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« La Papesse Jeanne », par Sönke Wortmann (2009)

Recension Histoire

Ceci n’est pas un pape

À propos de : Agostino Paravicini Bagliani, Histoire de la papesse Jeanne. Une enquête au cœur des textes, Presses Universitaires de Lyon


par Bénédicte Sère , le 23 avril


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Forgée au XIIIe siècle, l’histoire de la papesse Jeanne a longtemps entretenu le mythe d’une brève exception à la règle ecclésiastique. Agostino Paravicini Bagliani montre comment le mythe met en question l’accession des femmes au sacerdoce et la faillibilité du pouvoir pontifical.

En 854, un épisode inédit de l’histoire de la papauté aurait pris place. Une femme d’une immense culture aurait siégé sur le trône de Pierre. La narration de l’épisode sourd de l’ombre vers le milieu du XIIIe siècle. Une tradition littéraire se met en place à partir de cette date. Les mutations discursives d’une telle légende, du XIIIe au XVIe siècle, traduisent les vicissitudes d’une double thématique : la question de l’accession des femmes au sacerdoce et celui de la faillibilité du pouvoir pontifical. L’histoire extraordinaire de la papesse Jeanne telle qu’Agostino Paravicini Bagliani nous en restitue l’enquête à travers les sources s’offre comme un sujet d’une étonnante actualité au sein des débats contemporains dans et autour de l’Église catholique et de la place des femmes en son sein.

L’histoire littéraire d’une légende

En 2021, A. Paravicini Bagliani publiait La papessa Giovanna : i testi della leggenda (1250-1500), un imposant ouvrage de 694 pages, avec « le plus complet récolement à ce jour des sources médiévales, traitant de la légende de la papesse Jeanne », 109 textes au total. Ce volume érudit était adapté en 2023 à un public plus large et plus estudiantin, avec une sélection de textes. C’est ce deuxième volume, qui, par les soins de l’auteur lui-même, est traduit en français, sous une forme facile à manier. Il est structuré en diptyque : cent pages de présentation de l’histoire littéraire du thème et cent pages de sélection de textes en latin, avec la traduction française, la liste des manuscrits et le commentaire.

Par son sujet, l’auteur s’inscrit dans une historiographie déjà bien reconnue. En 1863, le grand Ignaz von Döllinger avait évoqué le thème dans ses Papen Fabeln avec l’érudition allemande typique de ces années. Depuis 1978, la légende de la papesse Jeanne est connue des historiens grâce à la monographie de Cesare D’Onofrio, La papessa Giovanna : Roma e papato tra storia e leggenda qui s’attache à insérer la légende dans l’histoire urbaine de Rome. En France, la résonnance des travaux d’Alain Boureau sur le thème, dix ans après, en 1988, a permis de se familiariser avec le dossier dans son versant des liturgies cérémonielles autour de l’élection du pontife. Puis ce sont Rosemary et Darroll Pardoe (1988), Elisabeth Gössmann (1994) avec une perspective d’histoire du genre, Peter Stanford (1998), Max Kerner et Klaus Herbers (2010) autour de la polémique antiromaine du monde protestant allemand, qui explorent, à leur tour, l’historicité, la légende et la réception du dossier.

Ce qu’apporte ainsi Agostino Paravicini Bagliani, c’est une plongée dans l’histoire littéraire de la légende à partir d’un repérage quasi-exhaustif des textes dans les manuscrits et avec une attention sur la manière dont les copistes ont traité graphiquement du sujet (annotations marginales, interpolations, censures, iconographie).

Féminisation et stigmatisation morale

À y regarder de près, le dossier reste complexe. Au sens strict, il s’agit en réalité d’une double légende : d’une part, celle de la papesse elle-même, et d’autre part, la légende de la vérification de la masculinité du pape). Au départ, la narration de Martin le Polonais (v. 1277), un dominicain biographe de la papesse, posait les jalons d’un récit-étalon : le nom de la femme-pape restait masculin (Johannes ou Johannes Anglicus), et l’historicité du personnage était avérée. Or, rapidement, on assiste à une inflexion de discursivité, au fil des décennies : une progressive féminisation du personnage, auquel on commence à attribuer non seulement un prénom féminin (Johanna), mais aussi un titre au féminin (papessa), s’observe.

Avec la féminisation se joue la stigmatisation. Chez Martin le Polonais, la femme-pape était un personnage non-canonique donc exclu de la succession pontificale, dont la narration ne fait l’objet d’aucun jugement moral. En revanche, avec les récits postérieurs, la papesse Jeanne est présentée comme adultère, travestie, lubrique, voire prostituée. D’où les réemplois protestants pour la polémique anti-romaine et la preuve de la faillibilité du pouvoir pontifical ; d’où les censures du côté catholique pour éliminer la légende gênante pour la mémoire de la papauté ; d’où le passage de l’historicité à l’appellation de « fable délirante » pour atténuer la nocivité du thème.

D’une légende l’autre : le rite de vérification

De Jean l’Anglais à la papesse Jeanne, s’opère un enjeu ecclésiologique : le risque d’une faillibilité de la papauté. Faillibilité dans l’élection d’un pontife dont on apprend qu’il ne recouvre pas les conditions d’éligibilité canonique ; faillibilité d’un pouvoir susceptible d’une telle « erreur manifeste » ; faillibilité d’un pouvoir susceptible d’ignorance ; faillibilité d’un pouvoir sujet à l’incertitude. D’où l’exigence de vérifier la masculinité du pape, autre source, à sa manière, de faillibilité.

En effet, la seconde légende, celle du rite de vérification de la masculinité, qui aurait exigé du pape qu’il s’asseye sur le siège stercoraire (de stercus, excréments). « La signification de ce symbole d’humiliation, peut-être le plus radical jamais réservé au pontife romain est évidente : après avoir atteint le sommet de la gloire et de la richesse, le pape doit se rappeler sa condition humaine d’origine et s’auto-humilier » (p. 89). Le pape, quoiqu’élu de Dieu, est un homme soumis aux nécessités de la nature. Surtout, le rituel aurait exigé que « deux clercs dignes de confiance viennent toucher dûment ses testicules, en tant que témoins attestant de son sexe masculin. S’ils les trouvaient intactes, ils les touchaient et criaient à haute voix : “Il a des testicules” et le clergé et le peuple répondaient en criant “Deo gratias [1] » (Felix Hemmerli, 1444-1459/61).

Pontificalia habet  : la formule atteste que le pape possède bien ce qui lui permet d’être pape. D’où les satires et, pour reprendre le mot de Mikhaïl Bakhtine, le rire de Rabelais dans le Tiers livre (1542), où Panurge la prononce par la négative : « Par cette raison ne sera il jamais Pape, car testiculos non habet [2] » [« il n’a pas de testicules »].

Les femmes et le sacerdoce : la mémoire comme instrument d’exclusion

Dans le même temps, l’invention de la légende dit les préoccupations du temps. Les femmes ne peuvent être ordonnées. L’existence historique de ce pontificat gêne donc. L’occurrence contredit le dogme. Il faut donc le délégitimer. Il faut écarter le doute. Bonaventure vers les années 1250 soulevait le problème : « Tout le monde est d’accord pour dire que les femmes ne doivent pas être promues aux ordres, mais il y a un doute sur la possibilité de le faire ». Il fallait exclure l’historicité de l’épisode pour mieux exclure les femmes du sacerdoce et, surtout, de la papauté.

On le sait, la mémoire historique de la papauté se construit par l’éviction et la déhistoricisation. En d’autres termes, la construction du discours officiel romain s’emploie à lisser les faits historiques qui seraient dérangeants ou contrariants de quelques manières. Ce que Francis Oakley appelle la « politique de l’oubli » ou mettre dans l’ombre ce qui gêne et réécrire le récit d’une chronologie linéaire, par exemple celle de la succession apostolique ininterrompue et canonique, celle de la montée triomphale d’un pouvoir pontifical puissant, etc. La mémoire de l’Église et notamment de la papauté se doit d’être harmonieuse et cohérente, au prix de l’histoire elle-même.

Travestissement, normes de genre et identité sexuelle

L’anthologie des textes qui suit l’exposé historique de la double légende et de sa tradition littéraire est ici présentée thématiquement [3]. Ainsi, non pas anti-pape, plutôt pape d’inversion, le dossier de la papesse Jeanne recèle, selon qu’on l’appréhende comme une légende ou comme un fait avéré et historique, des implications lourdes de conséquences. À cette lecture, on pourrait aujourd’hui envisager que le personnage puisse volontiers encourager l’égalité des sexes et le leadership féminin dans l’espace ecclésial. Il offre en effet un exemple de prise de pouvoir par les marginalités et la possible résistance des dominés de l’histoire. En se référant à une figure historique qui aurait défié les normes de genre et d’identité sexuelle, le mouvement LGBT ne pourrait-il pas également y trouver une inspiration dans sa lutte pour la reconnaissance ? Le traçage de la tradition littéraire que propose A. Paravicini Bagliani permettrait, enfin, de suivre les manipulations historiographiques dans les récits dominants et l’évincement des voix marginales. La question du travestissement soulève ainsi la question de l’identité des genres et des orientations sexuelles, voire du troisième sexe.

Jeanne papesse représente indéniablement une menace pour l’autorité ecclésiale catholique. D’où l’alternative : enjeu décisif de son historicité ou nécessité idéologique de son affabulation ? Si une femme a réellement atteint les plus hautes fonctions de l’Église, un jour, comment continuer à refuser l’inclusion des femmes dans le gouvernement ecclésial ? Avec ce dossier, c’est à nouveau à une fascinante plongée dans la mise en récit de l’Église par elle-même que nous assistons.

Agostino Paravicini Bagliani, Histoire de la papesse Jeanne. Une enquête au cœur des textes, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2023, 248 p., 18€.

par Bénédicte Sère, le 23 avril

Pour citer cet article :

Bénédicte Sère, « Ceci n’est pas un pape », La Vie des idées , 23 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Ceci-n-est-pas-un-pape

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Notes

[1Felix Hemmerli, De nobilitate et rusticitate dialogus, Strasbourg, Johanne Press, 1493-1500 (Hain 8426), cité par APB p. 110.

[2Les Cinq Livres des faits et dits de Gargantua et Pantagruel, Paris, 2017, p. 680.

[3Sont sélectionnés dans le volume les textes de Bernard Guy, la Chronica minor, Enea Silvio Piccolomini, Étienne de Bourgon, Geoffroy de Croulon, Iacopo Filippo Foresti, Jacques de Voragine, Boccace, Jean de Mailly, Martin le Franc, Martin le Polonais, Platina, Ptolémée de Lucques, Thierry de Nieheim et deux anonymes.

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