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Recension

Suède

« Camarade, go home ! »
Le modèle suédois à l’épreuve du travail voyageur


par Wojtek Kalinowski , le 1er février 2006


Le modèle social-démocrate suédois est-il soluble dans l’Europe ? Telle est l’interrogation soulevée par l’affaire Vaxholm qui opposa le syndicat national du bâtiment à une entreprise lettonne venue s’installer en Suède. Cette affaire a révélé un syndicalisme tiraillé entre solidarité et protectionnisme, mais aussi la part d’ombre du marché du travail européen.

Recensés :

Maciej Zaremba, série de cinq articles publiée dans Dagens Nyheter en novembre 2005.

Hans Tilly, « Ingen tjänar på låga löner », Dagens Nyheter, 24 novembre 2005.

Per Wirtén, « Stopp i rören », Expressen, 21 novembre 2005.

« Prolétaires d’autres pays, vous gardez votre place dans la queue », pouvait-on lire récemment dans les pages du quotidien suédois d’orientation libérale Dagens Nyheter. Ce slogan provocateur annonçait une série de reportages du journaliste et écrivain Maciej Zaremba (dont nous avons déjà eu l’occasion de parler ici même [1]) consacrés aux nouveaux travailleurs migrants et aux réactions qu’ils suscitent à travers l’Europe. Les cinq longs articles, publiés dans le courant du mois de novembre 2005, n’auraient probablement pas suscité tant d’émois si l’auteur s’y était contenté de traiter du rôle joué par le « plombier polonais » dans la campagne référendaire française ; cependant, il n’y a pas qu’en France que la libéralisation des services sème le trouble et met à l’épreuve la solidarité entre la « vieille » et « nouvelle » Europe. Au cœur de l’enquête de Zaremba se trouve en effet l’« affaire de Vaxholm » bien connue de tous les Suédois mais aussi des syndicalistes à travers l’Europe : un conflit social très médiatisé, qui opposa plusieurs mois durant un employeur letton au syndicat suédois du Bâtiment (Byggnads).

Suscitant un débat bien plus vif que le conflit lui-même, le reportage de Zaremba fut acclamé par la droite qui, depuis des décennies, veut en découdre avec les « tout-puissants syndicats », et décrié par la gauche, à laquelle l’auteur tend pourtant à s’identifier lui-même. Controversé depuis toujours, célèbre depuis ses articles sur les programmes de stérilisation forcée [2], le journaliste ne cesse d’agacer la gauche en révélant les aspects les plus sombres du projet de société réalisé par les sociaux-démocrates au XXe siècle. Cette fois-ci, les réactions furent particulièrement violentes, signe qu’il avait touché un point névralgique (même si les avis divergent sur la question de savoir s’il l’a fait de façon pertinente) ; en effet, l’« affaire de Vaxholm » restera peut-être dans les annales comme un tournant dans l’histoire du « modèle suédois ». élaboré dans le cadre de l’État-nation, le compromis social-démocrate entre le travail et le capital reposait, rappelons-le, sur un syndicalisme suffisamment fort pour limiter la concurrence entre les travailleurs, mais aussi pour assurer une bonne politique salariale à l’échelle nationale. L’ouverture croissante de l’économie suédoise, son adhésion à l’Europe et l’arrivée d’ouvriers étrangers, qui ne sont rattachés à aucune convention collective ou soumis au droit du travail de leur pays d’origine, représente une nouvelle donne à cet égard, et soumet le « modèle suédois » à de fortes tensions internes. Tensions d’autant plus critiques que la mondialisation touche désormais aux catégories professionnelles qui, puisque non délocalisables, avaient vécu jusqu’ici à l’abri des menaces qui planent depuis longtemps sur d’autres secteurs de l’économie. C’est ce qu’a démontré le conflit social de Vaxholm, en dévoilant un syndicalisme tiraillé entre le devoir de solidarité entre tous les travailleurs et les demandes de protection exprimées par les salariés nationaux.

Commençons par les faits qui remontent à 2004 : un appel d’offres pour la construction d’une école communale sur l’île de Vaxholm, dans l’archipel de Stockholm, fut remporté par l’entreprise lettonne « Laval un Partneri ». 32 ouvriers lettons et russes furent envoyés sur le chantier de construction. L’entreprise fut aussitôt contactée par le syndicat Byggnads, qui l’invita à signer une convention collective suédoise. Les dirigeants de Laval refusèrent d’abord, au motif que leurs employés étaient déjà couverts par une convention collective lettonne ; cependant, devant la menace de blocage, ils finirent par céder, tout en rejetant les propositions salariales présentées par le syndicat. Les négociations ayant échoué, Byggnads décida de bloquer le chantier et reçut rapidement le soutien d’autres syndicats fédérés au sein de la centrale Landsorganisationen (LO), pilier du « mouvement ouvrier » et très proche du parti social-démocrate au pouvoir ; au total, sept syndicats mobilisèrent 40 000 ouvriers pendant plusieurs mois pour bloquer l’ensemble des chantiers où l’entreprise Laval était présente. Saisi par cette dernière, le conseil des prud’hommes (Arbets-domstolen) rappela la loi nationale mais refusa de trancher définitivement la question, puisque le droit national pouvait se heurter au droit communautaire, notamment à l’interdiction de mesures discriminatoires sur le marché unique. Les juges suédois ont donc préféré attendre l’avis de la Cour de justice européenne avant d’émettre un jugement définitif dans l’affaire.

« Louez un Letton en ligne »

« En recrutant la main-d’œuvre chez nous, votre entreprise réduira ses coûts salariaux de 50% », promet la page Internet www.hyrlett.nu, un site dont l’adresse même transmet un message clair aux internautes suédois : « Louez [un] Letton maintenant ». Derrière le site, on découvre une entreprise d’intérim qui a fait de la libéralisation des services son fonds de commerce. La rubrique « campagne promotionnelle » propose actuellement un ouvrier letton non qualifié à des prix substantiellement inférieurs aux prix suédois. Avant de passer sa commande en ligne, l’intéressé peut se référer à la « bourse du travail » qui spécifie la gamme des métiers proposés ; sous une autre rubrique, « Calculez et comparez », il peut facilement comparer ses charges sociales actuelles avec ce qu’il aura à payer en recrutant des intérimaires lettons. Quant aux « questions syndicales », on y apprend que, si l’entreprise n’a pas signé de convention collective, l’intéressé peut recruter autant de Lettons qu’il le souhaite sans consulter personne ; si, toutefois, l’entreprise est liée par une convention collective, la loi l’oblige à négocier avec les représentants syndicaux. La page offre alors quelques bons arguments à avancer dans les négociations, par exemple que le recrutement concerne uniquement des professions pour lesquelles on ne trouve pas de candidats en Suède.

Une victoire pour le « modèle suédois »...

Le conflit prit alors une dimension européenne et l’affaire juridique suit désormais son cours ; le verdict définitif ne sera pas connu avant deux ans. Ne pouvant attendre si longtemps, l’entreprise Laval jeta l’éponge en février 2005 ; sa filiale suédoise déposa le bilan et les ouvriers rentrèrent en Lettonie. Ce résultat fut célébré comme une victoire sur le dumping social, bien que les yeux des syndicalistes restent braqués sur Strasbourg et que l’inquiétude soit de plus en plus palpable. Le président du Byggnads, Hans Tilly, soupçonne même que le véritable but de l’« affaire de Vaxholm » ait été de remettre en cause le modèle suédois en s’appuyant sur les instances juridiques européennes – soupçon alimenté par le fait que la fédération nationale des organisations patronales, Svenskt Näringsliv, finança les avocats de l’entreprise lettonne [3]. Si rien ne permet de vérifier de tels soupçons, il est certain que l’« affaire de Vaxholm » a généré de l’incertitude quant à la « compatibilité » du modèle suédois avec le droit communautaire : un syndicat suédois est-il en droit d’exiger d’une entreprise étrangère qu’elle signe la convention collective pour ses employés détachés – même dans le cas où ceux-ci seraient déjà couverts par une convention collective dans leur pays d’origine –, et peut-il ouvrir un conflit aussi radical que celui ouvert par le Byggnads si l’entreprise s’y refuse ? Erland Olauson, haut responsable de la centrale syndicale LO estime pour sa part « impensable » que la Cour européenne oppose le droit communautaire aux mesures autorisées par le droit suédois, et menace de « réviser » la position européenne du syndicat si cela devait être le cas. De son point de vue, il s’agit du « droit de défense » des travailleurs contre les pratiques de dumping social. Car dans le modèle suédois, rappelle-t-il, la responsabilité de la lutte contre le dumping social revient aux syndicats et non au législateur, la convention collective remplaçant la loi comme principal instrument régulateur du marché du travail [4].

Lars-Göran Bromander en action

Derrière la « libéralisation des services », on découvre une nouvelle réalité sociale que Zaremba peint en couleurs sombres. Le tableau se compose d’une série de portraits, dont celui du responsable syndical du Byggnads, Lars-Göran Bromander, saisi par Zaremba au moment où il s’apprête à partir à la chasse aux ouvriers clandestins. « Quelqu’un a vu une tignasse noire dans un ascenseur sur le chantier, ou entendu quelques paroles qu’il n’a pas comprises. C’est alors que Bromander et ses hommes interviennent. Ils trouvent le bougnoule, s’avancent vers lui et lui demandent son passeport. Bromander n’a pas le droit de demander aux gens leurs papiers. Mais il est grand, lourd, imposant et porte un casque sur la tête. On comprend qu’un Bosniaque ou un Colombien, ne serait-ce que par peur, montre ses papiers. Et si ces papiers ne sont pas en règle, Bromander prend d’autres mesures, comme il le dit lui-même : Nous prenons alors quelques voitures et les conduisons au commissariat de police. Plus tard dans la journée, on apprendra peut-être qu’ils sont déjà à bord d’un avion pour l’Amérique du Sud ; alors, on sait qu’ils ont été expulsés. »

On peut objecter à ce raisonnement que les conventions collectives ne sont pas obligatoires (même si elles restent dominantes [5]) et qu’en réalité, le « modèle suédois » est d’ores et déjà un système mixte où le dialogue social est complété, parfois même remplacé, par le législateur. La raison n’en est pas tant l’« Europe libérale » que des difficultés structurelles apparues dans les années 1980, lorsque le dialogue social s’est avéré insuffisant pour réguler la politique salariale [6] et que l’État s’est vu obligé d’intervenir de plus en plus souvent en tant que médiateur. Cependant, le rôle traditionnel du dialogue social a été réaffirmé à plusieurs reprises par l’État. Ainsi, lors des négociations qui ont abouti à la directive européenne sur le détachement des travailleurs en 1996 [7], la Suède avait activement œuvré, avec succès, pour donner aux États-membres le droit d’imposer par la loi la convention collective nationale à tous les employés étrangers. Cependant, une fois la directive adoptée, le gouvernement ne s’est jamais servi de cette possibilité, au motif que les partenaires sociaux disposent de moyens suffisants pour empêcher les pratiques de dumping social [8].

À long terme tout au moins, l’inquiétude des syndicalistes paraît justifiée : les organisations patronales ayant perdu leur intérêt pour l’ancien compromis social-démocrate, les syndicats restent seuls à défendre un système qui a fait ses preuves, mais dont on se demande s’il sera viable à l’heure de la mondialisation. C’est peut-être ce qui explique leur attachement aux liens « organiques » avec le Parti social-démocrate, dans une période où beaucoup de syndicalistes européens marquent leur indépendance politique. Comme le constatent les experts [9], les syndicats suédois ont bénéficié jusqu’ici d’une véritable « immunité » pour régler les conflits avec les entreprises sans convention collective : il est très rare en effet de voir un conflit social déclaré contraire à la loi par les juges suédois. C’est précisément cette « immunité », bien plus que la convention collective elle-même, qui semble remise en cause par l’intégration européenne, et l’« affaire de Vaxholm » peut à cet égard jouer un rôle d’accélérateur : quel que soit son verdict, la Cour européenne apparaît désormais comme l’instance suprême où se jouera l’avenir d’un élément clef du « modèle suédois ». Le Premier ministre Göran Persson en a immédiatement compris le danger politique, déclarant promptement que la situation juridique était « absolument nette » et que le droit communautaire parlait en faveur des syndicats – une déclaration qui lui a valu beaucoup de critiques sans pour autant rassurer l’opinion publique.

Au-delà des discours d’apaisement, on perçoit déjà des premiers signes de crispation dans les profondeurs du système : par exemple, l’association nationale des collectivités locales (Kommunförbundet) a donné son feu vert aux communes qui veulent exiger la signature d’une convention collective de toute entreprise souhaitant répondre aux appels d’offres concernant la construction de bâtiments publics. Mais là encore, la question reste ouverte : cette mesure est-elle contraire au droit communautaire, ou, comme l’affirment les juristes de l’association [10], est-elle en parfait accord avec l’esprit des directives européennes ?

...ou victoire du protectionnisme social ?

Dans son reportage, Zaremba adopte cependant une toute autre perspective que celle développée jusqu’ici. Non qu’il se désintéresse du conflit lui-même. Au contraire : il lit le protocole de négociation plus soigneusement que d’autres journalistes et y découvre un détail fâcheux. D’après le syndicat, l’employeur letton aurait simplement été appelé à signer une convention collective, ce qui permettait ensuite d’ouvrir les négociations salariales. La réponse du ministre en charge du marché du travail, Hans Karlsson, au gouvernement letton qui avait menacé de porter plainte devant de la Cour européenne, contenait aussi ces termes : il s’agissait d’imposer les mêmes règles pour tout le monde, indépendamment de la nationalité de l’entreprise et des travailleurs. Il n’y avait donc pas lieu de parler de discrimination. Zaremba découvre cependant que le syndicat avait formulé une demande supplémentaire : Laval devait accepter d’emblée de payer ses ouvriers 145 couronnes de l’heure (environ 16 euros), soit le salaire moyen dans la région de Stockholm. Ce fut là le point d’achoppement. Dans la version présentée par Zaremba, L’entreprise lettonne paraît plus intéressée que le syndicat à trouver une solution à l’amiable. Si les responsables syndicaux interrogés par Zaremba nient en bloc, le président du syndicat, Hans Tilly [11], a fini par admettre que le Byggnads avait transgressé la règle élémentaire du dialogue social suédois, en présentant à Laval une demande qu’il ne présente jamais aux entreprises suédoises.

Cette découverte éclaire le conflit sous un jour nouveau. S’agissait-il simplement de défendre les employés lettons contre l’exploitation, et le « modèle suédois » contre le dumping social ? Zaremba en doute : puisque la somme exigée est une moyenne, par définition le salaire d’une bonne partie des ouvriers suédois se situe au-dessous de ce seuil. Ces derniers sont-ils aussi à considérer comme victimes du dumping social ? Si oui, pourquoi personne ne bloque les chantiers où ils travaillent ? En réalité, poursuit Zaremba, il s’agit de tout autre chose : le syndicat a abusé de sa position pour « en finir » avec une entreprise étrangère. En outre, il semble que Vaxholm ne soit pas un cas isolé : plusieurs indices montrent qu’à chaque fois qu’une entreprise étrangère « détache » ses ouvriers en Suède, les syndicats exigent, outre la signature d’une convention collective, un salaire moyen pour le métier en question. Et tout refus est considéré comme une pratique de dumping social [12]. Ainsi apparaît une question troublante que la Cour européenne aura bientôt à trancher : où s’arrête la lutte contre le dumping social et où commence le protectionnisme ? Une question que les syndicats pouvaient jusqu’ici trancher eux-mêmes, mais qui risque désormais de faire l’objet d’une « judiciarisation » qui est autant une européanisation.

Voyage au pays des « Nenozimigs »

Mais la véritable raison de la colère des intellectuels de gauche est ailleurs ; ils pourraient encore pardonner à Zaremba la critique des abus de pouvoir dont se serait rendu coupable le syndicalisme. Mais le journaliste va plus loin, et situe également l’« affaire de Vaxholm » dans un autre contexte. Ou plutôt, il s’en sert comme point de départ d’une tout autre histoire : celle des rapports entre l’Europe des riches et l’Europe des pauvres, et de l’impardonnable lutte qui les oppose. De cette histoire, l’image du syndicalisme et de la solidarité internationale entre travailleurs sort nécessairement ternie.

« Le blocage à Vaxholm ne fait pas partie, dit Zaremba dans un passage clef que la gauche ne saurait lui pardonner, du débat sur la directive sur le détachement des travailleurs ou sur les conventions collectives. Il appartient au récit du tourisme sexuel suédois, celui d’un engagement social hypocrite et d’un système judiciaire pour qui la vie de deux Lettons est considérée comme peu de chose. » Un tournant pour le moins surprenant, pourtant logique pour un intellectuel qui a fait de la « gauche nationale » sa cible de prédilection. En effet, du conflit social en question, Zaremba a surtout retenu ces images troublantes de syndicalistes manifestant devant le chantier de Vaxholm et criant « Go home ! » aux ouvriers lettons. Et il ne manque pas d’observer, dans le style qui lui est propre, que la plupart des « manifestants » n’étaient pas des ouvriers mais le personnel de l’administration syndicale, envoyé sur place par la direction. Sur fond de ces « go home ! », Zaremba invite le lecteur à un voyage au cœur du pays des « Neno-zimigs » (mot letton pour désigner une personne de rang inférieur).

Au cours de ce voyage, le lecteur croisera des travailleurs lettons, polonais et ukrainiens sur le chemin de l’Europe occidentale. Mais aussi, en sens inverse, des touristes sociaux (par exemple, des retraités partis pour des soins dentaires, beaucoup moins chers en Lettonie et remboursés par la sécurité sociale suédoise), des touristes sexuels, des touristes ivres et des touristes tout court. Sur cette route, par exemple sur le ferry Stockholm-Riga, Zaremba est surtout frappé par le sentiment de supériorité des voyageurs de l’Ouest, quelles que soient leurs origines sociales ou leurs orientations politiques. C’est là, sur le plan culturel, qu’il situe le cœur de l’affaire : un Letton n’a pas la même valeur qu’un Suédois, pas plus pour un syndicaliste que pour tout autre. Et Zaremba d’ironiser sur l’hypocrisie qui règne en maître : les ouvriers suédois défendent le marché national (certains syndicalistes vont jusqu’à s’offusquer que les clandestins entrent en concurrence avec les ouvriers suédois sur le marché du travail au noir) mais partent volontiers travailler en Norvège où les salaires sont plus élevés. D’un côté, des rêves de prospérité somme toute assez modestes ; de l’autre, la volonté de profiter des pays à bas salaires, mais pas au prix du dumping social sur le marché intérieur. Entre les deux, point d’entente possible : le nouveau « travail voyageur » révèle un conflit impardonnable qui oppose les différentes sociétés et leurs différents secteurs à travers l’Europe.

On l’aura compris : le reportage de Zaremba est un tableau des « Européens » traversant la mer Baltique, voyageant tantôt en première, tantôt en troisième classe, et qui se croisent dans les couloirs en s’échangeant des regards où l’intérêt côtoie la méfiance. C’est bien là, plus que dans l’apport analytique à l’épineuse question de la libéralisation des échanges, que se trouve son véritable intérêt. On comprend en même temps que ceux qui s’attendaient à une proposition pour affronter les problèmes posés par la libéralisation des échanges aient été déçus. « Tant de mots pour ne rien dire sur la question essentielle », conclut Per Wirtén [13], rédacteur en chef du magazine Arena, qui dut se sentir particulièrement déçu en tant que représentant d’une gauche pro-européenne ; une gauche qui croise souvent le fer avec la « gauche nationale » et qui plaide pour l’ouverture des frontières, tout en étant consciente des problèmes que cela pose. Aux yeux de Wirtén, Zaremba a fait preuve de « lâcheté » en esquivant la discussion de fond. C’est peut-être se méprendre sur l’intention de Zaremba : il mène une autre discussion, qui est à son tour esquivée. Les réactions montrent sans doute que son reportage est chargé d’une idéologie puissante – ce qui n’a pas pu échapper à Wirtén. Mais fallait-il renoncer à dresser le tableau du « travail voyageur » au seul motif qu’il n’est idéologiquement pas convenable ?

par Wojtek Kalinowski, le 1er février 2006

Pour citer cet article :

Wojtek Kalinowski, « « Camarade, go home ! ». Le modèle suédois à l’épreuve du travail voyageur », La Vie des idées , 1er février 2006. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Camarade-go-home

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

À lire aussi


Notes

[1Cf. Wojtek Kalinowski, « Feux croisés sur la gauche nationale », www.repid.com/rubrique.php3 ?id_rubrique=97.

[2Publiée en 1997 dans Dagens Nyheter, l’enquête de Zaremba attira l’attention de l’opinion publique sur la politique de stérilisation forcée, mise en place en Suède dans les années 1930 et en vigueur jusqu’en 1975.

[3Hans Tilly, « Ingen tjänar på låga löner », Dagens Nyheter, 24 novembre 2005.

[4L’entretien est publié sur le site de Landsorga-nisationen, www.lo.se. Rappelons que la convention collective suédoise est le principal levier d’influence syndicale sur les relations du travail. Une influence inscrite dans la loi sur la co-décision (Medbestämmandelagen) de 1976, loi phare de l’époque des grandes réformes sociales-démocrates, obligeant l’employeur à négocier avec les représentants syndicaux sur une série de questions liées à la gestion de l’entreprise. Une entreprise sans convention collective n’est concernée par cette loi qu’à la marge, et la remise en cause de la convention apparaîtrait comme une révolution des rapports de force sur le marché du travail.

[5On estime actuellement que 90% des entreprises appliquent des conventions collectives.

[6Ainsi, entre 1980 et 1995, les salaires nominaux ont augmenté de 150% en raison des fortes pressions des salariés que les centrales syndicales n’arrivaient plus à maîtriser. En raison de l’inflation ainsi déclenchée, l’effet sur les salaires réels (le pouvoir d’achat) est resté nul.

[7La directive de 1996 qui prévoit un socle de garanties sociales minimales pour des travailleurs détachés dans un autre pays membre de l’Union européenne. Contrairement à une idée reçue, elle n’est pas concernée par le « principe du pays d’origine » contenu dans la fameuse proposition de « directive Bolkestein », relative aux services dans le marché intérieur.

[8Niklas Bruun och Jonas Malmberg, « Arbetsrätten i Sverige och Finland efter EU-inträdet », in Kerstin Ahlberg (dir.), Tio år med EU – effekter på arbetsrätt, partsrelationer, arbetsmarknad och social trygghet, Arbetslivsinstitutet, 2005:5, pp. 23-24.

[9Ibid., p. 31-32.

[10Hans Ekman, Ellen Hausel Heldahl, Göran Söderlöf, « Svar på debattinlägg från Carl B Hamilton », Anbudsjour-nalen n° 45, 11 novembre 2005.

[11Hans Tilly, « Ingen tjänar på låga löner », Dagens Nyheter, 24 novembre 2005.

[12C’est en tout cas ce qu’affirme Sverker Rudeberg de l’organisation centrale des patrons, Svenska Näringslivet, « Resultat och politiska realiteter styr arbetsgivarnas EU-engagemang », in Kerstin Ahlberg (dir.), Tio år med EU, op. cit., p. 82.

[13Per Wirtén, « Stopp i rören », Expressen, 21 novembre 2005.

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