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Essai Société

Dossier : L’empire du foot

Histoire du foot-spectacle


par Marion Fontaine , le 11 juin 2010


La passion du football telle qu’on la connaît aujourd’hui serait-elle une invention récente ? En retraçant l’histoire des supporters et celle de la mise en scène du football, Marion Fontaine montre comment le jeu s’est peu à peu transformé en grand spectacle.

En 1978, la première partie de la finale de la coupe de l’UEFA, qui oppose les clubs de Bastia et Eindhoven, se joue en Corse. Jacques Tati est là pour saisir les images d’un spectacle qui déborde le cadre du stade et envahit l’île (Forza Bastia 78. L’Île en fête). Sa caméra suit les préparatifs des supporteurs, les cris, les pétards et les allers-et-venues alimentant une effervescence qui va crescendo, dans une ville toute bariolée de blanc et bleu, et puis qui s’éteint, une fois le match achevé. Ces séquences, retrouvées et montées par la fille du cinéaste, Sophie Tatischeff, témoignent de la forme contemporaine du spectacle du football, celle qui à nos yeux apparaît comme la norme. En observant un enthousiasme qui entraîne aussi bien les vieilles femmes en noir que les enfants, qui anime les travées du stade Furiani, aussi bien que les rues et les places, le film de Tati souligne en outre la capacité du spectacle à nourrir et à incarner une communauté imaginée à base territoriale, ici celle de la Corse. C’est cette capacité, et en général cette puissance actuelle du spectacle, qui expliquent l’intérêt que lui porte sociologues, ethnologues et historiens, en lui appliquant les métaphores et les grilles explicatives les plus variées : rituel, opium, récit épique, guerre amusante, théâtre de la démocratie ou encore fait social total.

Forza Bastia, Jacques Tati (1978)
Disponible sur Google vidéos

Le regard à la fois indulgent, amusé et distancié de Tati incite pourtant à tenir à l’écart toutes ces métaphores, au moins provisoirement, pour se montrer attentif aux détails qui forment la trame du spectacle, à l’intensité du moment, mais aussi à sa brièveté et, d’une certaine manière, à son incongruité. Même en matière de football, Tati incite à saisir tout ce qu’a d’étrange et de nouveau le rapport au spectacle qui se manifeste à Bastia comme ailleurs à la même date. En d’autres termes, son film conduit à saisir le changement, celui qu’occulte une certaine illusion de la persistance ou la tendance à projeter sur les périodes antérieures les images du présent. Ce risque d’anachronisme est particulièrement important dans le domaine sportif, tant les représentations contemporaines qu’il suggère sont omniprésentes à nos yeux. Très souvent, l’idée domine que, depuis l’expansion du football à partir de la fin du XIXe siècle, le sens que recouvre son spectacle et la manière dont on y participe auraient toujours été les mêmes : l’enthousiasme serait éternel, le rôle identitaire essentiel et la passion éprouvée atemporelle. Le but sera ici de nuancer au moins un peu cette impression d’éternité, en proposant quelques clefs pour comprendre la nouveauté de ce que saisit en son temps Jacques Tati, nouveauté à la fois semblable à ce que nous connaissons, et décalée : le spectacle de 2010 n’est déjà plus celui de 1978.

Un spectacle ordonné et encastré

Il convient pour commencer de se méfier, tout au moins dans le cas français, du miroir grossissant qu’a offert la coupe du Monde de 1998. La victoire en forme d’apothéose du 12 juillet, son caractère d’auto-célébration nationale, les innombrables commentaires qui ont suivi ont constitué en modèle un certain enthousiasme sportif, une certaine approche du spectacle. Ce modèle continue d’avoir des effets. On l’a bien vu, même si cela a bien vite avorté, au moment de la demi-finale de la coupe du Monde de rugby en 2007, où l’on a retrouvé les mêmes drapeaux tricolores arborés dans les rues, les mêmes scènes de liesse et autres concerts de klaxons. Mais ce modèle peut aussi exercer en amont un effet déformant, en conduisant à observer l’histoire du spectacle du football en France sous ce prisme, et à accorder a posteriori à ce dernier une importance certainement excessive. Même après sa démocratisation dans l’entre-deux-guerres, la passion footballistique est restée longtemps intermittente [1], et concurrencée par d’autres spectacles. C’est bien le Tour de France que Roland Barthes décrit comme mythe en 1957 [2] et non sa petite sœur qu’est la Coupe de France. Certes, celle-ci accueille déjà près de 40 000 personnes au stade de Colombes en 1936, mais elles font pâle figure devant les 250 000 spectateurs débordant des 127 000 places officielles du stade de Wembley, lors de la mythique finale de la Cup en 1923.

Ce spectacle des années 1930-1960 comporte par ailleurs deux caractéristiques, vraisemblablement partagées à la même époque par la plus grande partie du football européen. La première, la plus étonnante peut-être pour un moderne, réside dans la valorisation du spectateur, au détriment du fan ou du supporteur. C’est celui qui s’implique avec mesure qui est la norme, pas celui qui se passionne avec déraison, le collectif qui se lève, pas les groupes ou les individus qui se déchaînent On peut voir dans cette norme l’effet d’une certaine agoraphobie, de la crainte des nouvelles foules sportives que manifestent longtemps dirigeants du football et médias.

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Loin du défouloir ou de l’expression baroque du soutien à l’équipe, on veut un public qui « se tienne bien », comme en témoignent les actualités cinématographiques montrant les finales de la coupe de France [3]. Ces actualités représentent une collectivité ordonnée, policée, moins expansive et moins ostensiblement enthousiaste que ce qu’attend notre regard contemporain. Certes, l’application de cette norme est variable. L’assistance au match, notamment sur le plan local, s’en émancipe sans doute très souvent et peut être marquée par des violences importantes, surtout contre l’arbitre et les joueurs adverses. Cependant, si on prend l’exemple de l’Angleterre [4], après les désordres marqués d’avant 1914, on constate là aussi que s’imposent au spectacle les règles de la classe ouvrière respectable. Le match est une détente et une sortie à laquelle on assiste en costume du dimanche, parfois en famille, sous la houlette au moins des hommes les plus âgés, qui accompagnent, initient mais aussi surveillent les plus jeunes. Si le spectacle constitue déjà l’occasion d’une mise en scène de soi, cette mise en scène n’est pas la même qu’aujourd’hui et la participation au match s’aligne sur les règles de la culture civile courante.

De manière générale, les stades se plient aux structures, aux sociabilités et aux affiliations telles qu’elles s’expriment à l’extérieur. Même si les études manquent encore pour être tout à fait affirmatif, il semble que cela soit aussi vrai pour les stades français que pour les stades britanniques [5]. Certes, aucun stade français ne peut prétendre incarner une appartenance ouvrière ou même populaire avec la même force et la même évidence que ces stades du nord de l’Angleterre, dont on a pu dire qu’ils étaient « Labour at Prayer », le parti travailliste en prière. Certes, le football ne présente nulle part en France un tel caractère de classe, une telle imbrication à une culture ouvrière, imbrication présente aussi bien dans les valeurs attachées au sport, dans l’attachement aux « gars du coin » que sont encore les joueurs de l’équipe ou dans un territoire qui fait du stade un lieu familier et ordinaire, entre la rue et le pub [6]. Cependant, même en France, on constate que la composition du stade et la forme du spectacle s’adaptent à l’environnement local et le reflètent strictement. Ainsi, à Lens, les mineurs qui suivent le club de la ville (le Racing Club de Lens ou RCL) se regroupent dans le stade avec leurs collègues et leurs voisins issus du même quartier et retrouvent, pour marquer leur présence, les gestes et les objets caractéristiques de la sociabilité minière, par exemple en copiant les drapeaux des sections syndicales pour les faire servir aux premières sections de supporteurs.

Peut-être faut-il chercher du côté de cette imbrication, de ces stades envisagés comme des cocons familiers, pour expliquer aussi la démonstration moins ostensible du soutien à l’équipe et de la célébration moins visiblement passionnée de l’appartenance à un territoire. L’absence du miroir télévisuel coloré est, on le verra, l’une des explications mais elle n’est pas seule. À un moment où les déplacements sont encore rares, sauf entre villes très voisines, les stades sont surtout peuplés par les spectateurs locaux. Les occasions de concurrence entre supporters d’équipes adverses sont donc beaucoup moins nombreuses et ne nécessitent pas d’affirmer avec la même visibilité le soutien à un camp, pour affronter ou impressionner celui d’en face. Par ailleurs, l’appartenance territoriale et sociale qui s’exprime à travers les encouragements adressés à l’équipe trouve alors d’autres lieux (le quartier, l’usine pour les ouvriers) et d’autres moyens (confessionnels, professionnels, politiques) pour s’exprimer. Le stade est à ce moment redondant ou moins absolument important pour manifester en public une appartenance particulière, toujours un peu illégitime dans le cadre républicain, surtout quand elle prend pour support un jeu aussi peu « sérieux » que le football.

D’un modèle à l’autre

L’ensemble de ce cadre se disloque à partir des années soixante. L’imposition du spectacle ne relève pas d’une progression linéaire et inéluctablement triomphale, quoique laisse penser sur ce point la mémoire très courte qui est souvent celle du monde footballistique. Ce dernier doit d’abord affronter, à l’échelle française et européenne, une crise aux aspects protéiforme, qui signale un passage. On assiste en effet à l’effritement du modèle traditionnel du spectacle. Celui-ci reposait sur l’assistance hebdomadaire aux matches d’une équipe locale, appuyée sur un public fidèle autant que prisonnier de cette distraction, en raison de la faiblesse de l’offre de loisirs alternatifs. La diffusion de la voiture individuelle, la multiplication des loisirs permise par la société de consommation – la télévision en particulier – rendent peu à peu cette situation obsolète. Parallèlement l’effritement des mondes ouvriers et la crise industrielle sapent les fondements d’un certain nombre de clubs. L’encadrement paternaliste qui les caractérisait, surtout en France (les clubs britanniques ont fonctionné de façon plus précoce comme des entités autonomes), s’affaisse. Cela ne signifie bien sûr pas la fin des liens entre sport et monde économique, mais plutôt leur reconfiguration (du paternalisme au sport comme outil de management) et surtout la fin de l’identification entre joueurs, spectateurs et employés de l’entreprise.

Un autre modèle tend de fait à émerger et triomphe à partir des années 1970-1980. Le nouveau spectacle du football offre aux clubs des recettes croissantes, appuyées sur le sponsoring et les droits de retransmission télévisée. Il transforme les clubs en entreprise commerciale d’une tout autre ampleur que celle des décennies précédentes. Il accroît la mobilité des joueurs, pour certains bientôt élevés au rang de stars. Cette transformation considérable, observable très tôt en Angleterre, par exemple avec Manchester United [7], finit par se diffuser en France. Sans doute les dirigeants du club de Saint-Etienne sont-ils parmi les premiers à la saisir dans toute son ampleur et à assumer la mutation de leur club en entreprise de spectacle. En 1976, ils lancent ainsi l’ASSE (Association Sportive de Saint-Etienne) Promotions, société chargée d’exploiter commercialement l’image de marque du club. Cette société développe en particulier le « merchandising » et la vente de maillots, gadgets, écharpes, qui participent à la propagation de la « folie verte » sur tout le territoire français.

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« L’épopée » des « Verts », qui culmine en 1976 avec la finale de coupe d’Europe jouée à Glasgow contre le Bayern de Munich, témoigne aussi d’un autre changement, côté spectateur cette fois. La télévision joue à cet égard un rôle paradoxal, en distendant les liens entre le public et le club local et en vidant d’abord en partie les stades, en participant ensuite à la coloration, au sens propre, de ces derniers et à leur animation. Les tribunes deviennent, autant que le match, le lieu du spectacle. Plus la télévision montre les signes du soutien à l’équipe, plus les spectateurs, qui sont aussi des téléspectateurs, savent qu’ils sont montrés et plus ils rivalisent d’imagination et de démonstration pour paraître, dans le stade et à la télévision. Dans le même temps, la norme du spectateur s’efface elle aussi, laissant place à celle du supporter, d’abord valorisé et identifié à travers l’attachement passionné et exubérant qu’il manifeste pour son équipe. Cette définition du rôle du supporter [8] puise, sur le plan européen, à une double source : côté britannique, celle d’un hooliganisme qui est loin de se réduire aux explosions de violence dans les stades ; côté italien, celle du mouvement « ultra », caractérisé en particulier par les démonstrations de plus en plus spectaculaires qu’il organise dans les tribunes. La diffusion de ces deux styles de supportérisme s’appuie sur l’accroissement des déplacements. L’accélération des communications, la multiplication des compétitions européennes (coupe d’Europe des Clubs Champions à partir de 1955, Championnat d’Europe des Nations à partir de 1968, coupe de l’UEFA à partir de 1971) permettent la comparaison, les rivalités et les effets d’imitation entre groupe de supporters. Tout cela participe à la nouvelle image des stades et contribue à créer un nouveau rapport au spectacle.

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C’est celui-là même que Jacques Tati observe avec amusement en 1978, quand d’autres l’envisagent, sinon avec inquiétude (le hooliganisme devient dans les années 1970 un problème social), au moins avec quelque perplexité : en 1968, commentant un match qui oppose les « Verts » au Celtic de Glasgow, Léon Zitrone s’indigne presque de l’aspect « d’énergumène » des Écossais et s’étonne de leurs manifestations démonstratives (cris, fumigènes, écharpes), en les opposant à la sagesse et au caractère retenu du public français (vidéo du match sur le site de l’INA).

Stades et territoires

Derrière cette transformation, qui continue à s’amplifier dans les décennies suivantes, se lit un rapport très ambigu au territoire. D’un côté, c’est la fin d’une version extrêmement localisée du spectacle. Les compétitions européennes et mondiales deviennent des événements médiatiques globaux qui visent moins à rassembler physiquement les spectateurs qu’à regrouper la communauté des téléspectateurs. Dans le même temps, les clubs continuent à changer de dimension et leurs équipes sont de moins en moins construites sur une base nationale, a fortiori locale. À l’échelle européenne [9], on assiste à l’émergence de nouvelles formes de solidarité et de concurrence entre quelques grandes formations (Manchester United, le Real de Madrid, l’Olympique de Marseille, le Paris Saint-Germain ou l’Olympique Lyonnais dans le cas français), de plus en plus détachées de leur ancrage originel et aspirant à jouer leur propre partie, comme l’illustre par exemple le développement de la Champions League à partir de 1992-1993. Cette forme d’extra-territorialité vaut bien sûr pour les joueurs, mais aussi d’une certaine manière pour les supporters [10]. Le fait de soutenir une équipe n’est plus seulement fonction d’une appartenance territoriale concrète et relève de l’adhésion aux représentations qui sont associées à certains clubs sur la scène médiatique. On peut être aujourd’hui supporter de l’OM en habitant très loin de Marseille, sans avoir aucun lien tangible avec la ville, uniquement pour ce que ce club évoque dans l’imaginaire collectif.

Un spectacle déraciné alors, et déterritorialisé ? Voire. Au moment même où se déroule ce processus, jamais la référence au territoire n’a été à ce point prégnante. C’est vrai d’abord s’agissant du stade proprement dit. La naissance des nouvelles formes de supporterisme s’accompagne de la définition de territoires exclusifs dans le stade, exclusivité qui est l’un des principaux objets des conflits résumés sous le terme général de hooliganisme. Les supporters éprouvent leur existence en tant que groupe réuni à un certain endroit du stade et défendant cet endroit. On l’a bien vu au fil de la montée en puissance du Paris Saint-Germain [11]. La délimitation de certains emplacements physiques (en l’occurrence les tribunes de Boulogne et d’Auteuil), s’articulant aux multiples aspects d’une géographie sociale plus large (les rapports Paris-centre/ banlieues), a débouché sur la volonté de créer des lieux de rassemblement pour les semblables (par exemple le kop de Boulogne), des territoires face à d’autres territoires au sein de la même enceinte sportive. Au-delà, c’est la référence au(x) territoire(s) qu’est censée incarner l’équipe qui, plus que jamais, est magnifiée. Le critère de définition du « bon » supporter, du supporter « authentique », comme le disent souvent les « ultras », réside dans cet ancrage revendiqué et résumé souvent par le slogan « Fiers d’être… ». C’est cette revendication qui explique les jeux d’opposition entre supporters, à travers des banderoles affirmant pour les unes les qualités sociales/ morales/ culturelles d’un lieu, stigmatisant au contraire pour les autres ce même lieu (les « prolos » de Saint-Etienne vu par les Lyonnais ou les « sous-développés » de Naples présentés par les Milanais ou les Turinois). La victoire de l’équipe est celle d’un territoire porté aux nues dans les grandes occasions : lorsque le Racing Club de Lens remporte le Championnat de France en 1998, l’événement est ainsi présenté par les supporters et par les médias comme la revanche et la fierté d’une région longtemps stigmatisée.

Le spectacle du football est en ce sens le révélateur des effets ambigus d’une mondialisation qui, loin de supprimer la notion de territoire, en modifie et en complexifie plutôt le sens. À travers cette ambiguïté, on voit aussi se dessiner de manière plus précise la discontinuité fondamentale qui caractérise le rapport contemporain au spectacle. Jusqu’aux années soixante, on pourrait dire que c’est le territoire environnant, matériel, et la société locale qui imprimaient leur marque sur ce spectacle et faisait de celui-ci, dans tous ses aspects (du recrutement des joueurs au comportement des spectateurs) un prolongement de ceux-là. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Ce sont le stade et le spectacle, dans leur dimension à la fois matérielle et immatérielle, qui sont devenus à eux-mêmes leurs propres référents, qui se sont autonomisés et produisent des comportements et des appartenances, qui peuvent éventuellement agir sur la société environnante. Désormais, les supporteurs se répartissent moins dans le stade en fonction de leur origine qu’en fonction de leur rapport au club (avec par exemple la séparation très nette entre ceux qui prennent le spectacle comme une distraction et ceux qui veulent en être les acteurs). Ces supporteurs inventent leurs propres règles, parfois leurs propres rites, qui se structurent autour du suivi du match et des rivalités que secrète le stade. De manière générale, c’est le spectacle qui produit des comportements qui, désormais, sont valorisés justement en ce qu’ils s’émancipent des normes de la vie civile courante (crier, se grimer, se battre, etc.). C’est encore le spectacle qui produit et réinvente une appartenance rêvée, qui, bien souvent, n’a plus guère de rapport avec celle qui pouvait s’exprimer auparavant. Dans les années cinquante, les supporteurs-mineurs du Racing Club de Lens voyaient dans le club le représentant d’une appartenance locale (la ville et les cités) et sociale (le groupe ouvrier), immédiatement tangible à l’extérieur. Les supporteurs du RCL contemporain célèbrent et construisent à travers le club une appartenance aux bornes distendues (de l’étroit bassin minier au Nord-Pas-de-Calais, du groupe ouvrier à l’identité « Ch’ti ») qui se crée dans et par la participation au spectacle.

La « sportification » de l’espace public ?

Un fait social total alors ? Un rituel ? Une catharsis ? Oui, aujourd’hui, et en ayant conscience que ces concepts contribuent à construire le phénomène qu’ils analysent. Si le spectacle du football a sans doute eu très tôt à voir avec la manière de construire et d’éprouver un collectif, cette construction et cette mise à l’épreuve ne sont plus les mêmes et ont acquis une intensité et une importance qu’elles n’avaient pas autrefois. Le spectacle sportif s’est trouvé mêlé de longue date à la construction des identités collectives, mais alors qu’auparavant il représentait des identités et des imaginaires qui s’imposaient à lui de l’extérieur, désormais c’est lui qui, dans le creuset des stades, les invente ou du moins contribue à les inventer.

Si ce spectacle a été et continue donc à être instrumentalisé, la différence nodale est qu’il est désormais créateur, l’un n’empêchant d’ailleurs pas l’autre. On a beaucoup glosé sur les affinités existant entre le sport moderne et les valeurs de la démocratie libérale et sur la manière dont la « sportification » des sociétés occidentales avait été en quelque sorte le pendant ludique de leur démocratisation [12]. Il n’est pas impossible que ce lien opère maintenant dans les deux sens. En s’imposant de plus en plus dans l’espace public, le spectacle sportif pourrait bien être en mesure aujourd’hui d’influencer les formes et le contenu du processus démocratique (au sens politique et social du terme). De fait, il apparaît comme le catalyseur, parfois le créateur de figures, de pratiques (celles des supporters), de métaphores (l’équipe, le match), de valeurs représentées, discutées à l’échelle de la cité et réinvesties ensuite. En 2007, la dernière élection présidentielle n’a d’ailleurs pas été avare de ce type de réinvestissement, que l’on songe à ces militants mués en supporters ou à ce duel du second tour défini et décrit, par ses acteurs eux-mêmes, comme un match. Il s’agit bien d’une rupture. Elle est plus sensible encore dans une France qui, à l’inverse d’autre pays comme la Grande-Bretagne, a longtemps fait du spectacle sportif une activité peu légitime, utilisée certes mais sans cesser de la considérer comme accessoire, surtout en matière d’espace public et de lien politique. Cette rupture atteste l’importance sociale croissante prise par ce spectacle, en raison notamment de sa capacité à incarner des processus et des appartenances de moins en moins visibles et lisibles dans d’autres sphères.

Cette puissance peut être appréciée différemment. On peut célébrer cette capacité qu’a le spectacle à la fois à créer et à s’abstraire. Cette capacité fait qu’il peut être approprié par tous comme une nouvelle figure du processus démocratique, en permettant à la fois de reconsolider certaines appartenances et d’exprimer une manière de vivre ensemble. Marc Augé en faisait déjà la remarque en 1982 : « Le spectacle du football est devenu la chose de tous et ne peut plus apparaître comme destiné à un groupe qui, selon les points de vue, y trouverait l’image de sa propre cohésion ou encore le miroir de son aliénation » [13]. On peut au contraire envisager cette puissance comme le symptôme d’une crise de la démocratie, comme le signe de la difficulté pratique à fonder des identités et des règles de vie commune, comme l’expression de la quête pathétique d’identité des masses modernes. On peut observer que les « communautés d’émotion » que fonde le spectacle ne tissent aucun lien solide, ne réalisent qu’une fusion passagère et n’engagent également aucun avenir [14]. On se souvient que l’identité rêvée d’une France « black-blanc-beur » a trouvé un démenti cinglant dans les émeutes, tout aussi médiatiques, de 2005.

Le spectacle sportif contemporain dessine en tous les cas des traits étranges : ceux d’une société tournée en principe vers la production, et se réfléchissant dans le jeu, tendue entre des formes extrêmes de démocratisation et des formes nouvelles d’exclusion, réinventant, sans trop savoir comment, ni dans quelle perspective, d’autres modes d’affiliation et de représentation. Quel que soit le jugement que l’on peut porter sur cette situation, il serait injuste d’en tenir rigueur au spectacle sportif, ou de l’en glorifier, mais il n’est pas inintéressant d’y réfléchir.

Dossier(s) :
L’empire du foot

par Marion Fontaine, le 11 juin 2010

Aller plus loin

  • Christian Bromberger, Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde, Paris, Bayard, 1998.
  • Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994 (1986 pour l’édition originale).
  • Marion Fontaine, Le Racing Club de Lens et les Gueules Noires. Essai d’histoire sociale, Paris, Les Indes Savantes, à paraître en septembre 2010.
  • Anthony King, The European Ritual. Football in the New Europe, Aldershot, Ashgate, 2003.
  • Ludovic Lestrelin, L’autre public des matches de football. Sociologie des supporters à distance. Le cas de l’Olympique de Marseille, Thèse pour le doctorat en STAPS, Université de Rouen, 2006 (cette thèse sera publiée à l’automne 2010 aux éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, coll. « En temps & lieux »).
  • Patrick Mignon, La passion du football, Paris, Odile Jacob, 1998.
  • Blog de Ludovic Lestrelin « Invitation à la sociologie du sport ».
  • We are football association a l’ambition d’explorer la complexité des liens tissés autour de la culture, de l’histoire et de la mémoire du football.

Pour citer cet article :

Marion Fontaine, « Histoire du foot-spectacle », La Vie des idées , 11 juin 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Histoire-du-foot-spectacle

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Patrick Mignon, La passion du football, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 183-209.

[2Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 2007 (1957 pour l’édition originale), p. 120-133.

[3Annick Bonnet, Marion Fontaine, « Les spectateurs dans l’œil de la caméra : représentations du spectacle sportif en France, des actualités cinématographiques aux journaux télévisés (années 40-70) », dans Laurent Daniel (dir.), L’art et le sport. Tome 1, Paris/ Biarritz, Musée National du Sport/ Atlantica, 2009, p. 85-97.

[4Eric Dunning, Patrick Murphy, John Williams, The Roots of Football Hooliganism. A Historical and Sociological Study, Londres, Routledge and Kegan, 1986, p. 91-131.

[5Marion Fontaine, Le Racing Club de Lens et les Gueules Noires. Essai d’histoire sociale, Paris, Les Indes Savantes, à paraître en septembre 2010.

[6Cf. par exemple Richard Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970 (1957 pour l’édition originale), p. 154-155.

[7Claude Boli, Manchester United : l’invention d’un club : deux siècles de métamorphose, Paris, Éditions de la Martinière, 2004.

[8Patrick Mignon, La passion du football, op. cit., p. 111-137.

[9Anthony King, The European Ritual. Football in the New Europe, Aldershot, Ashgate, 2003.

[10Ludovic Lestrelin, L’autre public des matches de football. Sociologie des supporters à distance. Le cas de l’Olympique de Marseille, Thèse pour le doctorat en STAPS, Université de Rouen, 2006.

[11Patrick Mignon, La passion du football, op. cit., p. 225-259.

[12En particulier à partir de l’analyse développée par Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994 (1986 pour l’édition originale).

[13Marc Augé, « Football. De l’histoire sociale à l’anthropologie religieuse », n°19, Le Débat, février 1982, p. 65.

[14Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998, p. 447.

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