Peut-on penser une démocratie du travail sans penser aux conditions mêmes de son existence ? Toute critique sociale qui ignore la crise écologique risque de renforcer un modèle productiviste déjà à bout de souffle.
À propos de : Axel Honneth, Le souverain laborieux. Une théorie normative du travail, Gallimard
Peut-on penser une démocratie du travail sans penser aux conditions mêmes de son existence ? Toute critique sociale qui ignore la crise écologique risque de renforcer un modèle productiviste déjà à bout de souffle.
Depuis sa théorie de la reconnaissance sociale, Axel Honneth poursuit son ambition d’articuler théorie critique et normativité sociale à partir d’un objet central de nos sociétés modernes, et pourtant oublié de la théorie de la démocratie politique selon lui : le travail salarié. Loin de se cantonner à une critique du capitalisme ou à une sociologie de l’organisation, A. Honneth propose dans ce dernier ouvrage une généalogie normative des manières d’interpréter et de contester les formes historiques du travail salarié. Pour ce faire, il distingue trois grandes traditions critiques qui structurent l’imaginaire normatif du travail contemporain quant à la bonne manière, ou la manière adaptée, d’organiser le travail social : l’aliénation, l’autonomie et la démocratie (p. 19-40).
La critique par l’aliénation, de tradition socialiste d’inspiration marxiste, dénonce la dépossession subjective induite par le travail capitaliste. En effet, selon ce paradigme, « le travail possè de une valeur sociale intrinsèque qui le distingue de toutes les autres formes d’activités humaines » (p. 23). La propriété privée des moyens de production, motivée par l’unique recherche du profit, dépossède ainsi le travailleur de cette valeur intrinsèque de son travail. La critique par l’autonomie, de tradition républicaine, cherche à restaurer les conditions d’un travail libre, épanouissant professionnellement et socialement valorisé. Ce paradigme normatif, contrairement au précédent, ne mobilise pas de présupposé d’une valeur intrinsèque du travail, et ne s’occupe guère de savoir si l’accomplissement du travail sera ou non aliéné, et ainsi s’il peut être porteur d’un sens. En effet, « Il se demande ce qu’il faut faire pour libérer le travail de toute tutelle et de toute domination arbitraire » (p. 25) car le travailleur salarié n’a pas la même liberté dans la sphère du travail que dans la sphère politique. Ces deux paradigmes différents ont toutefois un trait commun en cela qu’ils « se focalisent sur un seul principe moral, pour considérer à partir de là toutes les modifications qu’il leur paraît nécessaire d’apporter aux conditions de travail existantes. » (p. 35). Dans le premier cas, il s’agit ainsi de libérer le processus de travail individuel de toute aliénation et de toute insignifiance, tandis que dans le deuxième cas, le principe moral consiste à supprimer dans le travail toutes les formes de domination et de tutelle ne pouvant se réclamer d’une légitimation démocratique. Enfin arrive la dernière critique, celle par la démocratie, qui, contrairement au paradigme républicain qui ne voit dans le travail ni valeur éthique ni qualité intrinsèque, « voit le travail comme un bien d’une grande importance sociale » (p. 29). Cependant, à la différence du paradigme socialiste, le bien en question ici n’est pas considéré comme une fin en soi même si elle est dotée d’une valeur intrinsèque. Seulement, cette valeur du travail est « rapportée à l’obtention d’un bien supérieur » (p. 29) : celui de la formation de la volonté politique des travailleurs en tant que membres d’un collectif, ici l’entreprise. Ainsi, un travail démocratiquement organisé n’est légitime qu’en tant qu’il permet à chaque individu de « participer aux délibérations publiques à la manière que laisse espérer la promesse normative de la participation démocratique » (p. 197). C’est là, selon A. Honneth, la norme ultime à laquelle devrait se plier toute critique sociale du travail.
Cette relecture du travail à l’aune de la démocratie n’est pas qu’un vœu pieux. En effet, après avoir identifié les cinq dimensions qui montrent combien le travail peut avoir une forte influence sur « les chances de participer aux pratiques de la formation publiques de la volonté » (p. 55) des travailleurs, A. Honneth propose une analyse pragmatique des conditions empêchant cette réalisation démocratique, qu’il conceptualise sous la forme de cinq préjudices (p. 196), que l’on pourrait qualifier de démocratiques : économique, temporel, psychique, social et moral. Ceux-ci ne relèvent pas simplement de la souffrance au travail, mais constituent de véritables atteintes structurelles aux conditions de possibilité de la citoyenneté effective. Le préjudice économique empêche ainsi toute indépendance matérielle nécessaire à une expression politique libre ; le préjudice temporel entraîne un étouffement de l’engagement du travailleur par manque de temps disponible ; le préjudice psychique mine la confiance politique par le manque de reconnaissance [1] ; le préjudice social empêche les travailleurs de s’exercer à la coopération délibérative ; et enfin, le préjudice moral résulte de la nature même des tâches, lorsqu’elles sont si dénuées de sens ou de créativité qu’elles disqualifient toute prétention à participer à la vie publique avec assurance.
Cette typologie constitue une contribution précieuse à la théorie critique contemporaine, en ce qu’elle relie pathologies du travail et délitement démocratique, sans pour autant céder aux simplismes ni à une nostalgie du fordisme. Toutefois, ce cadre normatif, aussi puissant et foisonnant soit-il, reste marqué par une forme d’anthropocentrisme politique. C’est précisément sur ce point qu’une discussion paraît devoir s’ouvrir.
Si l’on peut souscrire à l’ambition de la démocratisation du travail d’A. Honneth, il convient de relever une zone d’ombre majeure dans son argumentaire : l’absence des enjeux écologiques. Cette lacune n’est pas marginale puisqu’elle touche à la fois la finalité du travail et les conditions mêmes de sa soutenabilité dans l’Anthropocène. En ce sens, l’ouvrage semble s’exposer à deux critiques en particulier.
D’un côté, on peut regretter l’absence d’un sixième préjudice à côté des cinq identifiés, que l’on pourrait qualifier d’écologique, affectant la capacité des travailleurs à se projeter comme citoyens d’un monde habitable. En effet, comment envisager une pleine participation à la vie démocratique lorsque l’activité productive dans laquelle on est impliqué, en tant que travailleur et habitant d’un territoire circonscrit, concourt à la destruction des écosystèmes dont dépend la vie elle-même [2] ? Ce préjudice écologique [3] ne pèse pas seulement sur la subjectivité ou le temps, elle affecte la possibilité même de l’avenir commun des terrestres, humains comme non humains.
Comme vu précédemment, selon A. Honneth, « le paradigme démocratique de transformation des conditions du travail » (p. 37) ne constitue qu’un moyen en vue d’un « but supérieur » : celui de la formation des travailleurs à la volonté politique. Ce projet, aussi légitime et louable soit-il, soulève deux prolongements critiques. D’abord, cette fonction formatrice de l’entreprise ne saurait être pensée isolément des institutions traditionnelles de socialisation, à savoir la famille, l’école publique, la société civile, que Honneth lui-même identifie comme fondatrices de l’acquisition des compétences démocratiques (voir La lutte pour la reconnaissance ou la recension de Claire Pagès). L’entreprise peut alors, au mieux, apparaître comme un maillon complémentaire dans un parcours de politisation étalé dans le temps.
Mais surtout, et c’est précisément là un angle inexploité par Honneth, ce « but supérieur » demeure aveugle à la contrainte écologique, qui affecte aujourd’hui les conditions mêmes d’une citoyenneté active et d’un avenir commun [4]. Démocratiser l’entreprise sans interroger les finalités productives qu’elle poursuit revient finalement à parfaire seulement la procédure tout en laissant intact le contenu : celui, très souvent, d’un productivisme écologiquement insoutenable. La critique ne doit donc pas seulement porter sur les conditions démocratiques du travail, mais aussi sur la destination écologique du travail social. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement d’impliquer les travailleurs dans la délibération collective (indispensable), mais de requalifier cette délibération pour qu’elle intègre la soutenabilité comme critère normatif central.
par , le 14 juillet
Mahamat-Saleh Abdoulaye, « Démocratiser le travail, écologiser la démocratie », La Vie des idées , 14 juillet 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Democratiser-le-travail-ecologiser-la-democratie
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[1] Le concept de réification, issu du marxisme et théorisé par Georg Lukács en 1923 pour décrire le processus par lequel le capitalisme objective les rapports à soi, aux autres et au monde, a permis à Axel Honneth d’élaborer sa théorie de la reconnaissance (2007, livre recensé dans la Vie des idées par François Dubet). Honneth le reprend pour distinguer trois formes de réification – intersubjective, objective et subjective – qu’il explique comme les conséquences directes de l’oubli préalable de la reconnaissance.
[2] On pense à Pierre Charbonnier et son concept du monde dont on vit et d’où l’on vit, développé dans Liberté et Abondance (2020), et repris par Bruno Latour et Nikolaj Schultz dans leur Mémo sur la nouvelle classe écologique (2022).
[3] L’écologisme est entendu ici non au sens de l’environnementalisme – qui repose encore sur un certain dualisme nature/culture, mais comme une pensée politique du rapport des humains à leur milieu de vie, à la fois proche et global
[4] Voir Kate Raworth (2021). La théorie du donut. L’économie de demain en 7 principes. Trad. Laurent Bury, Éditions J’ai Lu, essais, 480 p.