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Recension Arts

Qu’apprennent les romans d’apprentissage ?

À propos de : Franco Moretti, Le Roman de formation, Paris, CNRS Éditions


par Denis Pernot , le 21 mai 2020


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Près de quarante ans après sa publication originale, l’ouvrage où Franco Moretti soulignait la centralité du roman de formation dans la modernité européenne est enfin disponible dans notre langue. Le critique en fait le modèle d’une littérature narrative où les tensions sociales sont pacifiées, mais conclut trop vite au vieillissement d’une forme longtemps inusable.

Étrange destin que celui de ce livre d’un Franco Moretti qui ne mettait pas encore la littérature en « atlas », « graphes », « cartes », « arbres [1] », bases de données et autres tableaux statistiques : écrit au seuil des années 1980, publié en italien en 1986, traduit en anglais dès 1987, il a fait l’objet d’une édition augmentée en 1999, aussitôt traduite dans la même langue, mais n’était jusqu’ici pas accessible en français (tout comme il ne l’est pas en allemand, alors que les études sur le Bildungsroman sont, on le sait, très présentes en terres germaniques).

Retour vers le futur

Aussi cet essai peut-il paraître quelque peu daté – en particulier dans les pages où l’auteur polémique, en quelques phrases assassines, avec les tenants (Barthes, Genette) d’une approche de la littérature trop formaliste à ses yeux –, comme il peut également paraître fort de perspectives qui ont été travaillées indépendamment de lui depuis sa parution. Dans le champ des études françaises, nombre de travaux récents ont ainsi porté sur la question du roman de formation, autour des œuvres ici étudiées (Le Rouge et le Noir de Stendhal ; Illusions perdues de Balzac ; L’Éducation sentimentale de Flaubert), tandis qu’ont, en outre, été données, dans des perspectives historiennes, plusieurs études importantes sur la jeunesse et l’adolescence. Sans doute est-il regrettable, de ce point de vue, que la présente traduction reprenne le texte de l’édition de 1999 sans y adjoindre la moindre note ni donner, par ailleurs, aucune bibliographie.

L’ouvrage n’en retient pas moins l’attention. D’abord par l’approche à laquelle est soumis le corpus d’œuvres auxquelles F. Moretti s’intéresse, corpus qui reprend, à quelques absences près, l’ensemble des grands textes de la littérature européenne (Allemagne, France, Angleterre, Russie) que la tradition critique range dans la catégorie du roman de formation depuis que celle-ci a été identifiée et a intéressé (c’est-à-dire, depuis le début du XXe siècle mais surtout, pour les études françaises, à partir de 1945). Nul retour ici toutefois, comme le font beaucoup d’études contemporaines, sur les origines du terme Bildungsroman, ni sur celles des notions avec lesquelles il a été mis en concurrence : Entwicklungsroman, Erziehungsroman, Künstlerroman – cette dernière notion apparaissant en fin d’analyse (p. 321) sans que soit mentionnée la thèse de Marcuse, Der deutsche Künstlerroman (1922). De fait, F. Moretti envisage le roman de formation, qualification englobante sous sa plume, comme une « forme symbolique centrale » de la modernité (p. 303) dont il montre qu’il problématise une seule et même question, posée depuis la fin du XVIIIe siècle, celle de la « grande socialisation des classes moyennes » (p. 306), ce qui l’amène à regretter, dans une note de 1999, de n’avoir pas parlé de roman de « socialisation » plutôt que de formation (p. 19).

La littérature comme soupape

Sur ces fondements, procédant à la manière d’un comparatiste ouvert aux dimensions culturelles, sociales et politiques des textes, F. Moretti met en évidence, d’une analyse à l’autre, que le roman de formation trouve son identité par le travail d’écriture (actants en formation, scènes d’apprentissage, personnages tutélaires, valeurs de socialisation, etc.) auquel il s’adonne pour concilier les aspirations subjectives d’un jeune héros avec les exigences propres au système social dans lequel il évolue ou, plus exactement, pour concilier deux légitimités concurrentes, individuelle et sociale. Étude des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe et relecture de La Théorie du roman de Lukács à l’appui, Bildungsroman et roman de formation sont ainsi envisagés comme des systèmes narratifs en quête de solutions de compromis, solutions qui deviennent plus délicates à élaborer à mesure que le siècle avance, ce que montrent les analyses des œuvres de Stendhal puis de Balzac et, en contrepoint, un chapitre consacré aux romans de formation anglais, notamment ceux de Dickens, qui tendent à nier le conflit des légitimités individuelles et sociales au point de prendre les formes enfantines du conte et de perdre toute dynamique narrative (p. 251).

Comme voudrait le montrer ce résumé de la démarche suivie et du parcours proposé par F. Moretti, l’auteur conçoit le roman de formation comme une forme où s’invente et se réinvente l’ensemble des valeurs, toujours en tension, qui ont pu être associées à la jeunesse et à la maturité, dont il retrace, à sa manière et sans faire usage de ce terme, les sociogrammes respectifs. Pour ce faire, il prête attention à l’ensemble des traits d’écriture qui révèlent ces tensions et les analyse dans leurs (en)jeux les plus complexes. Il est ainsi amené à examiner précisément les liens qui, au sein d’une œuvre donnée, sont établis entre personnages en apprentissage et figures tutélaires, entre le héros qui apprend et le narrateur qui sait, entre des événements de formation d’abord dépourvus de sens et les commentaires qui leur en fixent, mettant ainsi au jour la manière dont ont été élaborées diverses tentatives de dédramatisation du conflit qui oppose, dans les sociétés post-révolutionnaires, les forces de l’individualisme et celles de l’ordre social, forces que le roman de formation fait en sorte de contrôler, quitte à montrer des héros ordinaires et à vanter les mérites de la vie quotidienne.

Cette étude dépasse, à différents moments, l’objet qu’elle se donne et se présente, au-delà de la question du roman de formation, comme une réflexion sur la littérature narrative, qui qui souligne qu’elle est, tout au long du XIXe siècle, un lieu de gestion pacificatrice des contradictions de la modernité. Les apports d’une telle analyse sont évidemment majeurs, quand bien même il est possible de résister à certaines affirmations et de déceler, au fil des pages, quelques raccourcis. Compte tenu de l’attention que F. Moretti porte au contexte social et culturel dans lequel ont trouvé place toutes les œuvres qui l’intéressent, certaines juxtapositions, si prudentes soient-elles, surprennent, à l’image de lectures portant sur Eugène Onéguine de Pouchkine et Un héros de notre temps de Lermontov, qui se trouvent insérées dans des réflexions consacrées aux romans de formation de Stendhal. Sont ainsi dévoilées des tensions entre traditions culturelles nationales et morphologie générale des œuvres, entre espaces et temps de la création littéraire, tensions que F. Moretti, très engagé aujourd’hui dans les débats autour de la World Literature, rend fécondes dans sa préface de 1999, où il élargit son propos à la question de la Weltliteratur, : « je crois qu’il est temps de prendre au sérieux l’idée de Goethe […] qu’entend-il […] par “littérature universelle” ? Étudier la littérature en “oubliant” les différences historiques et géographiques au nom de son universalité ? Tout le contraire, à mon avis. Loin d’oublier la géographie et l’histoire, nous devons travailler avec patience et précision afin d’intégrer toutes les coordonnées spatio-temporelles au sein d’ensembles sans cesse plus complexes, jusqu’à atteindre ce “système des systèmes” que l’on nommera précisément la littérature universelle. » (p. 16).

Roman de formation pas mort

Plus préoccupante est la question de la période de pertinence que l’auteur fixe au roman de formation, parce qu’il affirme, quand il en fait un roman qui ignore la Révolution (p. 106), que la forme-sens du Bildungroman a été tôt périmée et que les écritures qui ont pris sa relève ont elles-mêmes, à l’heure de L’Éducation sentimentale de Flaubert, atteint leur point de péremption, la jeunesse devenant une valeur en soi, ce que paraît démentir un ultime chapitre (adjoint en 1999), consacré au « roman de formation tardif » (p. 306), où sont lus surtout des écrits de langue allemande (Thomas Mann, Kafka, Musil, etc.) Phénomène auquel il s’arrête peu, F. Moretti conçoit ainsi le roman de formation comme un espace de narrativité toujours en voie d’obsolescence, comme un genre menacé par une dynamique d’épuisement qui lui serait inhérente, ce que signale, par exemple, l’inachèvement ou la remise en chantier d’œuvres comme Portrait de l’artiste en jeune homme de Joyce ou comme Jean Santeuil de Proust (dont il n’est pas question mais qui aurait pu fournir un convaincant point d’appui). De fait, si attentif qu’il soit à la manière dont se construisent, appuyées sur des jeux d’affectation de valeur (argent, travail, succès, etc.), des représentations apaisées du passage de jeunesse et à maturité, F. Moretti ne perçoit pas une des évolutions du genre, pour ce qui tient du moins à ses actualisations françaises, à savoir qu’au tournant des siècles s’en emparent des écrivains débutants (Barrès, Mauriac, Martin du Gard, etc.), avides de faire entendre à leurs aînés, avec toutes ses maladresses, leur voix de jeunes gens, éloignant ainsi, radicalement, ses écritures du modèle du Wilhelm Meister. Aussi le roman de formation devient-il, pour un temps auquel la Grande Guerre met fin, la forme par excellence du premier roman, qui prend les aspects d’un roman de pédagogie inversée, où des jeunes prennent la parole pour faire la leçon à leurs aînés.

Très riche, toujours suggestif, traduit en une langue élégante, l’ouvrage de F. Moretti, si tard venu qu’il soit, se lit aisément (bien que l’auteur ait l’habitude déroutante d’appeler les héros par leurs prénoms et de supposer connues toutes les œuvres qu’il analyse) et ne peut que nourrir de nouvelles études, attachées à croiser données culturelles, sociales et politiques, entre histoire des idées et des formes.

Franco Moretti, Le Roman de formation, Paris, CNRS Éditions, 2019, 332 p., 25 €.

par Denis Pernot, le 21 mai 2020

Pour citer cet article :

Denis Pernot, « Qu’apprennent les romans d’apprentissage ? », La Vie des idées , 21 mai 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Franco-Moretti-Roman-formation

Nota bene :

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Notes

[1Voir notamment Franco Moretti, Atlas du roman européen, Paris, Seuil, 1997 ; Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008 [2005 pour la version anglaise].

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