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Dessiner sur l’abîme

À propos de : Otto B. Kraus, Le Mur de Lisa Pomnenka, suivi de Le leurre et l’espoir par Catherine Coquio, L’Arachnéen.


par Jean-Louis Panné , le 8 mai 2014


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On continue de redécouvrir aujourd’hui des textes liés à la Shoah, en particulier ceux en provenance des anciens États communistes. Après le témoignage d’Otto Dev Kulka, le public français découvre celui d’Otto Kraus, autre survivant du Familienlager.

Recensé : Otto B. Kraus, Le Mur de Lisa Pomnenka ; traduction Stéphane et Nathalie Gailly, suivi de Le leurre et l’espoir. De Theresienstadt au block des enfants de Birkenau par Catherine Coquio, L’Arachnéen, 334 p., 2013, 24 €.

Deux approches croisées : essai et roman

Avec la chute du mur de Berlin, de nouvelles possibilités d’exploration et d’études de l’histoire du communisme sont apparues mais – plus inattendu – la disparition du rideau de fer qui coupait la mémoire européenne en deux a permis aussi de renouveler l’approche de la Shoah et compléter nos connaissances [1]. L’extermination par des moyens « classiques » – ce qu’on appelle désormais la « Shoah par balles » – a trouvé toute sa place dans l’appréhension de la Solution finale. Passé par Theresienstadt (Terezín, en tchèque), rescapé d’Auschwitz, Otto Kraus a publié son roman à Prague en 1993. À l’évidence, il lui aurait été difficile de le faire avant 1989 sous le régime communiste [2]. Catherine Coquio à qui l’on doit (avec Aurélia Kalisky) le volume L’Enfant et le génocide [3] nous renseigne très précisément sur la difficile émergence de cette mémoire dans la Tchécoslovaquie d’après-guerre. Otto Kraus dut s’exiler en 1949 de son pays où le régime communiste « s’efforçait d’étouffer la mémoire juive du pays [4] », la noyant comme partout dans les « démocraties populaires » dans un discours antifasciste factice. Le livre d’Otto Kraus et l’essai de Catherine Coquio forment donc un ensemble.

Le livre d’Otto Kraus est donc tributaire du moment historiographique inauguré dans les années quatre-vingt-dix, mais il se distingue d’autres ouvrages puisqu’il ne s’agit pas d’un travail d’historien nourri des archives récemment exhumées. Il se tient à la confluence de l’histoire et du témoignage et a pour objet ce qu’on pourrait appeler le quotidien des déportés dans un lieu spécifique de l’immense machine de mort. Il concerne, en effet, l’une des sept sections d’Auschwitz-Birkenau : le Familienlager camp des familles ») où furent regroupés des déportés originaires de Tchécoslovaquie amenés spécialement de Theresienstadt. La spécificité de cette section et – à l’intérieur de celle-ci du block 31, celui des enfants –, nous conduit à appréhender un point essentiel dans l’histoire des camps : la fonction réelle de ce « camp des familles », comme du ghetto de Theresienstadt. Le roman d’Otto Kraus et la minutieuse reconstitution de l’histoire du camp par Catherine Coquio rendent accessible cette « expérience collective unique dans l’histoire des camps nazis ». Le livre d’Otto Kraus atteint une tout autre dimension et une tout autre signification avec le regard que l’historienne porte sur l’arrière-histoire du roman. Nous disposons de deux approches croisées qui montrent, entre autres choses, que le négationnisme est immédiat et accompagne la mise en œuvre de l’extermination.

Le Familienlager, navire au milieu de la tempête

Mais le mot « roman » convient-il vraiment pour qualifier le texte d’Otto Kraus ? car lui-même est à la fois victime, acteur et, par conséquent, témoin – statut exceptionnel pour un écrivain – de l’histoire de ce lieu situé au cœur même du centre de mise à mort et organisé sous la haute autorité de la section IVB de l’Office central de sécurité du Reich (RSHA) dirigée par Adolf Eichmann. La création de ce camp dans le camp s’inscrit dans l’opération mise en place par les nazis visant à intoxiquer les responsables de la Croix-Rouge internationale. Cette opération devait comporter deux étapes destinées à faire croire à ces derniers que les déportations de Juifs vers l’Est étaient destinées à les réinstaller dans des camps de travail et non à les conduire à la mort immédiate. La première étape consista en une visite du ghetto de Theresienstadt, ancienne ville de garnison à quelques dizaines de kilomètres au nord de Prague, visite préparée et organisée, bien évidemment, pour qu’elle ait lieu dans des conditions qui ne reflétaient en rien la réalité de la condition des internés : tout était maquillé, camouflé, organisé pour tromper les représentants du CICR, par ailleurs bien naïfs ou peu au fait des méthodes nazies [5]. La seconde étape envisagée était une visite à Auschwitz, là aussi dans un camp spécialement aménagé, celui des familles précisément. Celle-ci n’eut pas lieu, les responsables de la Croix-Rouge étant satisfaits de ce qu’ils avaient vu à Theresienstadt. Conséquence directe, établie comme telle par les archives du RHSA retrouvées, les déportés du Familienlager sont liquidés en juillet 1944. On comprend que le but du RSHA qui fit tourner un film (Le Führer offre une ville aux Juifs) était de « sauver la face au regard du monde extérieur » afin de contrecarrer la diffusion des informations sur la Shoah dont, depuis l’automne 1942, la mise en œuvre ne faisait plus aucun doute, grâce notamment aux documents transmis au gouvernement polonais de Londres par la résistance intérieure polonaise (mission de Jan Karski).

Le lien entre Theresienstadt et Auschwitz-Birkenau est immédiat puisque le « camp des familles » a été créé avec des déportés amenés de la ville tchèque en cinq convois – au total 17 517 internés. Les conditions de survie y furent particulières : d’abord les familles s’y trouvèrent réunies, même si hommes, femmes, enfants sont dispersés dans des blocks différents ; personne n’était rasé ni vêtu de l’uniforme de déporté. Au sein de ce camp particulier, l’organisation d’activités culturelles, tolérées ou clandestines, prolonge ce qui avait déjà été mis en place à Theresienstadt par de jeunes adultes jouant le rôle d’éducateurs. Qu’ils soient sionistes, marxistes, ces jeunes hommes et ces jeunes femmes, auparavant déjà engagé(e)s dans des associations, se consacrent à l’éducation des enfants au moyen de toutes les formes d’art possibles : dessin, écriture, chant et musique, théâtre. C’est autour de ces activités culturelles qu’Otto Kraus a construit son livre. « L’art [est] devenu, le seul lieu de communauté possible », explique Catherine Coquio. Le lecteur pénètre un univers étrange qui le met en situation de comprendre les interrogations auxquelles ne purent échapper ceux-là même qui furent au cœur même de cette histoire – rappelons que la vie accordée par les nazis ne devait pas excéder six mois. Une idée s’insinue dans l’esprit du lecteur : ce camp fut comme un navire au milieu d’une tempête – métaphore dont use Otto Kraus –, un navire prenant l’eau de toutes parts, barré par une équipe sans illusion. L’étude de Catherine Coquio qui synthétise toutes les informations disponibles aujourd’hui conforte l’idée de cette précarité macabre.

Une vie collective en sursis

Otto Kraus utilise l’argument d’un journal écrit collectivement, dans un esprit de résistance et de transmission, ce qui lui permet de décrire une variété de caractères et d’attitudes chez ses personnages, tous inspirés de personnes réelles. Lisa Pomnenka dont le nom s’enracine dans le mot tchèque « pamet », c’est-à-dire mémoire (tous les personnages du roman portent des noms aux significations cachées), est une jeune fille qui obtient du docteur Mengele l’autorisation de peindre un paysage de sa composition sur l’un des murs du block des enfants. Ce mur peint a existé, il n’a pas été achevé, mais l’on sait qu’il était orné d’une fausse fenêtre ouverte sur un paysage, un ailleurs difficile à interpréter aujourd’hui. Le roman, à travers ces personnages, rend compte de l’ambiguïté d’une entreprise éducative dans une situation dont l’issue est déterminée par la Solution finale. Il y est aussi question de l’organisation d’une révolte qui ne put avoir lieu et dont Catherine Coquio retrace les étapes sur la base des témoignages de Rudolf Vrba, Zalmen Gradowski, Filip Müller. Lisa participe à sa préparation. Cette « vie collective en sursis » magnifiée par la culture suscite bien des interrogations : Quel sens cela a-t-il d’éduquer des enfants au seuil des chambres à gaz ? Est-ce une réponse à la mort inévitable ? Cette résistance n’est-elle pas en elle-même un leurre ? Catherine Coquio penche pour l’hypothèse qu’à Theresienstadt elle rendit « impénétrable aux Juifs tchèques l’implacable logique nazie » (p. 264), mais une fois ceux-ci à Birkenau, elle joua un tout autre rôle. Si à Theresienstadt, l’art « mettait en suspens pour un temps l’ordre du pourquoi sans réponse », à Birkenau « tous avaient compris qu’ils étaient condamnés à mort, [et qu’] il fallait qu’un adulte incertain de tout donnât aux enfants la possibilité de vivre quelque chose d’idéal au présent ». Ainsi ces enfants condamnés n’auraient plus été réduits au statut de victimes, mais ils auraient pu vivre des moments où ils furent eux-mêmes, des enfants artistes, poètes, conscients de leur destin, des enfants qui purent « échapper mentalement à la certitude de l’extermination » (C. Coquio, p. 291). On pense, bien entendu, à la manière dont Janusz Korczak prépara les enfants de son orphelinat du ghetto de Varsovie à affronter la mort, notamment par le recours au théâtre. De ce Familienlager, il y eut des survivants dont Otto Kraus et Otto Dov Kulka [6].

Le roman d’Otto Kraus est donc loin des romans hâtifs qui prétendent transmettre la mémoire de la Shoah avec des procédés faciles parfois proches de la falsification. Au contraire, il entraîne le lecteur à méditer une histoire qui dit « l’humanité du mensonge » (C. Coquio, p. 301) puisqu’il s’agissait pour ces extraordinaires éducateurs – chacun d’entre eux est une figure singulière – de donner à leurs élèves des « illusions vitales » alors qu’ils avaient « compris ce qui les attendait, qu’ils avaient même assimilé d’une manière troublante » (Id.). Mais aucun angélisme dans son « roman » – « les enfants n’étaient pas parfaits », écrit Otto Kraus – rien ne vient l’affadir, si bien qu’il réussit à transmettre, sans nul doute son ambition de départ, cette histoire dramatique en lui restituant sa dimension humaine et historique.

Avec ce dialogue entre un « roman » profond aux multiples couleurs et l’excellente et rigoureuse mise au point de Catherine Coquio, on peut considérer l’édition du Mur de Lisa Pomnenka comme une tentative réussie d’allier fiction et histoire, chacune se gardant d’annexer les qualités et les spécificités de l’autre.

par Jean-Louis Panné, le 8 mai 2014

Pour citer cet article :

Jean-Louis Panné, « Dessiner sur l’abîme », La Vie des idées , 8 mai 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Dessiner-sur-l-abime

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Notes

[1L’exemple le plus probant est celui du livre de Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline (2010), Éditions Gallimard, « Bibliothèques des histoires », 2012.

[2L’histoire de Theresienstadt sous le communisme est fort indicative du refus de ces régimes à considérer l’extermination des Juifs comme autre chose qu’un crime fasciste. On peut s’en faire une idée avec l’article de Jan Munk : « Histoire du mémorial de Terezin après la guerre », paru dans La Revue d’histoire de la Shoah, n° 181, juillet-décembre 2004.

[3L’Enfant et le génocide. Témoignages sur l’enfance pendant la Shoah, R. Laffont, coll. « Bouquins », 2007.

[4En 1968, les autorités communistes réquisitionnent Terezin pour y installer un Musée de la Sécurité nationale, et ferme la synagogue Pinkas de Prague.

[5Claude Lanzmann a interviewé Maurice Rossel, le délégué du CICR qui se rendit à Auschwitz puis à Theresienstadt ; voir : Un témoin qui passe. Auschwitz 1943-Theresienstadt 1944, Gallimard, Folio, 2013.

[6Son livre Paysages de la métropole de la mort (Albin Michel, 2013) a reçu à la fin de l’année dernière le prestigieux prix Hans et Sophie Scholl.

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