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Recension Société

Chair à slogans

À propos de : H. Prolongeau, « Couvrez ce sein… » La nudité dans tous ses états, Robert Laffont


par Maëlle Bazin , le 5 octobre 2017


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Pourquoi se dénude-t-on dans l’espace public ? La loi française y voit une forme d’exhibition sexuelle, pourtant c’est bien plus souvent le plaisir d’un mode de vie, ou une façon de porter des revendications, qu’exprime la mise à nu du corps.

Recensé : Hubert Prolongeau, « Couvrez ce sein… » La nudité dans tous ses états, Paris, Robert Laffont, 2017, 128 p., 12 €.

Comment la nudité peut-elle encore être subversive, alors que les corps dénudés se sont très largement banalisés dans la publicité et à la télévision ? C’est sur cet étonnement que s’ouvre le livre d’Hubert Prolongeau, écrivain et journaliste, qu’il publie après le succès de son récit d’une « randonue » dans Le Nouvel Observateur [1]. « Nudiens », solidarnue », « non-textiles », de nombreux néologismes jalonnent l’ouvrage, où le lecteur découvre tout un vocabulaire propre à l’univers du naturisme et de la nudité militante, le premier étant un mode de vie, le second un moyen d’action contestataire. Ce lexique n’est pas sans rappeler la circulation du néologisme « manufestation » lors des rassemblements, en 2012, contre la hausse des frais de scolarité dans les universités québécoises, durant lesquels les étudiants déambulaient partiellement dénudés. Ces événements illustrent un mouvement plus global : depuis quelques décennies, la pratique contestataire consistant à se mettre à nu se généralise et s’internationalise dans les manifestations. Dans quelle mesure poser ou manifester nu est-il une nouvelle forme de militantisme ? Quelles normes juridiques et sociales régissent ces pratiques ? Que nous disent-elles de l’évolution du rapport au corps dans notre société ?

Le droit d’être nu

S’intéressant au droit à la nudité dans l’espace public, l’auteur part de sa propre expérience en tant que randonneur naturiste pour dresser le portrait de ses camarades de sorties, illustrant ainsi la diversité des profils et des parcours. Réappropriation de leur corps malade ou envie de renouer avec une certaine forme de liberté, les raisons et les degrés de l’engagement dans le combat naturiste diffèrent fortement. Ce choix de vie, ou simplement de loisir, s’accompagne cependant de rappels fréquents à la loi. En effet, les « randonues » peuvent se solder par l’interpellation des participants par la police, tout comme d’autres pratiques affichées comme militantes, à l’instar de mouvements pour le droit des femmes de se baigner seins nus, comme les Tumultueuses ou Free the Nipple. Les contestataires se placent temporairement en situation de nudité, ou semi-nudité, dans l’espoir de modifier les règles de vie commune régissant l’espace public.

Ces actions font aussi parfois l’objet de dénonciations de la part des spectateurs — dérangés par ce qu’ils considèrent comme de l’impudicité. Le débat se cristallise autour du lien supposé entre nudité et sexualité, une corrélation pourtant rejetée par les manifestants. Dans une affaire rapportée par l’auteur, l’Association pour le Naturisme en Liberté (APNEL) se mobilise pour défendre un randonneur placé en garde à vue pour s’être promené nu en forêt. Elle conteste l’article 222.32 du Code pénal, dont les interprétations divergent. Si les nudistes militent pour une désexualisation de la nudité publique, la loi, elle, la considère comme relevant de l’exhibition sexuelle. En effet, si c’est l’ancien Code pénal qui a introduit la notion de pudeur publique, la réforme de 1992 se contente de moderniser le vocabulaire, remplaçant la pudeur par le sexe. Cependant, la loi ne détaille pas les conditions d’une exhibition sexuelle, elle établit seulement qu’un élément matériel et un élément moral doivent être réunis, c’est-à-dire qu’une partie du corps à caractère sexuel doit être dévoilée, et ce dans une intention sexuelle. Mais quelles sont les zones du corps considérées comme sexuellement explicites ? Une nudité revendiquée comme moyen de protestation est-elle une nudité sexualisée ? La question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l’avocat de la défense a été rejetée.

Si la France reste la première destination naturiste d’Europe, notamment grâce à ses plages et zones côtières bénéficiant d’arrêtés municipaux, la pratique est interdite sur le reste du territoire et notamment en ville. Mais depuis août 2017, une zone naturiste gratuite a été ouverte à l’expérimentation dans le bois de Vincennes à Paris. L’initiative a suscité de nombreuses réactions et levées de boucliers. La capitale française accuse pourtant un certain retard par rapport aux autres pays européens, notamment l’Allemagne, où le naturisme est bien mieux accepté.

Mais les naturistes ne sont pas les seuls à être interpellés. Des militants ayant recours à la nudité pour leurs actions, bien qu’étrangers à la cause naturiste, connaissent des parcours judiciaires similaires, à l’instar des Femen.

La nudité comme répertoire de l’action collective

Hubert Prolongeau s’intéresse donc aussi au corps nu comme adjuvant, c’est-à-dire comme moyen d’attirer l’attention des médias et des pouvoirs publics. Il ne s’agit alors plus de revendiquer un droit à la nudité, mais d’avoir recours au corps dévoilé comme à un espace d’appel. Le corps ici est outil de communication, et non sujet de la contestation. Généralement préparées et scénarisées, ces actions s’inscrivent dans des stratégies de captation de l’attention, afin d’être visibles dans un environnement médiatique fortement concurrentiel.

L’usage de la nudité dans le cadre d’un discours contestataire est une pratique relativement récente en Occident. Claude Guillon (2008) a noté que la pratique du nu subversif se développe à la fin des années 1960 dans les manifestations pacifistes et anarchistes, et se généralise dans les sommets internationaux à partir des années 2000. Pour sa part, l’auteur rattache historiquement cette pratique contemporaine au « streaking  », dénudation ludique et festive lors de rassemblements collectifs, ayant fait son apparition dans les années 1970 en Angleterre. Il situe cependant le véritable point de départ de la nudité protestataire dans une manifestation de femmes sénégalaises en 1980. Relevé par Francine Barthe-Deloizy dans Géographie de la nudité, l’événement peut être rattaché, d’après Françoise Héritier, à des pratiques anciennes de dénudation mammaire sur le continent africain, notamment utilisées dans la lutte anticoloniale.

Les milieux écologistes recourent assez fréquemment à la nudité. Comme le remarque Barthe-Deloizy : « L’analogie de la nudité et de la nature est ici plus explicite. Le retour à une harmonie perdue, la réconciliation entre l’espèce humaine et la nature sont les paroles portées par ce nu protestataire » (2003, p. 133). Les militants écologistes communiquent sur la symbolique de « l’état sauvage » et de l’appartenance commune à la même Terre. La nudité, dans ce discours, apparaît comme un moyen d’illustrer la fragilité de l’environnement. Le procédé est notamment utilisé par l’artiste nord-américain Spencer Tunick, qui réalise de gigantesques performances rassemblant plusieurs centaines de participants dénudés (Bazin, 2016). En outre, certains mouvements apparentés à l’écologie ont fait du nu militant la signature de leur organisation, notamment les mouvements de défense des droits des animaux, comme le People for Ethical Treatment of Animals.

Enfin, la nudité permet la mise en scène d’un rapport de force, parfois anticipé par les manifestants, pour accentuer la portée symbolique de leur action. Face aux policiers, l’individu dénudé, à la fois inoffensif, innocent et démilitarisé, disposerait de son corps comme d’un bouclier défendant et incarnant ses revendications. Le fait est particulièrement frappant à Notre-Dame-des Landes où, en 2012, des militants entièrement déshabillés se sont opposés aux policiers suréquipés.

Le corps-banderole

Très souvent, le corps est également utilisé comme espace d’écriture afin d’afficher les revendications du groupe. Le temps d’un happening, il se donne à lire. Les surfaces planes sont privilégiées pour faciliter la lisibilité, notamment le torse, mais aussi le dos, le ventre ou les fesses. La limitation de l’espace d’écriture induit des formules brèves. Des slogans percutants, aisés à mémoriser et à immortaliser par les appareils photographiques des journalistes, dans le temps généralement court de la performance. Dans certains cas, ce sont les corps eux-mêmes qui forment le message en figurant des lettres sur le sol.

Le langage devient double : le corps nu en lui-même, signe de protestation par son incongruité, et ce qu’il écrit ou donne à lire. Ce nu n’est pas sexualisé. Il devient porteur d’une histoire, élément d’une fiction dans laquelle il s’attribue d’emblée le rôle du faible. Il devient pancarte. (p. 83)

En France, cet usage du corps comme banderole est fortement marqué depuis plusieurs années par les Femen, mouvement féministe d’origine ukrainienne. Ses membres préviennent les journalistes de leurs actions et se livrent à des performances photogéniques : mise en scène, dénudation de la poitrine, posture du corps, lisibilité des slogans.

Pouvoir, normes et visibilité

La nudité militante s’inscrit dans une stratégie médiatique qui est au cœur des problématiques actuelles de mise en visibilité (Voirol, 2005). Hubert Prolongeau rapporte à ce propos le cas d’une femme allemande militant pour l’amélioration des conditions de vie des réfugiés à Berlin qui, exaspérée du peu d’intérêt des journalistes présents, propose de se déshabiller. Un journaliste, appâté, fait venir son photographe. La militante profite de l’occasion pour dénoncer le sensationnalisme des médias en arborant un tee-shirt sur lequel on peut lire « Human rights not tits ». Cet exemple démontre le pouvoir de séduction du corps dénudé auprès des médias, qui frôlent alors ce qui pourrait être désigné comme du voyeurisme. Dans la même perspective dénonciatrice, un commerçant de Limoges, manifestant contre l’ouverture des magasins le dimanche 23 décembre, a baissé son pantalon jusqu’aux pieds tout en brandissant une banderole : « Jusqu’où faudra-t-il aller ?!! » La nudité s’impose comme l’une des stratégies possibles, sans toutefois être nécessairement efficace, pour capter l’attention médiatique. Comme l’explique Serge Tisseron (2002), « Quand on veut faire passer un message dans les médias, les moyens ne sont pas nombreux : séquestrer son patron, faire exploser un bâtiment, se suicider... ou se montrer nu ».

Face à l’intérêt des médias pour les corps dénudés, Hubert Prolongeau s’interroge sur l’épuisement possible de ce type d’actions dans les années à venir, leur charge subversive diminuant avec la multiplication des performances. Mais la réponse au diktat persistant de la spectacularisation des corps tient peut-être à ce qui nous est donné à voir quotidiennement dans l’espace public. Si les militants dénudés retiennent l’attention, c’est aussi parce que leurs corps sont des corps ordinaires, des corps qui transpirent, des corps avec des imperfections, des plis, des poils. Ils rompent avec les corps lisses du petit écran et de la publicité, dont on ne peut que constater l’homogénéité des représentations. Certains corps, déviants, en marge des normes sociales, sont en effet absents de l’espace public. Partant de cette opposition entre visibilité et invisibilité, et dans une démarche de resignification (Paveau, 2017), des individus porteurs d’un stigmate occupent l’espace urbain dont ils sont exclus, pour réaffirmer leur identité. C’est le cas de militants queer qui réinvestissent la rue « avec des corps nus “différents”, subvertissant l’ordre dominant, celui qui opprime les voix “autres” et les identités non codifiées, jouant avec les symboles et les codes de l’hétérosexualité » (Hubert Prolongeau citant Rachele Borghi, p. 79).

À mi-chemin entre l’essai et le reportage, ce livre dresse un inventaire détaillé des pratiques de nudité militante, illustré par de nombreux exemples et de riches extraits d’entretiens, et apporte un éclairage juridique et philosophique sur les normes sociales pesant sur les corps dans l’espace public. En tant que journaliste, il aurait été cependant intéressant que l’auteur apporte une réflexion introspective sur sa profession, à la fois sur le traitement médiatique de la nudité militante et plus largement des corps en lutte, avec les questions déontologiques que celui-ci peut soulever, mais aussi sur le rôle des médias dans la circulation des normes.

par Maëlle Bazin, le 5 octobre 2017

Aller plus loin

 Arnaud Baubérot, Histoire du naturisme, Le mythe du retour à la nature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004.
 Christine Bard, « “Mon corps est une arme”. Des suffragettes aux Femen », Les Temps Modernes, n° 678, 2014, p. 213-240.
 Christophe Colera, La Nudité. Pratiques et significations, Paris, Éditions du Cygne, 2008.
  Claude Guillon, Je chante le corps critique. Les usages politiques du corps, Saint-Martin-de-Londres, Éditions H&O, 2008.
  Emmanuel Soutenon, « Le corps manifestant. La manifestation entre expression et représentation », Sociétés contemporaines, vol. 31, n° 1, 1998, p. 37-58.
  Francine Barthe-Deloizy, Géographie de la nudité. Être nu quelque part, Levallois-Perret, Bréal, 2003.
  Françoise Héritier, « Les Femen reproduisent la malédiction du nu », lepoint.fr, 18 juin 2013.
  Giorgio Agamben, Nudités, Paris, Rivages, 2009.
  Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes. Sociologie des seins nus, Paris, Nathan, 2010.
  Maëlle Bazin, « Art (du nu) et mobilisation citoyenne : les performances de Spencer Tunick », Communication & langages, n° 190, 2017, p. 73-84.
  Marcela Iacub, Par le trou de la serrure. Une histoire de la pudeur publique (XIX-XXIe siècle), Paris, Fayard, 2008.
  Marie-Anne Paveau, « Quand les corps s’écrivent. Discours de femmes à l’ère du numérique », in Éric Bidaud (dir.), Recherches de visages. Une approche psychanalytique, Paris, Hermann, 2014.
  Olivier Voirol, « Les luttes pour la visibilité. Esquisse d’une problématique », Réseaux, n° 129-130, 2005, p. 89-121.
  Philippe Artières, La banderole, histoire d’un objet politique, Paris, Autrement, 2013.
  Serge Tisseron, L’Intimité surexposée, Paris, Hachette, 2002.

Pour citer cet article :

Maëlle Bazin, « Chair à slogans », La Vie des idées , 5 octobre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Chair-a-slogans

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À lire aussi


Notes

[1Hubert Prolongeau, « Ma première randonue », Le Nouvel Observateur, 24 juillet 2008.

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