre une structure des opportunités défavorable quand bien même les partis conservateurs sont au pouvoir : l’absence de politiques d’égalité de genre, le continuum entre partis conservateurs et d’extrême-droite sur les questions sexuelles et la faiblesse des mouvements féministes et LGBT (lesbiens, gays, bi, trans) sont avancés par Eszter Kováts et Andrea Pető pour expliquer la faiblesse des mobilisations anti-genre. En dépit d’un épiscopat wallon dont la figure de proue est gagnée à cette cause, « Nul n’est prophète en son propre pays », comme le rappellent Sarah Bracke, Wannes Dupont et David Paternotte à propos de la Belgique. Pays d’origine de Michel Schooyans et Marguerite Peeters, qui sillonnent le monde pour lutter contre le « gender », la Belgique offre peu d’opportunités à la campagne anti-genre, en raison de la structure de son État, de sa division en communautés et de la pilarisation, où les corps intermédiaires - partis ou institutions religieuses - jouent un rôle institutionnel et social important.

Une corrélation des dynamiques identitaires ?

Différentes contributions rendent compte de la corrélation entre des dynamiques identitaires nationalistes ou régionalistes et l’usage du discours anti-genre. Le chapitre sur la Croatie présente une analyse convaincante sur la dynamique identitaire nationale, étayée par les églises locales et un fort anticommunisme entretenu par l’Église catholique. Cette configuration a favorisé un soutien important aux mobilisations contre « l’idéologie du genre », présentée comme totalitaire et d’inspiration communiste ou féministe radicale. La campagne, menée par capillarité dans le cadre de la vie quotidienne ou par le biais des associations religieuses, a conduit le gouvernement à renoncer à mener à bien les politiques de lutte contre les discriminations fondées sur le genre, le sexe ou la sexualité que recommandaient les institutions européennes. En Slovénie, la dimension anti-européenne, observée dans les autres pays, est euphémisée au profit d’une dénonciation des élites locales corrompues selon R. Kuhar. La Russie fait figure de pays rempart contre ces politiques internationales d’égalité imposées par les organisations internationales et l’Union européenne. Selon cette rhétorique, la défense d’un modèle familial fondé sur l’hétérosexualité est intrinsèquement liée à l’identité russe et adossée à l’Église orthodoxe.

De même, la question de l’identité nationale allemande et de son fondement sur des bases « post-essentialistes » (p. 105) est une des clefs d’interprétation de l’« Anti-genderismus » en Allemagne. Le parti de l’AFD offre un relais partisan aux campagnes médiatiques contre les politiques européennes de gender mainstreaming menées depuis la fin des années 1990, sous couvert de lutter contre l’autoritarisme de Bruxelles. Paula-Irene Villa voit dans le discours de l’AFD une rhétorique anti-68 (p. 105) participant d’une panique morale autour de la question de l’identité allemande, la « German Angst » (p. 105). Les politiques libérales et d’égalité sont présentées comme propices à la pédophilie et à la sexualisation des enfants, tout comme en Italie, où la notion de protection des enfants est centrale au sein des comités « Difendiamo i nostri figli » (p. 163). La défense de l’enfant et de la famille est aussi le point cardinal des revendications de la Manif pour Tous en France, en 2012-2013.

La disqualification des savoirs académiques sur le genre

Le statut scientifique des études de genre est généralement récusé par ces mouvements. En Pologne, cette disqualification se teinte d’anti-intellectualisme et est associée à une méfiance globale à l’égard des évolutions biotechnologiques. Les contestations polonaises offrent un exemple d’une résistance combinée au néo-libéralisme, aux politiques européennes d’égalité et à la sécularisation, comme le montrent Agnieszka Graff et Elzbieta Korolczuk. Kevin Moss souligne que la Russie présente une configuration spécifique en confiant un rôle spécifique conféré aux universités et aux intellectuels dans la lutte contre les études sur le genre.

Manifestation de rue et actions collectives

Au regard de l’ampleur des manifestations de rue qui ont réuni plusieurs milliers de personnes, la France fait figure de parangon dans les campagnes anti-genre. La Manif pour Tous est une référence pour les manifestants italiens. En Italie, comme le rappelle Sara Garbagnoli, les projets de loi contre les discriminations fondées sur le genre ou l’orientation sexuelle et sur le projet d’union civile pour les couples de même sexe ont également rencontré une vive opposition. Le familialisme italien et la prégnance du différentialisme offrent des conditions d’efficacité à la campagne que mènent le Vatican, la Manif pour Tous-Italia et les Sentinelle in piedi, ces hommes et ces femmes qui se tiennent debout et en silence dans des veillées. Ces dernières ont d’ailleurs supplanté les Sentinelles debout françaises par leur nombre dans les veillées.

La contestation française remonte aux années 2010, selon Josselin Tricou et Michael Stambolis-Ruhstorfer. La sécularisation de la culture française, l’opinion vis-à-vis de la parentalité homosexuelle, la situation politique et les divisions au sein du catholicisme structurent la contestation. La dynamique de désaffiliation confessionnelle des générations les plus jeunes rend inaudible une argumentation théologique. C’est donc une rhétorique séculière qui est privilégiée, comme dans la plupart des autres pays. À cet égard, l’usage de la psychanalyse pour conforter un ordre social et symbolique hétérosexuel par le prêtre et psychothérapeute Tony Anatrella est révélateur de la plasticité du cadrage anti-genre. Le succès de cette stratégie s’expliquerait par des liens aussi anciens qu’intenses entre le clergé français et le Vatican. Un important travail de communication, dont Frigide Barjot est l’une des protagonistes, la création de groupes de jeunes gens, de jeunes femmes ou mixtes comme les Hommen, les Antigones, les Salopards ou les Gavroches, permet d’atténuer l’image d’une mobilisation catholique d’arrière-garde en offrant les visages multiples d’une jeunesse engagée. L’Église est à la fois agissante et transformée par les mobilisations. En s’opposant au mariage et à l’adoption pour les couples de même sexe, des catholiques progressistes en rupture ont trouvé une voie de réconciliation avec leurs coreligionnaires, consolidant les pôles conservateurs dans l’Église. Quelques trajectoires viennent soutenir cette thèse, telle celle de Jérôme Vignon, président des Semaines sociales (p. 92). Les autres chapitres ne vont pas aussi loin dans l’analyse de l’institution, mais on retrouve cette division sur la question du mariage pour les couples homosexuels au sein du champ religieux en Allemagne (chapitre 6), où les Églises protestantes, habituellement favorables à des formes familiales plurielles, sont partagées sur ce sujet.

Des campagnes européennes ou des campagnes en Europe ?

Cet ouvrage conduit à mettre en question les césures habituelles entre l’Est et l’Ouest ou la spécificité des pays catholiques, jugés plus conservateurs sur les politiques de genre, en montrant que les mobilisations contre l’égalité de genre et des sexualités ont cours partout en Europe. Il appelle néanmoins quelques remarques. Les études de cas auraient gagné à être organisées par thèmes plutôt que par ordre alphabétique, à l’instar de l’analyse comparée proposée dans le dernier chapitre. La dynamique transnationale est, en définitive, abordée en filigrane et seulement dans le dernier chapitre (p. 270-272). On trouve tout au long de l’ouvrage quelques figures de « courtiers » - ou « courtières » - qui relient les espaces de mobilisation. Mais l’action au niveau européen n’est pas étudiée en tant que telle. Quid de la présence de ces groupes dans les institutions européennes, de leur travail de mise à l’agenda au Parlement européen ? On songe notamment ici aux campagnes du « Nouveau féminisme européen », qui vise à lutter contre la théorie du genre et qui a mené le combat contre le Rapport Estrela sur l’égalité de genre (2013), ou aux liens de ces groupes mobilisés avec le Parti populaire européen.

Enfin l’approche par le cadrage discursif privilégie souvent une lecture du sommet - Vatican - vers les laïcs, qui risque de donner une représentation atténuée des dissensions au sein du clergé sur ces questions, voire d’occulter les tensions entre les fidèles protestataires et certains clercs légalistes. Par exemple, l’épiscopat français ne fut pas le moteur de la contestation de 2012, initiée par des laïcs, et le clergé lui-même est divisé : l’initiative de la prière du 15 août 2012 lancée par l’Archevêque de Paris ne doit pas faire oublier que le Conseil « famille et société », au sein de la Conférence des évêques de France, a conservé une attitude légaliste et plus ouverte. Dans deux chapitres, on relève une interprétation erronée de l’interdiction du foulard et des symboles religieux dans les écoles et la vie publique (p. 82). Il conviendrait d’être plus spécifique sur les termes utilisés : la loi sur la dissimulation du visage dans l’espace public est une loi de sécurité intérieure, pas de régulation des cultes. Si elle a été précurseur, la France n’est pas le seul État à avoir adopté ce type de législation. D’autre part, comme le soulignent les auteurs, on retrouve un discours qui n’est pas fondé sur des arguments religieux dans les campagnes menées dans la plupart des pays observés. Ceci invite à pousser plus loin l’analyse du rôle des rapports entre État et religions, qu’il convient de distinguer de l’articulation entre les dynamiques identitaires religieuses et nationales ou régionales, particulièrement opératoires dans la réceptivité des campagnes.

Ces remarques n’enlèvent rien, bien sûr, aux qualités de l’ouvrage, dont un des mérites est assurément de sortir de l’exception française pour offrir un point de vue plus large sur les mobilisations anti-genre.

Recensé : Roman Kuhar et David Paternotte (dir.), Anti-Gender Campaigns in Europe Mobilizing against Equality, Londres, Rowman & Littlefield International, Ltd, 2017, 292 p.

par Magali Della Sudda, le 22 février 2018

Pour citer cet article :

Magali Della Sudda, « L’Europe des anti-genre », La Vie des idées , 22 février 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-Europe-des-anti-genre

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Notes

[1Sara Garbagnoli, Massimo Prearo, La croisade « anti-genre » : du Vatican aux manifs pour tous, Paris, Textuel, 2017.

[2Gaël Brustier, Le Mai 68 conservateur : que restera-t-il de la manif pour tous ?, Paris, Cerf, 2014.

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