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Essai Société

Dossier : La fin du sida ?

Dépistage ciblé, dépistage généralisé


par Maud Gelly , le 22 octobre 2014


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Comment s’organise le dépistage du sida en France et quels sont ses enjeux ? Analysant les catégories mobilisées par les agents qui l’effectuent, Maud Gelly montre que l’ambition d’un dépistage généralisé est subordonné de fait à un ciblage des populations, la protection de la population primant sur la prise en charge des séropositifs.

Le dispositif de dépistage promu par le Plan national VIH 2010-2014 se fixe comme priorité de renforcer le dépistage du VIH et de réduire le nombre de diagnostics tardifs de sida dans l’ensemble de la population. Il se donne également pour objectif la mise en œuvre du dépistage ciblé des catégories de population les plus exposées. La mise sur la marché de traitements plus efficaces en 1996, en augmentant le bénéfice de la mise sous traitement précoce, au niveau individuel (l’espérance de vie sous traitement précoce est quasi identique à celle des séronégatifs) et collectif (en termes de réduction des contaminations), a contribué à rendre plus dicible la différenciation de l’épidémie selon l’histoire migratoire et les pratiques sexuelles, et partant a mis à l’ordre du jour le renforcement d’un dépistage dit « ciblé » pour les groupes sur-exposés [1].

En effet, depuis le début de l’épidémie de sida, la définition des catégories du risque fait problème : dans un souci d’éviter toute stigmatisation et sous la pression des associations de lutte contre le sida, l’épidémiologie a cessé à la fin des années 1980 de parler de groupes à risque pour préférer la notion de comportements à risque. Cependant, depuis les années 2000, l’épidémiologie comme le monde associatif s’accordent pour définir comme principaux groupes exposés au VIH les gays et les personnes immigrées d’Afrique subsaharienne, qui représentent 42 % et 38 % des nouvelles contaminations en 2012. Dans le même temps, comme pour d’autres pathologies, l’arrivée de traitements efficaces a creusé les inégalités sociales vis-à-vis de la mortalité du fait, entre autres, de la plus grande fréquence de diagnostics tardifs en situation de précarité sociale [2]. C’est sur la base de ces faits épidémiologiques que le Plan national VIH 2010-2014 articule dépistage ciblé des groupes les plus atteints et renforcement du dépistage généralisé. Or en 2014, le bilan de ce double dispositif montre que les expériences récentes d’extension du dépistage, en particulier les expériences dites « communautaires » (qui entendent mettre en œuvre les actions de dépistage « pour, par et avec » les personnes concernées [3]), visent les hommes homosexuels, les personnes migrantes, usagères de drogues et prostituées, et que le dépistage généralisé n’a pas été mis en œuvre. Comment comprendre les tensions entre la volonté affichée de dépister le plus largement la population générale et le ciblage de fait des groupes spécifiques ? Comment les acteurs du dépistage font-ils la différence, dans les deux sens du terme : comment classent-ils leurs interlocuteurs dans le monde social ; et comment produisent-ils des soins différenciés ? Que nous apprennent enfin ces tensions sur la finalité du dépistage, entre bénéfice individuel et collectif ?

Afin de rendre compte de l’organisation du dépistage en France et des catégories mobilisées par les agents qui l’effectuent, je m’appuie sur 53 entretiens avec des médecins et infirmiers de CDAG (Centre de Dépistage Anonyme et Gratuit) et de salariés associatifs participant au dépistage au moyen de TROD (Tests Rapides d’Orientation Diagnostique, réalisés par prélèvement d’une goutte de sang au bout du doigt, avec résultat immédiat), autorisés depuis 2010 dans des structures associatives sans présence médicale), sur une analyse documentaire et sur l’observation de 214 interactions en milieu hospitalier et associatif. En France, les TROD sont utilisés depuis 2008, et leur usage par des non-médecins est encadré légalement depuis 2010. Outils techniques de dépistage « rapide », les TROD sont le prétexte et l’instrument des actions ciblées : pratiques et maniables, ces tests ne nécessitent pas d’analyse de sang.

L’organisation du dépistage du sida en France

L’activité de dépistage du VIH en France est stable depuis 2006 : 5 millions de tests sont pratiqués chaque année (soit 80 pour 1000 habitants), dont 80 % dans des laboratoires de ville et 8 % en CDAG (400 000 sérologies, soit 6 pour 1000 habitants). La proportion de sérologies positives est de 2,2 pour 1000 au niveau national, avec de fortes variations régionales, les plus élevées étant celle de la Guyane (11/1000) et, pour la France métropolitaine, celle d’Île-de-France (4,5/1000). La proportion de sérologies positives est plus élevée en CDAG (3,3/1000, 16/1000 en Guyane, 6/1000 en Île-de-France). Suite aux recommandations du Conseil National du Sida en 2006 et de la Haute Autorité de Santé en 2009, le plan national de lutte contre le VIH publié en 2010 situe le dépistage au second rang de ses cinq axes stratégiques [4]. L’objectif est de renforcer le dépistage afin de réduire le nombre de diagnostics tardifs et dépister les 32000 à 68000 personnes (selon les estimations) qui ignorent leur séropositivité. Synthétisant les enquêtes réalisées sur cette question, le plan national identifie deux « profils » de retard au diagnostic : les « personnes appartenant à une population à risque identifiée » n’ayant pas fait de démarche de dépistage, n’ayant pas été en contact avec le système de soins ou n’ayant pas été dépistées lors de ce contact ; les « personnes à faible risque "apparent" (personnes hétérosexuelles françaises par exemple) ». Le premier « profil » correspond à un groupe de personnes susceptibles d’en contaminer d’autres, sans le savoir, pendant longtemps ; pas le second. Si ces deux groupes de personnes auraient un bénéfice individuel équivalent à être dépistées et traitées précocement, la réduction du nombre de contaminations à l’échelon collectif est plus importante si le dépistage cible le premier groupe. Afin de dépister ces deux catégories de personnes, le plan national promeut un « trépied du dépistage » associant :
  le dépistage de la population générale, qui passe par une proposition de test plus systématique par les professionnels de santé de premier recours, notamment les médecins généralistes, indépendamment du risque estimé d’exposition au VIH, ainsi que par l’ouverture en 2010 de la possibilité d’être dépisté sans prescription en laboratoire (article L. 6211-10 du CSP) ;
  le « dépistage par les pairs pour les populations à forte incidence » : « il s’agit de développer une offre de dépistage dit communautaire, réalisé par les pairs. Cette modalité de dépistage vise à répondre aux besoins des populations qui ne veulent ou ne peuvent se rendre dans le dispositif "classique". Cette modalité de dépistage s’adresse en premier lieu aux HSH (Hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes). Elle pourrait également répondre à des besoins spécifiques d’autres populations en situation de vulnérabilité (certaines populations de migrants, personnes se livrant à la prostitution, usagers de drogue…). »
  le dépistage anonyme et gratuit [5].

L’organisation et le financement du dispositif de dépistage anonyme et gratuit, créé par décret en 1988, passe avec la loi Hôpital Patients Santé Territoires de 2009 de la responsabilité des préfets à celle des Agences Régionales de Santé. Les CDAG peuvent être gérés par un établissement de santé public ou privé assurant une ou plusieurs missions de service public, un centre de santé, ou encore par un service ou organisme relevant d’une collectivité territoriale ayant conclu une convention avec l’État.

Au terme du plan national VIH 2010-2014, le bilan quantitatif de sa mise en œuvre montre que : le nombre de sérologies est stable à l’échelle nationale et en CDAG (5 millions dont 367000 en CDAG) ; la contribution des TROD réalisés par des associations, marginale en nombre (4000 en 2011, 31700 en 2012), se caractérise par une plus forte proportion de sérologies positives : 10,5/1000, contre 3,5/1000 en CDAG et 2/1000 au niveau national en 2012 (proportions stables depuis 2006 pour les CDAG et les chiffres nationaux) ; dans les associations, les taux de sérologies positives sont de 16,8/1000 pour les hommes homosexuels, 10,6/1000 pour les usagers de drogue, 7,3/1000 pour les migrants, 24/1000 pour les personnes prostituées et 2/1000 pour les « autres publics » ; 30 % des personnes dépistées par TROD n’avaient jamais fait de dépistage au cours de leur vie.

La lecture de ces documents institutionnels et de ces données épidémiologiques donne à voir l’inégale distribution sociale de l’épidémie de sida : un dispositif généraliste pour une maladie inégalement répartie, et des pratiques de ciblage des populations les plus atteintes. Comment ces tensions issues de recommandations générales sont-elles gérées par le bas, et en particulier par les agents de santé publique impliqués dans le dépistage du sida ?

Classer, se classer

Le déroulement des entretiens de dépistage est similaire dans les CDAG et associations enquêtées, sauf pour la première étape, qui varie selon que l’association se déplace dans des lieux publics (métro, lieux de drague…) pour proposer un test aux passants ou que l’initiative du test vienne d’une personne qui se rend au CDAG ou au local associatif. Ensuite l’entretien (assuré par un médecin, un infirmier ou un salarié associatif) recueille quelques informations – sur lesquelles je reviendrai plus loin – consignées dans un dossier, porte sur d’éventuelles pratiques à risque et leur date, se conclut par des conseils préventifs, puis par la réalisation du test. Les résultats sont rendus immédiatement avec les TROD et la semaine suivante en cas de prise de sang.

L’observation de la pratique médicale du dépistage en CDAG montre comment les médecins mobilisent dans leur travail la sexualité et l’origine nationale supposée des consultants.
Dans un temps de consultation contraint, dépassant rarement les 10 minutes, ces médecins s’appuient sur l’une des propriétés sociales de leur interlocuteur pour tenter de renforcer les compétences préventives de chaque personne. Mais ils ne choisissent pas n’importe quelle propriété : ils rattachent les individus à ce que l’épidémiologie nomme « groupes de transmission » (principalement les migrants et les gays, dans les interactions observées).

Dans les dispositifs associatifs, comme le « Checkpoint » du Kiosque Infos Sida, l’entretien diffère principalement selon que la personne est homosexuelle ou hétérosexuelle. En CDAG, par contraste, ce point semble moins pertinent pour les soignants. Si les médecins s’enquièrent du motif de recours au dépistage, ils ne demandent qu’exceptionnellement aux consultants, lorsque ceux-ci mentionnent un rapport sexuel sans préservatif, s’il s’agissait d’un rapport hétérosexuel ou homosexuel. Les médecins et infirmières ne demandent presque jamais le sexe des partenaires, spontanément considérés comme du sexe opposé : « votre copine s’est fait dépister ? », demande l’interne à un homme qui n’avait pas précisé s’il avait un ou une partenaire (ou plusieurs). Dans les CDAG des trois hôpitaux enquêtés, les médecins interrogent fréquemment les personnes sur leur couverture sociale, et les informent si nécessaire de leurs droits, alors que dans les deux associations cette question n’est pas posée. On peut y voir un effet de contexte : l’hôpital sera le lieu des soins en cas de test positif, ce qui n’est pas le cas des associations, d’où une plus grande attention des soignants hospitaliers à la possibilité effective de remboursement des soins. Mais il apparaît aussi que la plus grande aisance à parler de sexualité dans ces deux associations et le temps qui y est consacré se paient d’une moindre attention à l’inventaire des droits sociaux, et donc à la position sociale des individus.

La difficulté à classer les personnes dans un groupe se retrouve sur chacun de mes terrains d’enquête, conduisant les intervenants à faire l’impasse sur certains critères de classement, qui diffèrent d’un terrain à l’autre. Les critères sexuels sont rarement mobilisés à l’hôpital, toujours au Checkpoint, rarement dans les actions de AIDES visant des migrants, toujours dans celles visant des gays. C’est le groupe visé qui détermine le choix des critères de classement légitimes, et non le type de structure, institutionnelle ou associative, ni le statut du dépisteur, médecin ou non.

Les deux associations observées développent des activités spécifiques afin de cibler les groupes les plus exposés au sida : les gays pour le Kiosque Info Sida avec son centre de dépistage, le Checkpoint, installé à Paris dans le quartier du Marais ; gays et migrants pour AIDES, qui développe des activités dans ses locaux et des activités mobiles, afin d’aller au contact de personnes qui ne se font spontanément pas dépister. C’est dans ces activités mobiles, en camion, que le travail de classement se manifeste et se verbalise le plus clairement.

Une fois que l’entretien pré-test débute, dans les deux associations, c’est un classement subjectif qui est sollicité : les personnes dépistées s’auto-catégorisent au travers d’un questionnaire. Ce procédé apparaît comme un moyen d’atténuer le caractère arbitraire du travail de classement, en le déléguant.

Ainsi la fiche de renseignements remplie par les militants de AIDES à l’issue de chaque test liste une vingtaine de « groupes [d’appartenance] » parmi lesquels la personne est invitée à se situer. Lors des entretiens auxquels j’ai assisté, les militants ne soumettaient jamais l’intégralité de cette liste aux personnes. Plusieurs militants, lorsqu’ils cochent la case « migrant », n’en cochent aucune autre (femme, hétéro, etc.). Leur pratique est en ce point superposable à celle des infirmiers et médecins du CDAG de la même ville, qui n’interrogent que les personnes identifiées comme européennes sur leur sexualité, alors qu’ils demandent leur pays d’origine aux migrants supposés non-européens, mais pas le sexe de leur partenaire. Combiner les appartenances sexuelles, sexuées et nationales au niveau de l’action et de l’interaction dans un temps contraint paraît relever d’une impossibilité pratique.

Comme l’a montré Didier Fassin dans son analyse de la littérature épidémiologique sur le sida [6], les hommes et femmes étrangers ou supposés tels (mais parfois français) sont la plupart du temps considérés comme nécessairement hétérosexuels, et les pratiques de classement mise en œuvre dans la relation interindividuelle sont conformes à celles des épidémiologistes. Comme dans la littérature épidémiologique, les critères sociaux interviennent plus rarement que les critères sexuels et nationaux dans les opérations de classement, à l’exception du CDAG parisien où la profession figure dans le questionnaire rempli par les consultants dans la salle d’attente.

Des soins homogènes pour des groupes perçus comme homogènes

Le repérage des pratiques sexuelles et des origines nationales débouche sur des entretiens d’autant plus standardisés que la personne correspond à une certaine représentation du groupe : non-francophone pour les étrangers, multipartenaires pour les gays.

À AIDES comme au CDAG situé dans l’hôpital de la même ville, c’est avec les personnes migrantes que la standardisation de l’entretien est maximale et que sa durée est minimale, surtout en anglais. L’entretien se résume alors en général à quelques questions, parfois en anglais sur les rapports sexuels sans préservatif, sur l’éventualité d’injections de drogues et de transfusions, sur le pays d’origine et parfois sur la date d’arrivée en France.

Outre les obstacles linguistiques, l’observation de l’ensemble des entretiens permet de distinguer trois approches, ajustées à trois groupes perçus comme suffisamment homogènes pour leur appliquer un traitement standard : aux gays un entretien expliquant par le menu l’échelle des risques de contamination selon les pratiques sexuelles (pénétration avec ou sans préservatif, fellation avec ou sans contact avec le sperme, etc.) ; aux personnes étrangères ou supposées l’être, hommes ou femmes, un rappel des modes de contamination et de prévention par l’usage de préservatifs ; aux hommes et femmes hétérosexuels supposés français, des entretiens orientés vers les éléments cognitifs et biographiques qui peuvent interférer avec les pratiques préventives (conditions plus ou moins difficiles d’une éventuelle rupture amoureuse, difficultés d’utilisation des préservatifs, peur du test, etc.).

Les entretiens les plus personnalisés, déroulant les questions soulevées au fil de l’entretien selon les éléments amenés par la personne, sont de l’ordre de l’exception. Ils tiennent en grande partie au profil des intervenants, et je n’ai pu les observer qu’auprès de deux médecins de CDAG et d’un militant de AIDES, qui posent systématiquement la question de la profession et du niveau d’études.

À comparer les questionnaires et fiches d’évaluation utilisés par les trois CDAG et les deux associations observés, la position de classe – estimée par la profession et/ou le niveau d’études – ouvre la possibilité d’un entretien moins standardisé. Contrecarrant éventuellement les présomptions de l’intervenant, cette connaissance détermine le degré de complexité des explications qu’il pourra transmettre dans l’entretien, mais aussi le niveau de transgression des règles préventives qu’il pourra tolérer. Ainsi lors d’un entretien de 16 minutes, un homme noir de 26 ans d’abord identifié comme multipartenaire et sans emploi devient, au bout de quelques questions, français et titulaire d’une licence de commerce, amer de ne pas « trouver un emploi qui correspond à [son] niveau d’études ». Il est par la suite félicité pour sa « très très bonne gestion » de l’usage de préservatifs avec ses partenaires occasionnelles et la médecin lui rappelle avec bienveillance l’intérêt de faire un test avec sa partenaire régulière [7].

Pour reprendre la terminologie proposée par le sociologue Everett Hughes, le trait-maître pour la détermination du statut social [8] serait alors la couleur de peau, sauf lorsqu’est connue et objectivée la durée de fréquentation du système scolaire, auquel cas c’est cette donnée qui prime pour déterminer le statut social et le type de discours adapté. D’autant plus adapté à l’histoire personnelle que cette durée est élevée.

Dans le cadre de la relation qui entoure le test, les agents du dépistage classent les demandeurs au préalable, soit dans une logique d’efficacité, orientant le test vers les populations les plus touchées par le sida, soit pour homogénéiser des sous-groupes (à partir de catégories sexuelles et racialisées) auxquels pourront être appliqués des entretiens standardisés, soit pour rendre moins inconfortable un échange verbal portant sur la sexualité. Dans tous les cas, l’appartenance de classe relève d’un statut particulier. De ce fait, même quand le questionnaire pré-test leur permet de l’appréhender, les acteurs du dépistage font l’impasse, choisissant, selon la situation, l’un ou l’autre des autres rapports sociaux disponibles à leur repérage. Les rares exemples d’entretiens déclinant l’ensemble des appartenances sociales et les rapportant à l’exposition au risque VIH font l’objet de rappels à l’ordre de la part des collègues pour le retard pris par rapport à la charge de travail. Non seulement la durée des entretiens (plus longue à AIDES) ne fait pas partie du cahier des charges fixées par le Plan national, mais le financement à l’acte des structures participant au
dépistage les pousse à la réduire.

Dans le raisonnement par « groupes à haut risque » (gays et migrants d’Afrique Sub-Saharienne), à chaque groupe correspond un type d’entretien. La « raison sanitaire » qui opère ici rejoint la distinction établie par Robert Castel : la pensée par « risque » désindividualise la prévention pour cibler des facteurs de risques et fournir des interventions ad hoc pour chaque facteur de risque [9].

Conclusion

L’ANRS a publié en 2013 une synthèse des recherches sur le dépistage du sida, qui révisent à la baisse les estimations d’infections non diagnostiquées, moins nombreuses dans l’estimation de 2012 que dans celles de 2008, et concentrées – pour les deux tiers d’entre elles – parmi les hommes homosexuels et les personnes originaires d’Afrique subsaharienne. Cette nouvelle estimation remet en cause le calcul du rapport coût-efficacité sur lequel s’appuient la HAS et le plan national VIH 2010-2014 pour recommander le « dépistage pour tous », c’est-à-dire proposé à toute personne « sans recherche des facteurs ou des comportements à risque » [10]. En janvier 2012, le Collège National des Généralistes Enseignants a pris position contre le dépistage systématique en médecine générale en s’appuyant sur une étude conduite aux urgences qui retrouvait peu de séropositifs en dehors des « groupes à risque ». Dès lors, l’extension du dépistage repose principalement sur des expériences de dépistage hors des institutions de soin, qu’elles soient nommées « dépistage hors-les-murs » lorsqu’elles sont menées hors de l’hôpital par des professionnels de santé (de CDAG, en général) ou « dépistage communautaire » lorsqu’elles sont l’œuvre d’associations. Ces deux modalités de dépistage visent à atteindre les groupes les plus exposés au VIH, définis principalement par leur sexualité et leur origine nationale. De façon significative, les groupes les plus exposés sont d’ailleurs souvent nommés « groupes de transmission » dans la littérature épidémiologique, puis, plus récemment, « populations-clés », c’est-à-dire clés de contrôle de l’épidémie.

Le dépistage du sida au début du XXIe siècle s’apparente donc aux dispositifs de sécurité décrits par Michel Foucault, où les groupes d’individus « ne sont pertinents que comme instrument, relais ou condition pour obtenir quelque chose au niveau de la population » [11]. Malgré la plus forte proportion de personnes n’ayant jamais fait de test parmi celles qui ont été dépistées par TROD, leur faible contribution – en nombre absolu – aux diagnostics d’infection par le VIH laisse présager un effet limité sur les inégalités sociales face à la mortalité liée au VIH. Rares sont les structures associatives ou publiques qui peuvent prétendre atteindre les personnes échappant au ciblage (hommes homosexuels et personnes migrantes ne fréquentant pas les lieux où les cherche le dispositif de santé publique, femmes rarement dépistées en dehors des grossesses, membres des classes populaires recourant peu aux soins préventifs…). En 2014, au terme du plan national VIH 2010-2014, les orientations stratégiques prises pour le dépistage du VIH en font un dispositif plus efficace pour dépister et traiter ceux qui transmettent le virus que ceux qui meurent de la maladie.

Dossier(s) :
La fin du sida ?

par Maud Gelly, le 22 octobre 2014

Aller plus loin

Cette recherche a bénéficié d’un financement partiel par Sidaction.

Pour citer cet article :

Maud Gelly, « Dépistage ciblé, dépistage généralisé », La Vie des idées , 22 octobre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Depistage-cible-depistage

Nota bene :

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Notes

[1Pour de plus amples développements sur les déterminants sociologiques de cette surexposition au VIH/sida, voir entre autres Gabriel Girard, Les homosexuels et le risque du sida. Individu, communauté et prévention, Rennes, PUR, 2013, et Marcel Calvez, « Risques du sida et précarité sociale », in Michel Joubert et al. (dir), Précarisation, risque et santé, Paris, Inserm, 2001, pp. 451-466.

[2Rosemary Dray-Spira, France Lert, « Social health inequalities during the course of chronic HIV disease in the era of highly active antiretroviral therapy », AIDS, 2003, 17, p. 283-290.

[3Pierre Fournier, Louise Potvin, « Participation communautaire et programmes de santé : les fondements du dogme », Sciences sociales et santé, 1995, vol. 13, n°2, pp. 39-59.

[4Le premier concerne la prévention, le troisième la prise en charge médicale, le quatrième la prise en charge sociale et la lutte contre les discriminations, le cinquième la recherche.

[5Plan national de lutte contre le VIH/sida et les IST 2010-2014, Paris, Ministère de la Santé et des Sports, 2010, pp. 35-45.

[6Didier Fassin, « L’indicible et l’impensé : la « question immigrée » dans les politiques du sida », Sciences sociales et santé, 1999, 17, 4, p. 5-36.

[7CDAG Paris, notes d’observation, 21 mai 2013.

[8Everett Hughes, Le regard sociologique, Paris, EHESS, 1996, p. 187-197.

[9Robert Castel, « De la dangerosité au risque », Actes de la recherche en sciences sociales, 1983, 47-48, p. 119-127.

[10France Lert (dir.), Dépistage de l’infection VIH en France 2009-2011. Synthèse des études et recherches, Paris, ANRS, 2013, p. 11-15.

[11Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 44-45.

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