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Dossier : Les défis de l’écologie

Grandeur et décadence des sociétés humaines : à propos de Jared Diamond


par Nicolas Duvoux , le 26 novembre 2007


Avec ses deux grands livres, De l’inégalité parmi les sociétés et Effondrement, Jared Diamond construit une histoire universelle qui interroge de manière radicale les rapports des sociétés humaines à la nature. Cet article met en lumière les enjeux d’une des œuvres les plus ambitieuses de notre temps.

Recensés :

Jared Diamond, Guns, Germs, and Steel : The Fates of Human Societies, W.W. Norton & Company, March 1997. Traduction française par Pierre-Emmanuel Dauzat sous le titre De l’inégalité parmi les sociétés, Paris, Gallimard, « Nrf/Essais », 2000, 484 p. (réédité en poche dans la collection « Folio Essai », Gallimard, 2007, 695 p.).

Jared Diamond, Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed, Viking Adult, 2004, 592 p. ; traduction française par Agnès Botz et Jean-Luc Fidel sous le titre Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, « Nrf/Essais », 2006, 684 p.

Dix ans après la parution en anglais de Guns, Germs and Steel [1], succès éditorial planétaire couronné par le prix Pulitzer – et lecture de chevet de l’ancien président américain Bill Clinton –, la réédition en poche dans la collection « Folio » de cet ouvrage du physiologiste et biologiste évolutionniste américain Jared Diamond (aujourd’hui professeur de géographie à UCLA), invite à se pencher sur un phénomène scientifique et éditorial hors norme. Il est en effet remarquable que les enjeux intellectuels soulevés par ces ouvrages soient aussi larges et importants que le public qu’ils ont su trouver.

Les liens entre ces deux livres sont étroits. Collapse [2] est en effet une extension du champ de recherche ouvert par De l’inégalité parmi les sociétés – livre qui, selon l’auteur, aurait pourtant pu s’intituler « a short history about everyone for the last 13,000 years ». Mais surtout Collapse semble compléter la première enquête en intégrant les critiques que celle-ci avait suscitées. C’est pourquoi les deux livres peuvent se lire comme une seule et même œuvre présentée sous la forme d’un diptyque dont un panneau représenterait le développement de la civilisation et l’autre, l’effondrement des civilisations : De l’inégalité parmi les sociétés s’intéresse au développement des inégalités entre les sociétés et donc aux causes de la complexification croissante des civilisations – et plus particulièrement de la civilisation européenne –, tandis qu’Effondrement se penche sur les causes des réductions spectaculaires de leur complexité (ce que l’auteur nomme « effondrement » et dont le destin de l’Île de Pâques fournit le symbole vivant dans l’imaginaire collectif). Au total, le sujet de Diamond pourrait en toute simplicité se résumer de la manière suivante : grandeur et décadence des sociétés humaines. Telle est l’extension presque inouïe au regard des cloisonnements académiques en vigueur dans les sciences historiques, du champ des questions traitées dans ces deux livres.

Ceux-ci ont également pour point commun de trouver leur origine dans des questions faussement triviales à partir desquelles l’anthropologue examine à nouveau frais les raisons ultimes du développement et du déclin des sociétés humaines. Leur ambition commune s’étend ainsi aux dimensions d’une histoire universelle. Les frontières de la discipline historique sont d’ailleurs radicalement interrogées par l’angle d’attaque retenu par Diamond. Selon lui, la géographie – ou pour mieux dire l’environnement – est la cause fondamentale de la différenciation du destin des sociétés (De l’inégalité parmi les sociétés), de même qu’une mauvaise gestion des ressources naturelles est un élément déterminant dans l’effondrement de certaines civilisations et dans la détérioration de leurs relations avec les autres (Collapse). A l’heure où les débats sur l’écologie et le développement durable s’imposent dans l’espace public, la démarche de long cours de Diamond se situe dans une compréhension de l’histoire fécondée par les enjeux du temps présent.

Avant d’examiner les débats auxquels elle a donné (et donne encore) lieu, notamment chez les historiens, il n’est pas inutile de replacer cette œuvre dans la lignée des travaux qui ont renouvelé en profondeur la réflexion sur les relations entre l’homme et la nature dans la seconde moitié du XXe siècle. Cela permettra de mieux situer l’apport spécifique des travaux de Diamond et conduira à relativiser l’impression de surgissement qui a caractérisé leur réception.

Le tournant écologiste dans les sciences humaines à la fin du XXe siècle

Ceux qui, dans leurs fonctions de décideur, d’expert, de chercheur ou tout simplement de citoyen, sont à la recherche d’une mise en perspective historique de leur pratique ou de leur réflexion sur les enjeux du développement durable, pourront trouver leur bonheur dans l’approche résolument rationaliste du développement qui caractérise les travaux de Diamond. Ce dernier cherche en effet à ne plus penser l’action humaine comme celle d’un « empire dans un autre empire », soumettant l’ensemble des forces matérielles à ses mouvements souverains, mais bien comme étant partie prenante d’une réalité écologique qui la dépasse et peut donc en retour agir sur elle, voire la remettre en cause ou l’annihiler.

L’écho extraordinaire que ces travaux ont rencontré tient à ce que leur publication a coïncidé avec l’affirmation croissante dans l’espace publique mondial des enjeux politiques, sociaux et sociétaux liés à l’écologie au cours des dernières années [3]. Lu par Bill Clinton il y a dix ans, cité par Nicolas Sarkozy lors de son Discours devant la Fondation Nicolas Hulot en 2007, Diamond s’est imposé, aux côtés d’Al Gore et du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC), comme une des voix les plus écoutées et les respectées sur la question des défis posés aux sociétés humaines par les problèmes environnementaux.

Le succès de ses ouvrages tient peut-être également au fait qu’en s’attaquant à l’écriture d’une histoire universelle dans laquelle les facteurs écologiques jouent le rôle déterminant, Diamond a pu donner à sa démarche les apparences d’une route parfaitement nouvelle. Ce caractère de fondation est d’ailleurs savamment mis en scène par des stratégies rhétoriques d’introduction que l’on retrouve presque à l’identique dans De l’inégalité parmi les sociétés et dans Effondrement.

Avec le recul permis par les dix années qui se sont écoulées depuis la parution de De l’inégalité parmi les sociétés, il est pourtant permis de resituer les deux ouvrages de Diamond dans un ensemble de travaux ayant ouvert la voie aux questionnements éthiques, sociaux ou politiques relatifs à la question des rapports de l’homme à la nature dans l’histoire. Cette généalogie peut emprunter la voie d’une réflexion sur le rôle des facteurs écologiques dans l’histoire humaine, ou, en sens inverse, celle d’un examen des effets de l’activité humaine sur la nature.

Sur le second itinéraire, qui est de loin le plus en prise avec les préoccupations contemporaines, Effondrement, ne serait-ce que parce que son thème – la chute des civilisations – et la thèse qu’il défend – l’écocide ou suicide des sociétés par dilapidation des ressources naturelles –, s’inscrit dans la filiation des livres qui ont marqué la prise de conscience de la responsabilité humaine dans la détérioration de l’environnement et dans le risque de fragilisation des sociétés qui en procède par un « effet-boomerang ». A titre de repères dans une histoire des idées qui reste largement à écrire, on peut rappeler que Hans Jonas a, le premier, ouvert une interrogation d’ordre éthique sur la responsabilité de l’homme dans la soumission de la nature à la technologie une Le principe responsabilité [4]. Ce disciple d’Heidegger mettait en garde contre l’irréversibilité de l’impact de la technologie moderne sur l’équilibre naturel. Selon Jonas, l’humanité doit reprendre une maîtrise sur la technique moderne pour éviter d’être rattrapée par les catastrophes que son développement aura engendrées. Jonas tirait un nouveau concept de responsabilité dont l’objet propre est la perpétuation indéfinie de l’humanité dans l’avenir. Puisque l’homme a la capacité de détruire la nature, il a de nouvelles obligations dont la singularité est de procéder de l’avenir.

La réflexion sur la fragilisation des sociétés induite par le développement technique et la diffusion technologique a également été prolongée par le livre d’Ulrich Beck, La société du risque. Dans ce livre dont l’écho fut amplifié par la proximité de sa parution avec la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, le sociologue allemand mettait en lumière la nécessité de penser – et de mettre en œuvre – le passage à une « modernité réflexive », capable d’intégrer dans la décision et l’action présentes l’anticipation des effets possibles ou probables, et donc de répartir les risques entraînés par l’activité humaine. Les travaux de Diamond, notamment Effondrement, s’inscrivent dans un moment historique où la tendance immanente de la globalisation qui, selon Beck, « s’accompagne d’un universalisme des menaces indépendant de leur lieu d’origine », apparaît comme un problème dont la résolution ne peut se faire sans un fort investissement de l’espace public. Ils donnent des arguments à ceux qui souhaitent lutter contre l’absence de réponse politique induite par cette dynamique [5], sur des bases rationalistes et non sur celles d’un fatalisme apocalyptique que l’on constate parfois dans la mouvance écologiste. Ils prolongent l’idée qu’il existe un « effet boomerang » de l’activité humaine sur les sociétés par lequel « face aux risques, même les riches et les puissants ne sont pas en sécurité » [6].

Enfin, même si elle n’en emprunte ni le ton apocalyptique ni le recours à la philosophie normative pour fonder une morale de l’action, on peut dire que la démarche de Diamond dans Effondrement est identique, par sa visée et son moment historique, à celle de Jean-Pierre Dupuy lorsque, dans Pour un catastrophisme éclairé, ce dernier affirme que c’est en ayant le regard rivé sur la catastrophe et parce que nous la considérons comme inéluctable que nous pourrons en anticiper les effets et l’éviter.

Malgré l’ampleur des sources qu’il mobilise et l’étendue de ses préoccupations, Diamond ne perd pas de vue la nécessité de fonder le type de réponse politique qu’il convient d’apporter aux conséquences les plus délétères de l’activité humaine. La possibilité de prendre le pouvoir sur la technique, que Jonas appelait de ses vœux, est ici, pour ainsi dire, postulée. Diamond ne s’interroge pas sur le fondement de la responsabilité humaine comme le philosophe allemand. La possibilité offerte à l’observateur d’établir des listes de variables, de contrôler (toutes choses égales par ailleurs) celles qui ont le plus d’efficace, et d’identifier les ressorts de l’action possible à partir de celles qui dépendent de l’homme, suffit à Diamond. Par-là même, il s’inscrit en faux par rapport au fatalisme que l’on lui a attribué. Cette visée pratique est notamment au cœur de Effondrement.

De l’inégalité parmi les sociétés : un essai d’histoire universelle

Dans le prologue de son premier livre, Diamond situe l’origine de son questionnement dans la perplexité qu’il a ressentie lors d’un échange avec Yali, un politicien de Nouvelle-Guinée. S’interrogeant sur les inégalités entre les sociétés européennes et la Nouvelle-Guinée qui fut colonisée par ces dernières pendant deux cent ans, Yali demandait à Diamond de se prononcer sur l’origine des inégalités dans la répartition des biens et technologies que les Européens ont apportés avec eux et dont les peuples de Nouvelle-Guinée sont par contraste si cruellement dépourvus : « Why is it that you white people developed so much cargo and brought it to New Guinea, but we black people had little cargo of our own ? » (cargo désignant, dans la langue indigène, les biens manufacturés ).

Guns, Germs, and Steel : The Fates of Human Societies

Pour répondre à cette question, Diamond va d’abord récuser l’idée d’une supériorité génétique ou morale des Européens pour mieux mettre en lumière l’importance des facteurs écologiques. Les inégalités entre les sociétés ne reflètent pas tant des différences raciales ou culturelles qu’elles ne s’expliquent par les opportunités de complexification offertes par la géographie aux sociétés eurasiennes qui s’enracinent dans le « Croissant Fertile » du Proche et Moyen-Orient. La civilisation européenne a pu conquérir le monde parce qu’elle a bénéficié d’un environnement privilégié et d’effets de rétroaction positifs induits par l’utilisation des ressources naturelles – animales et végétales – pour le développement de la société.

L’argumentation de l’ouvrage procède selon le mouvement d’une remontée des causes ultimes aux causes prochaines de la domination européenne sur le monde – et donc de la réponse à la question de Yali sur l’inégal partage des biens entre son peuple et les colonisateurs européens. Les causes ultimes de l’inégalité entre les sociétés tiennent dans la possibilité de disposer de plantes suffisamment nourrissantes et d’espèces d’animaux domesticables, ainsi que d’une géographie permettant le déploiement rapide des espèces utiles – un axe de longitude équivalent ouvert aux communications. À cet égard, le développement de l’histoire universelle qui a débouché sur la suprématie européenne dans le monde réside dans la dotation exceptionnelle que ce continent a reçu en ressources animales mobilisables pour la production, d’une part, et dans les caractéristiques d’un espace géographique ouvert au contact et à la diffusion, de l’autre.

Les sociétés les plus favorisées d’un point de vue biologique (faune, plantes) et géographique (espace permettant la diffusion des espèces) ont pu développer des techniques qui ont assuré leur suprématie : l’agriculture, la métallurgie, l’écriture, les Etats, etc. Elles ont également été confrontées à un plus grand nombre de maladies, notamment du fait de l’urbanisation et du contact quotidien avec des animaux domestiques. Les hommes qui les composent ont ainsi pu développer une gamme de défenses immunitaires contre des maladies mortelles qui les protégèrent du choc de la rencontre avec d’autres civilisations – à l’inverse, les peuples indigènes du continent américain ont subi de plein fouet les maladies des conquérants contre lesquelles ils n’étaient pas immunisées par les échanges quotidiens, qu’ils soient interhumains ou avec les animaux. Les armes, les virus et l’acier qui ont permis la destruction d’un Empire par les quelques centaines de soldats qui accompagnaient Hernan Cortès, sont le produit d’un développement plurimillénaire des sociétés européennes qui repose en dernière instance sur la dotation environnementale.

Le tableau reproduit ici indique le développement d’une histoire de très longue durée qui interprète le « succès » des sociétés dans une perspective néo-darwinienne, c’est-à-dire en termes de survie et d’expansion spatiale.

Factors Underlying the Broadest Pattern of History
Tiré de la page 87 de Guns, Germs and Steel : The Fates of Human societies,
Jared Diamond (New York/London : W.W Norton & Company, 1999)

La dotation géographique et biologique ne suffit cependant pas à expliquer la domination européenne sur le monde. Ainsi, dans l’un des derniers chapitres de l’ouvrage, Diamond tente d’identifier les raisons qui ont permis à l’Europe occidentale de s’ériger en puissance dominante alors que l’axe Est-Ouest est beaucoup plus large. Encore une fois, la géographie détermine le développement historique. Dans une argumentation serrée mais hautement controversée, la détermination ne relève plus ici de la disposition d’espèces animales domesticables ni de facteurs biogéographiques. C’est cette fois la topographie de l’Europe occidentale qui est en cause car elle aurait conduit à une fragmentation politique sans exemple à travers le monde, et cette fragmentation aurait contraint les Etats européens à se maintenir dans une situation de concurrence permanente : l’impossibilité d’une domination unique a ainsi levé les freins majeurs à l’innovation. À l’opposé, la Chine était topographiquement prédisposée à l’unité par sa relative homogénéité et l’absence de barrières montagneuses au développement des communications et à la pénétration des populations. La région du « Croissant Fertile » aurait, quant à elle, été le théâtre d’un suicide écologique, notion qui sera approfondie dans Effondrement.

Les débats historiographiques suscités par l’ouvrage

Au-delà des critiques factuelles que n’a pas manqué de susciter cet ouvrage, ce qui est naturel étant donnée l’ampleur de la perspective, plusieurs débats théoriques et historiographiques ont suivi sa parution. Tout d’abord, le statut scientifique de l’histoire est nécessairement interrogé par l’appropriation du champ de cette discipline par un biologiste évolutionniste. Une démarche qui inscrit l’histoire parmi les sciences dites « dures » ne risque-t-elle pas de tomber dans un déterminisme de type naturaliste ? Ensuite, la question de l’exception européenne est apparue comme problématique car elle s’inscrit en faux par rapport aux critiques formulées par les historiens sur l’européocentrisme coutumier des narrations historiques de la modernité.

Avec De l’inégalité parmi les sociétés, Diamond s’est donné pour vocation d’aborder l’histoire humaine comme un tout. Selon J. R. McNeill, professeur à Georgetown University, l’appréhension de l’histoire par un biologiste évolutionniste comme Diamond bouscule les frontières de la discipline de deux manières (recension de J.R. McNeill). D’une part, peu d’historiens acceptent de s’aventurer hors des limites de leur spécialité, même parmi les « historiens du monde » (world historians). D’autre part, l’ouvrage de Diamond plaide pour une inscription de l’histoire dans le champ des sciences authentiques (« dures ») alors que les historiens eux-mêmes penchent pour une inscription de leur discipline dans celui des sciences sociales.

La méthode comparative ou les « expériences naturelles » remplacent des expérimentations impossibles à mettre en œuvre. Dans cette perspective qui forme la matrice des démarches tant de De l’inégalité parmi les sociétés que de Effondrement, les évolutions de contextes historiques similaires peuvent permettre de se prononcer sur l’influence de telle ou telle variable. En d’autres termes, Diamond importe dans la discipline historique les méthodes que la paléontologie, l’épidémiologie ont consacrées comme instruments de vérification et d’établissement de preuves. L’histoire devient une science comme les autres. Le déterminisme géographique permet de fonder une approche analogue à l’expérimentation en sciences naturelles. Dans le cas de cet ouvrage, c’est la comparaison entre have et have-nots figurée par celle des Européens et des habitants de la Nouvelle-Guinée, qui fournit l’ossature à partir de laquelle les références à d’autres civilisations permettent de comprendre l’influence de telle ou telle variable.

Ce déterminisme a été largement critiqué (la recension de McNeill offre un bon exemple de ces critiques). Des critiques qui semblent d’autant plus fondées que l’auteur ne renie pas la qualification de déterminisme. Son histoire est en effet largement déterministe au sens où la domination eurasiatique était sinon inévitable, du moins très probable étant donnés les facteurs environnementaux dont cette région bénéficiait. D’où le sous-titre anglais de l’ouvrage, The Fates of Human Societies Le destin des sociétés humaines »). Il faut cependant s’entendre sur le déterminisme géographique de Diamond. Celui-ci ne nie en aucun cas l’influence de la culture, de la technologie, de la religion. Il élabore simplement un modèle dans lequel ces dimensions deviennent des variables dépendantes. La seule variable indépendante réelle est et reste bien la géographie (recension de Joel Mokyr).

L’auteur répond d’ailleurs par anticipation à ses critiques dès le début de son livre en se demandant si le déterminisme géographique justifie la domination et rend nécessairement vaines les tentatives de réduction des inégalités entre les sociétés. Il répond par la négative en disant que les progrès des transports et des technologies de communication peuvent annuler ces effets du déterminisme. Le déterminisme qui justifierait une domination, voire une extermination, est celui qui ancre l’inégalité dans les dotations génétiques des différentes races (sur ce point, voir la recension du philosophe Michael Levin).

Malgré leur intensité, les débats qu’ont suscités ces travaux trouvent des échos dans certains débats historiographiques qui ont marqué le XXe siècle. La thèse défendue dans De l’inégalité parmi les sociétés peut être considérée comme une réactivation, dans un autre contexte, du geste effectué par Fernand Braudel lorsqu’il a forgé la démarche de l’histoire de longue durée en réponse à la concurrence croissante de la sociologie, de l’ethnologie et surtout de l’anthropologie structurale qui avait porté une critique radicale du caractère anecdotique des matériaux étudiés par l’histoire traditionnelle centrée sur les individus et les événements. De manière symétrique et inverse, le biologiste évolutionniste qu’est Diamond fait bouger les frontières de la discipline historique en intégrant les travaux de multiples disciplines des sciences naturelles et humaines, et en remettant les facteurs environnementaux au cœur de la logique du développement de la civilisation européenne. Dans cette réplique, l’histoire ne se modèle plus sur les sciences (humaines) concurrentes, mais convoque les sciences naturelles pour fonder le déterminisme géographique dans le développement des inégalités.

L’autre point sur lequel la critique a porté est de savoir si Diamond n’adoptait pas une perspective eurocentrique en postulant que l’Europe a été exceptionnellement dotée par rapport aux autres civilisations. Sur ce point, c’est l’historien James Blaut qui a fait la critique la plus complète de l’ouvrage de Diamond (http://www.columbia.edu/...). Il a inclus celui-ci dans un panorama d’historiens eurocentristes [7]. Selon lui, Diamond ne ferait que transposer dans un langage pseudo-scientifique la vieille idée qu’une supériorité environnementale de l’Europe la prédisposait à acquérir les traits d’une civilisation dominante. Une forme de téléologie serait à l’œuvre dans le travail de Diamond alors que, dans les faits, la Chine avait développé bien avant l’Europe un certain nombre des éléments dont la maîtrise est censée avoir assuré à celle-ci une domination sur le monde. Les Européens n’ont jamais fait que s’approprier des techniques inventées ailleurs, notamment en Asie et au Moyen-Orient.

Plus généralement, la relativisation de la place de la culture dans l’évolution des sociétés est contestée. Toute l’histoire de l’humanité ne montre-t-elle que les humains ont su lutter contre des environnements hostiles ? Cette hostilité n’est-elle pas plus propice à l’innovation que les dotations exceptionnelles ? Diamond a répondu à ces différentes questions à l’occasion des controverses qui ont suivi la parution de Guns, Germs and Steel. La portée de celles-ci se remarque néanmoins dans les transformations de la démarche qui s’observent dans Effondrement. Les causes invoquées se déploient d’un bout à l’autre d’une polarité nature-culture, et l’Europe n’apparaît plus comme une exception. Bien plus, Effondrement apparaît comme l’ouvrage du décentrement radical.

Effondrement ou le décentrement radical

Effondrement s’ouvre sur une question : comment des sociétés complexes et développées comme les cités mayas au Mexique et en Amérique centrale, les sociétés des Moche et de Tiahuanaco en Amérique du Sud, la Grèce mycénienne et la Crète minoenne en Europe, le Grand Zimbabwe et le Méroc en Afrique, Angkor et la société Harappan de la vallée de l’Indus, ou encore l’île de Pâques dans l’océan Pacifique, ont-elles pu subitement s’éteindre après s’être développées au point d’avoir laissé à notre contemplation médusée des ruines colossales ? Incidemment, il s’agit pour Diamond de se demander s’il est possible que les mêmes phénomènes se produisent dans des sociétés aussi puissantes que les Etats-Unis du début du XXIe siècle. Plus généralement, quelles leçons pouvons-nous tirer de ces disparitions pour parvenir à réguler le développement de nos propres sociétés ?

Les questions de De l’inégalité parmi les sociétés sont presque renversées. Il s’agit maintenant de comprendre pourquoi, dans des conditions géographiques similaires, certaines sociétés parviennent à se développer tandis que d’autres sont maintenues dans un état de pauvreté tel qu’il rend la vie de leurs habitants presque semblable à celle dont se servait Hobbes pour décrire l’état de nature. Quelles menaces l’effondrement de sociétés même lointaines font-elles peser sur la société en cours de formation à l’heure de la mondialisation ?

Pour avancer sur la voie d’une explication, l’auteur clarifie d’abord ce qu’il faut entendre par « effondrement », traduction du terme collapse qui donne son titre à l’ouvrage. L’effondrement d’une société se caractérise par « une réduction drastique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/sociale sur une zone étendue et une durée importante » (p. 15). Ainsi compris, l’effondrement renvoie à la forme extrême que peut prendre le déclin d’une société.

La thèse la plus souvent invoquée pour rendre compte des effondrements soudains des sociétés du passé est celle selon laquelle ils auraient été causés par des problèmes écologiques : les habitants auraient détruit, sans le savoir, les ressources naturelles dont dépendait leur société. Cette hypothèse du suicide écologique, ou écocide, a été confirmée par des chercheurs provenant de disciplines différentes. L’auteur distingue les processus par lesquels les sociétés anciennes ont causé leur propre perte en endommageant leur environnement. Ils sont au nombre de huit, dont l’importance relative varie selon les cas : la déforestation et la restructuration de l’habitat ; les problèmes liés au sol (érosion, salinisation, perte de fertilité…) ; la gestion de l’eau ; la chasse excessive ; les conséquences de l’introduction d’espèces allogènes parmi les espèces autochtones ; la croissance démographique et l’augmentation de l’impact de l’activité humaine sur les habitants.

Ce type d’effondrement soudain n’est pas limité au passé. L’inquiétude face à la menace d’écocide est d’autant plus grande que les problèmes environnementaux auxquels les sociétés modernes sont confrontées sont identiques à ceux qui ont causé la chute des sociétés du passé. Mais il faut en plus rajouter à ceux-ci quatre autres facteurs : les changements climatiques causés par l’homme ; l’émission de produits chimiques toxiques dans l’environnement ; les pénuries d’énergie et l’utilisation humaine maximale de la capacité photosynthétique de la terre.

Toutefois, selon Diamond, l’effondrement des sociétés n’est jamais imputable seulement aux facteurs écologiques. L’auteur a ainsi identifié cinq facteurs potentiellement à l’œuvre dans tout effondrement environnemental. Quatre d’entre eux peuvent se révéler significatifs pour une société donnée. Il s’agit des dommages environnementaux, du changement climatique, de la présence de voisins hostiles ou de l’absence relative de partenaires commerciaux amicaux. Le cinquième facteur identifié par Diamond, à savoir les réponses apportées par une société à ses problèmes environnementaux est, quant à lui, toujours significatif. Encore une fois, on voit à quel point les débats liés à la réception de son précédent ouvrage l’ont conduit à infléchir sa démarche – notamment en ce qui concerne la prise en compte de la rétroaction de l’action humaine sur l’environnement.

Pour comprendre les raisons ayant conduit à l’effondrement des différentes sociétés du passé qu’il étudie, Diamond utilise de nouveau la méthode comparative, mais l’Europe ne fait plus figure d’étalon. Il compare simplement des situations naturelles qui diffèrent par la variable dont on cherche à saisir l’effet. Ainsi, la démarche du livre consiste à comparer différentes sociétés du présent et du passé qui se distinguent par leur fragilité environnementale, leurs relations avec leurs voisins, leurs institutions politiques ainsi que par d’autres variables « d’entrée » dont on reconnaît qu’elles influent sur la stabilité d’une société. Les variables « de sortie » étudiées sont l’effondrement et les différentes formes qu’il peut revêtir, ou la survie. L’auteur se propose ainsi de mettre en lumière le rôle que les variables d’entrée sélectionnées peuvent jouer dans l’effondrement des sociétés. La méthode comparative retenue pour étudier les effondrements impliquant un facteur environnemental, a pu être appliquée, selon l’auteur, de « manière rigoureuse, globale et quantitative » au problème de la disparition des îles du Pacifique due à la déforestation. Dans d’autres cas, les sociétés étudiées sont mises en relation avec d’autres, de façon à éviter les généralisations hâtives sur les facteurs à l’œuvre dans l’effondrement d’une société donnée.

Dans la première partie de son ouvrage, Diamond traite des problèmes environnementaux de son Etat natal, le Montana. Nourries d’une expérience directe et d’une expérience acquise au contact d’entreprises exploitant les ressources naturelles de la région, les réflexions du chapitre unique de cette première partie font de l’Etat du Montana contemporain un laboratoire de l’élucidation des motifs de l’action des hommes face aux problèmes écologiques.

La deuxième partie étudie des sociétés du passé ayant connu des effondrements spectaculaires et tente de rendre compte de ceux-ci en dosant la part de chaque facteur mis en avant précédemment. Comme la plupart de ces sociétés étaient de petites sociétés périphériques et que, de la sorte, le lecteur pourrait être porté à croire que les causes qui les ont conduites à l’effondrement ne peuvent avoir d’incidence sur de grandes sociétés centrales, l’auteur consacre une étude exhaustive à la société Maya.

La troisième partie revient sur le monde contemporain et étudie quatre pays très différents, à savoir un pays ayant connu un effondrement semblable par son ampleur à celui des sociétés du passé (le Rwanda), un pays industrialisé (l’Australie), un pays du Tiers-monde qui cherche à s’industrialiser (la Chine), et enfin la République dominicaine. L’étude de ce pays permet de comprendre pourquoi la démarche de Diamond n’est pas réductionniste. En étudiant ce petit pays situé sur l’île d’Hispaniola et en le comparant avec Haïti, un des pays les plus pauvres du monde, en proie à une instabilité politique qui semble sans fin, l’auteur montre comment sa démarche comparative permet de faire toute sa place au facteur politique dans la compréhension des mécanismes d’évolution et d’involution des sociétés pourtant comparables du point de vue des ressources écologiques. C’est tout l’intérêt de cette démarche à visée résolument scientifique que de ne jamais perdre de vue la marge de manœuvre laissée à l’action humaine malgré les contraintes proprement géographiques.

La dernière partie de l’ouvrage cherche à tirer les leçons de la connaissance produite par l’étude comparative des sociétés ayant connu un effondrement. L’auteur cherche tout d’abord à mesurer le degré de conscience que les sociétés ont pu avoir des conséquences funestes de la dégradation qu’elles infligeaient à leur environnement. Deux questions corrélées sont ici étudiées : quel degré de conscience les habitants avaient-ils des problèmes écologiques qui allaient conduire leur société à sa perte ? Et quelle responsabilité doit-on leur imputer dans les processus qui allaient in fine produire l’effondrement ? Selon l’auteur, les habitants de ces sociétés ne furent ni pleinement responsables, ni totalement victimes : il apparaît bien au contraire que le processus décisionnaire d’un groupe peut être entravé par toute une série de facteurs, à commencer par l’incapacité à anticiper ou à percevoir un problème, puis par des conflits d’intérêts qui font que certains membres du groupe vont poursuivre des objectifs qui leur seront profitables mais qui seront nuisibles au reste du groupe. Cette réponse débouche logiquement sur l’étude du rôle des entreprises modernes, dont certaines sont parmi les plus destructrices de l’environnement, alors que d’autres prennent des mesures parmi les plus efficaces pour la protection de l’environnement.

Enfin, dans une tentative de synthèse visant à tirer les enseignements généraux de la démarche conduite dans le livre, l’auteur dresse une liste des différents dangers écologiques qui menacent le monde moderne, ainsi que des différences que la situation contemporaine présente par rapport aux sociétés du passé. Cela lui donne une occasion d’envisager les enjeux de la mondialisation. Les effets de celle-ci apparaissent ambivalents : si l’effondrement isolé d’une société est désormais quasiment exclu, toute société connaissant des troubles peut avoir un impact sur d’autres sociétés évoluant sur d’autres continents. Cette interdépendance fait peser sur nous pour la première fois de l’histoire la possibilité d’un déclin mondial. Elle est aussi porteuse d’une universalisation des réponses possibles à apporter aux dangers qui menacent notre monde d’effondrement.

Au final, la réflexion de Diamond est d’une densité et d’une originalité considérables. Elle égale celle qu’il avait atteinte en identifiant dans les armes, l’acier et les virus les éléments clés du développement de la civilisation en Eurasie, puis de la domination occidentale sur le globe. Sa volonté d’intégrer l’effet propre des phénomènes environnementaux dans des domaines qui sont en général l’apanage des seuls historiens ouvre des perspectives de recherche considérables. Elle apparaît également comme une entreprise épistémologique de premier ordre, peut-être la seule à même de répondre aux problèmes sociaux et sociétaux posés par la dégradation de l’environnement du fait de l’activité humaine.

par Nicolas Duvoux, le 26 novembre 2007

Aller plus loin

La littérature disponible sur Internet à propos des ouvrages de Jared Diamond est considérable, on en aura un aperçu en se reportant aux sites consacrés à l’auteur et à ses ouvrages :

Présentation :

 Le site de Jared Diamond à UCLA :

http://www.geog.ucla.edu/...

 Le site officiel de l’ouvrage Guns, Germs and Steel :

http://www.pbs.org/gunsgermssteel/

 Une vidéo de la présentation de Collapse par Jared Diamond à Columbia University :

http://www.dkv.columbia.edu/...

Recensions et critiques :

 Recension du philosophe Michael Levin :

http://www.lrainc.com/...

 Un ensemble de débats entre des contradicteurs de Diamond avec ses réponses :

http://www.edge.org/...

 Une note critique « environnementalisme et eurocentrisme » de James Blaut : http://www.columbia.edu/...

 Recension de J.R. McNeill, Georgetown University : http://www.historycooperative.org/...

Pour citer cet article :

Nicolas Duvoux, « Grandeur et décadence des sociétés humaines : à propos de Jared Diamond », La Vie des idées , 26 novembre 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Grandeur-et-decadence-des-societes-humaines-a-propos-de-Jared-Diamond

Nota bene :

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Notes

[1J. Diamond, Guns, Germs, and Steel : The Fates of Human Societies, W.W. Norton & Company, March 1997. Ce livre fut traduit en français en 2000 sous le titre De l’inégalité parmi les sociétés (Paris, Gallimard, , 2000).

[2J. Diamond, Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed, Viking Adult, 2004, 592 p. Récemment traduit en français sous le titre Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (Paris, Gallimard, 2006).

[3Peut-être ce phénomène mériterait-il en tant que tel d’être étudié. On peut se demander si ce n’est pas la question écologique elle-même qui imposera la constitution d’un espace public mondial.

[4Le livre de Hans Jonas est paru avec le titre allemand Das Prinzip Verantwortung en 1979. Il a été traduit en français par Jean Greisch sous le titre Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Cerf, « Passages », 1990.

[5Beck disait que, face à la mondialisation des risques, « là où tout devient menace, il n’y a pour ainsi dire plus rien de dangereux. Lorsqu’il devient impossible d’y échapper, on préfère ne plus y penser du tout », La société du risque, Flammarion, « Champs », 2001, p. 66.

[6p. 67.

[7James Blaut, Eight Eurocentric Historians, The Guilford Press, New York, 2000.

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