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Recension Société

Le tout-numérique

À propos de : Rogers Brubaker, Hyperconnectivity and Its Discontents, Polity Press


par Julien Boyadjian , le 14 juin 2023


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R. Brubaker voit l’hyperconnexion comme un fait total infusant l’ensemble du social. Le tout numérique révolutionne le rapport à soi, aux autres, à la culture, à l’économie ou à la politique. L’auteur omet néanmoins de penser l’encastrement du digital avec les formations sociales préexistantes.

Si les ouvrages proposant d’analyser les conséquences de la révolution numérique sur nos sociétés sont aujourd’hui nombreux, plus rares sont ceux qui parviennent à le faire sans tomber dans un propos normatif ou une forme de déterminisme technologique. Rogers Brubaker, dans son dernier livre, y arrive pour sa part avec maîtrise. Connu notamment pour ses travaux critiques sur l’identité (ethnique, nationale, et plus récemment de genre) et pour avoir contribué à introduire aux États-Unis la sociologie de Pierre Bourdieu, le numérique est pour cet auteur, professeur de sociologie à l’UCLA, un objet d’étude nouvellement investi.

L’objet étudié, l’hyperconnexion numérique, est appréhendé comme un « fait social total », au sens de Marcel Mauss, la mise en réseau des individus, des organisations et des objets via les infrastructures numériques ébranlant toutes les dimensions de la vie en société. Les cinq chapitres qui composent l’ouvrage approfondissent, de manière thématique, ces différentes dimensions en analysant les conséquences de l’hyperconnexion sur le rapport à soi, le rapport aux autres, la culture, l’économie et la politique. Si les domaines étudiés sont donc variés, on retrouve de manière transversale cinq grandes caractéristiques de ce « fait social total » : l’abondance (de l’information, des données, des biens culturels consommés en ligne, etc.), la miniaturisation (que l’on pense par exemple aux micro-transactions économiques de pair à pair), la quantification (accentuant ainsi la tendance à la mise en données de la société), la commodité (i.e. une plus grande facilité et immédiateté des échanges et des transactions) et enfin la surveillance (exercée notamment par les plateformes à travers la captation et l’exploitation des données personnelles des internautes).

L’une des grandes qualités de l’ouvrage de R. Brubaker est de toujours parvenir à inscrire ces transformations technologiques dans des dynamiques sociales, économiques et politiques plus vastes, évitant ainsi l’écueil d’un déterminisme technologique naïf. L’hyperconnexion n’est ainsi ni pensée comme une dynamique émancipatrice par nature ni à l’inverse comme une force participant d’un projet orchestré de mise en surveillance de la société ; mais comme un fait technologique encastré dans le social, dont les conditions d’évolution et de possibilité dépendent de dynamiques sociales et de choix politiques qui ne sont pas écrits d’avance. L’ouvrage se différencie ainsi d’analyses à la dimension plus téléologique et normative, comme celle de Shoshana Zuboff par exemple [1] (même si R. Brubaker partage avec cette autrice un certain nombre de constats et d’analyses) tout en conservant la même ambition macrosociologique.

Si la focale est très large, l’ouvrage mobilise néanmoins un grand nombre de monographies et d’études de cas, donnant ainsi à l’analyse une certaine assise empirique. De ces partis-pris scientifiques découle une analyse toujours prudente, nuancée, qui met en lumière un certain nombre de paradoxes, de tensions, d’ambivalences, illustrant bien le caractère foncièrement social, et donc contingent, de l’hyperconnexion numérique. La mise en évidence de ces paradoxes est stimulante et donne à réfléchir. Deux exemples de paradoxe peuvent être donnés ici.

Émancipation versus aliénation

Premier paradoxe : l’hyperconnexion numérique facilite et renforce (sous certaines conditions) la réflexivité du sujet (l’internaute) sur ses pratiques, mais, dans le même temps, transforme, via les processus algorithmiques des plateformes, le sujet en objet. Dit de manière plus prosaïque, le numérique peut être à la fois un instrument d’émancipation à l’échelle individuelle, mais aussi un facteur d’aliénation (i.e. de dépossession de soi) à l’échelle collective, dans la mesure où les plateformes orientent, modèlent et formatent par bien des aspects les comportements de leurs utilisateurs.

Le premier chapitre de l’ouvrage détaille ainsi ce que l’hyperconnexion fait au « moi » ; le « moi numérique » est un « moi » émancipé, objectivé, quantifié, produit. Un « moi émancipé » d’abord, quand l’hyperconnexion permet par exemple à des membres d’une communauté juive ultra-orthodoxe de savoir ce qui se passe en dehors de leur communauté, d’être une source d’information concurrente aux écritures sacrées, voire de nouer des contacts avec l’extérieur [2]. Un « moi objectivé » quand les réseaux sociaux permettent de matérialiser ses pensées, ses opinions, ses humeurs, ses souvenirs, etc. et de les partager avec les autres utilisateurs. Un « moi quantifié » qui est en mesure de connaître, via les capteurs et dispositifs numériques, son nombre de pas quotidiens, son rythme cardiaque, mais aussi son nombre d’amis ou la popularité des photos de vacances qu’il partage avec sa communauté. Un « moi produit » enfin, quand les réseaux sociaux transforment les internautes en auto-entrepreneurs de leur propre image, de leur propre personne, à l’instar de ce qu’il est convenu d’appeler les « nouveaux influenceurs » ; des internautes se mettant en scène sur les réseaux afin d’obtenir une certaine forme de reconnaissance sociale, voire économique.

Dans tous ces cas de figure, l’internaute peut ainsi trouver dans le numérique une manière de mieux se connaître, de se réaliser voire de s’émanciper. Mais, dans le même temps, toutes les données générées par l’activité des internautes sont captées et exploitées par des acteurs économiques (dont les GAFAM sont la vitrine) à des fins publicitaires et économiques, et qui ont pour objectif de prédire les comportements des utilisateurs, de les modeler voire de les contrôler. Si les potentielles dérives de cette exploitation des données personnelles à des fins commerciales sont déjà bien connues et débattues dans la littérature (notamment dans l’ouvrage de Shoshana Zuboff) le mérite et l’originalité de l’analyse de R. Brubaker est ici de les mettre en balance avec des arguments tendant à montrer le caractère potentiellement émancipateur de l’hyperconnexion.

Populisme versus démocratie

Second paradoxe : l’hyperconnexion numérique renforce le populisme (en favorisant la circulation de fausses informations et l’expression d’émotions négatives) en même temps que la technocratie (via l’analyse rationalisée par des algorithmes de bases de données massives). Dans le chapitre consacré à la politique, R. Brubaker analyse en effet les conséquences de l’hyperconnexion sur ce qu’il dénomme les régimes de connaissance (regimes of knowing), les régimes de sentiment (regimes of feeling) et les régimes de gouvernement (regimes of governing).

Les régimes de connaissance ont trait à la manière dont les citoyens s’informent sur la politique et l’actualité ; la conséquence majeure de l’hyperconnexion est ici la mise en concurrence – et surtout la relativisation – des sources provenant d’institutions légitimes ou officielles avec une abondance de fake news, théories du complot et autres vérités alternatives.

Concernant les régimes de sentiment, l’effet le plus connu de l’hyperconnexion est la tendance à l’expression de sentiments négatifs (colère, haine, indignation, scandale, etc.) ; effet renforcé par le fonctionnement même des réseaux sociaux.

À l’inverse des régimes de connaissance et de sentiment, le régime de gouvernement se veut quant à lui foncièrement dépolitisé, technique. Il est ici question de la gouvernance algorithmique, qui se veut une approche rationnelle et optimisée de la prise de décision, basée sur l’analyse prédictive et des techniques d’apprentissage automatique à partir d’immenses bases de données (on pourrait citer dans le cas français l’exemple de Parcoursup, qui entend rationaliser la répartition des effectifs bacheliers dans l’enseignement supérieur, via une centralisation des données et l’usage d’algorithmes). L’auteur montre bien cependant que derrière ce vernis « dépolitisé » se cachent bien des choix politiques, et que les algorithmes ne sont jamais « neutres » (comme l’ont montré les travaux de Dominique Cardon en France notamment). Mais l’originalité de l’analyse de R. Brubaker est ici est de souligner la tension entre les dérives populistes de l’hyperconnexion d’un côté (régimes de connaissance et de sentiment) et technocratiques de l’autre (régimes de gouvernement). Si le populisme et la technocratie peuvent apparaître a priori comme antagonistes (la technocratie reposant sur la croyance dans la supériorité des prises de décision « expertes » – ou ici algorithmiques – sur celles du peuple, tandis que le populisme discrédite au contraire les logiques bureaucratiques et en appelle au « bon sens » populaire), l’auteur souligne, en s’appuyant sur les travaux de Christopher Bickerton et Carlo Invernizzi [3], que ce paradoxe n’est qu’apparent, populisme et technocratie se rejoignant dans un même rejet des corps intermédiaires et notamment des partis politiques.

D’autres paradoxes, ambiguïtés et questions parcourent une démonstration dense et resserrée (171 pages), mais toujours nuancée et prudente. Son ambition première est bien de comprendre la complexité d’un fait social total et ses répercussions sur la société. R. Brubaker convoque pour ce faire, en plus d’une riche littérature de travaux spécialisés sur les phénomènes numériques, des auteurs canoniques des sciences sociales (Mauss, Foucault, Goffman, etc.) faisant dialoguer ainsi ses analyses sur l’hyperconnexion numérique avec des considérations plus larges sur les logiques de fonctionnement du monde social. À ce sujet, on peut toutefois regretter une relative faible prise en compte des catégories sociologiques « classiques » (telles que la classe sociale, le genre ou la « race ») dans l’analyse – qui apparaît d’autant plus surprenante eu égard aux travaux antérieurs de l’auteur – et que la question de la contribution de l’hyperconnectivité à la reproduction des inégalités sociales ne soit pas abordée de manière plus frontale et centrale dans l’ouvrage. On peut sans doute supposer que Rogers Brubaker est resté pour partie tributaire du prisme « individualiste » de la plupart des travaux consacrés à la sociologie du numérique aux États-Unis, qui ont ainsi souvent tendance à appréhender l’internaute comme un individu « abstrait » de son environnement social.

Rogers Brubaker, Hyperconnectivity and Its Discontents, Cambridge, Polity Press, 2022, 288 p.

par Julien Boyadjian, le 14 juin 2023

Pour citer cet article :

Julien Boyadjian, « Le tout-numérique », La Vie des idées , 14 juin 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Brubaker-Hyperconnectivity-and-Its-Discontents

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À lire aussi


Notes

[1Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Éditions Zulma, 2020.

[2Ayala Fader, « Ultra-Orthodox Jewish interiority, the Internet, and the crisis of faith », Journal of Ethnographic Theory, 7 (1), 2017, p. 185-206.

[3Christopher J. Bickerton et Carlo Invernizzi Accetti, Technopopulism : The New Logic of Democratic Politics, Oxford University Press, 2021.

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