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Recension Philosophie

Deleuze-Guattari : machine à écrire.
A propos de « Gillesdeleuzefélixguattari » de F. Dosse


par Pascal Sévérac , le 26 octobre 2007


Les livres que Deleuze et Guattari ont écrits ensemble témoignent, au-delà d’une étroite collaboration, d’une volonté de faire émerger un discours propre, né du croisement et de la combinaison de leurs pensées. C’est à comprendre l’agencement Deleuze-Guattari qu’est consacré le livre de François Dosse.

François Dosse, Gillesdeleuzefélixguattari . Biographie croisée, Paris, La Découverte, 2007, 643 p., 29,50 €.

Gillesdeleuzefélixguattari , le livre de François Dosse, part d’une belle idée : dans sa « biographie croisée » (c’est le sous-titre), il se propose de montrer comment des concepts centraux chez Deleuze et Guattari, tels ceux de « flux », de « ligne de fuite », de « devenir » ou « d’agencement collectif d’énonciation », ont pu être produits à partir de leur propre pratique d’écriture, une écriture à deux qui a donné quatre ouvrages : Capitalisme et schizophrénie, t. 1 : L’Anti-Œdipe (1972), Kafka. Pour une littérature mineure (1975), Capitalisme et schizophrénie, t. 2 : Mille Plateaux (1980) et Qu’est-ce que la philosophie ? (1991). L’ambition de F. Dosse est de « retracer cette aventure unique par sa force propulsive et sa capacité à faire émerger une sorte de « troisième homme », fruit de l’union des deux auteurs » (p. 11), en se confrontant à cette énigme : « savoir comment ça marche », pour reprendre une expression qu’affectionnent Deleuze et Guattari, comment s’agencent deux désirs de penser et d’écrire, qui certes ne viennent pas de nulle part, qui ont déjà une trajectoire très singulière, mais qui, se « coupant » l’un l’autre, se « métamorphosent » l’un avec l’autre, l’un dans l’autre. Comment fonctionne-t-elle, cette machine Deleuze-Guattari, quelle coupure et quelle production de flux a-t-elle produites ? Quels en sont les effets de pensée, et les effets pratiques, politiques, qui ne sont plus ni du Deleuze, ni du Guattari, mais du Deleuze et du Guattari ? Disons-le d’emblée : il n’est pas certain que cette difficile entreprise, penser l’agencement du discours Deleuze-Guattari, ait réussi à percer l’énigme. Les pages consacrées à la collaboration des deux penseurs sont d’ailleurs finalement peu nombreuses : le prologue, la conclusion, et certains passages où l’on apprend comment Deleuze a mis au travail un Guattari dont l’activité de réflexion, et les engagements politiques, ont toujours été intenses, mais qui se plaignait lui-même de ses difficultés à entrer dans un véritable travail d’écriture. Les réunions hebdomadaires de travail, les échanges de textes corrigés et réécrits, la complicité intellectuelle et affective sont certes évoqués ; mais on sent à la fois qu’il y aurait plus à faire pour démêler précisément les fils de la création conceptuelle à deux (par exemple sur un livre comme l’Anti-Œdipe, qui occupe néanmoins une place de choix dans le projet de F. Dosse), et que peut-être rien d’autre ne peut être fait que méditer les œuvres elles-mêmes, pour voir en quoi elles sont aujourd’hui encore productives.

Le livre de F. Dosse a néanmoins le mérite d’en finir avec l’idée, qui a pu traverser certains esprits (puristes ?), de « déguattariser » la pensée deleuzienne : la contestation de l’Œdipe et d’un certain « familialisme » de la psychanalyse freudienne ; l’élaboration du concept de « machine » désirante contre celui de « structure » signifiante (l’inconscient, en tant qu’il est traversé par les processus socio-économiques, est une usine de production, plutôt qu’un théâtre organisé de significations à interpréter) ; la pensée de la « transversalité » pour connecter la psychiatrie et la politique ; la figure du schizophrène pour théoriser le corps sans organes et les lignes de fuite (le corps du schizophrène est pensé, à partir d’A. Artaud, comme surface fluide, indifférenciée, en laquelle s’organisent et se désorganisent à l’infini les agencements, les circulations de flux), tous ces éléments sont autant d’apports de Guattari (Deleuze ne cachait pas son malaise en face des « fous », et avoua même, en guise de défi ou d’agacement, n’avoir jamais rencontré de schizophrène). Guattari ne peut donc être envisagé seulement comme le pourvoyeur d’intuitions fortes, d’idées originales, que Deleuze, grâce à sa haute maîtrise de l’histoire de la philosophie, mettait en forme. Certaines déclarations pouvaient certes accréditer cette idée : d’après l’un des nombreux entretiens réalisés par Dosse pour documenter sa biographie, « Deleuze disait que Félix était le trouveur de diamants et que lui était le tailleur. Donc il n’avait qu’à lui envoyer les textes comme il les écrivait et que lui les arrangeait, c’est ce qui s’est passé » (p. 18). En vérité, comme le déclare F. Dosse au chapitre 10 (dans une partie intitulée « Un dispositif de travail à deux voix »), « la question de savoir “qui a écrit” n’est pas pertinente, tant les deux auteurs ont pensé ensemble leurs concepts à l’occasion de leurs échanges épistolaires et de leurs séances de travail » (p. 232).

Pour prendre la mesure de ce travail entremêlé (Gillesdeleuzefélixguattari tout attaché, inséparable), F. Dosse choisit d’analyser d’abord la trajectoire singulière de chacun d’eux (« I. Plis : biographies parallèles »), puis leur devenir commun à partir de leur rencontre en 1969 (« II. Déplis : biographies croisées » et « III. Surplis : 1980-2007 »).

La formation intellectuelle et politique de Guattari s’est faite au sein de groupes : les organisations trotskistes ; le CERFI, groupe de recherches en sciences sociales créé par lui ; la clinique de La Borde, véritable creuset de pratiques et de réflexions psychiatriques avec Jean Oury. Mais une figure singulière, qui hante les deux premières parties de l’ouvrage de F. Dosse, aura marqué Guattari : celle du maître Lacan, figure ambivalente dont il voudra à la fois assumer l’héritage et se démarquer définitivement. De Deleuze se dégage un portrait politiquement moins engagé, même s’il fut un des rares enseignants du département de philosophie de Lyon à soutenir publiquement, en Mai 68, les étudiants dans la rue : réputé pour de magistrales monographies en histoire de la philosophie (sur Hume, Kant, et surtout Nietzsche, Bergson et Spinoza), Deleuze est, dans un style très particulier, un « faiseur » de cours, qu’il prépare minutieusement et fait vivre, notamment à Vincennes, dans de petites salles pleines à craquer. Mais on sera surtout frappé par l’aptitude de Deleuze à lier des amitiés fortes : par exemple, le lien indéfectible avec François Châtelet, auquel F. Dosse consacre des pages sensibles (« leur complicité se situe aussi là, sur le terrain de la souffrance, d’un corps qui manque d’air », p. 417) ; l’amitié avec Elias Sambar, dans son engagement pro-palestinien ; ou encore, la rencontre décisive avec Foucault, leur estime commune, et leur éloignement affectif et théorique (à travers la distinction, voire l’opposition, du désir et du plaisir, le désir étant valorisé par Deleuze comme un processus pleinement productif, dont les plaisirs peuvent être autant d’obstacles).

Mais par delà les groupes et les individus, il reste un événement de la biographie croisée de Deleuze et Guattari dont F. Dosse montre le rôle crucial : Mai 68, qui instaure – F. Dosse en emprunte la formule à M. de Certeau – « une rupture instauratrice ». La pensée Deleuze-Guattari, pensée des singularités agencées (le « et » contre le « est »), de la constitution des groupes, de leur entreprise de « décodage » (analyse et contestation des codes), de leur pratique de « déterritorialisation » des idées et des pratiques, est ainsi expliquée comme une pensée née de Mai 68, mais aussi en un sens comme une pensée de cet événement, pensée de l’événement anonyme par lequel se constituent des subjectivités en réseaux.

À l’événement Mai 68 répond donc, dans le champ de la pensée, l’événement Deleuze-Guattari : le livre de F. Dosse, de l’anecdotique au conceptuel, en montre la genèse et les effets, et donne envie, s’il en était besoin, de se plonger, ou de se replonger, dans ce work in progress de la pensée Deleuze-Guattari.

par Pascal Sévérac, le 26 octobre 2007

Aller plus loin

 Les travaux de François Dosse

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Pour citer cet article :

Pascal Sévérac, « Deleuze-Guattari : machine à écrire. . A propos de « Gillesdeleuzefélixguattari » de F. Dosse », La Vie des idées , 26 octobre 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Deleuze-Guattari-machine-a-ecrire

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