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Recension Politique Société

Bien nommer le mal

À propos de : Ugo Palheta, La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, La Découverte


par Nicolas Patin , le 22 octobre 2018


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Que faire face à la lente montée du racisme et à l’enracinement de l’extrême droite ? Le fascisme est re-devenu possible en France, affirme le sociologue Ugo Palheta. Face à une crise protéiforme de l’État, il faut nommer le mal si l’on veut le combattre.

Les images d’un groupe cagoulé, pénétrant dans un amphithéâtre de l’Université de Montpellier en mars 2018, pour passer à tabac des étudiants mobilisés contre la loi ORE, ont donné à réfléchir sur la situation politique actuelle. Le fait que le doyen de l’Université ait encouragé cette action n’a fait qu’ajouter à la stupeur [1]. L’absence de réaction massive dans l’opinion publique de même. Utilisation de la violence politique, intimidation de militants, compromission des élites responsables : les ingrédients rappellent un cocktail, celui du fascisme. Pourtant, le terme n’a pas été utilisé dans les médias, pour la simple raison qu’il semble aujourd’hui ressortir du vocabulaire militant plutôt que d’une catégorie analytique fiable. On l’utilise évidemment chez les historiens des fascismes, dans l’analyse de périodes historiques révolues ; on l’utilise dans le vocabulaire militant pour jeter l’opprobre. Mais entre les deux, l’actualité du fascisme n’est pas réellement pensée de manière scientifique. C’est le projet d’Ugo Palheta, en cette rentrée, de réfléchir dans son livre, de manière rigoureuse, à cette possibilité de la menace fasciste, dans le contexte français actuel.

Ce livre tient un équilibre instable entre un essai universitaire de sociologie politique – 500 notes de bas de pages – et une prise de position militante, pour cet intellectuel engagé. Le ton du tract affleure parfois, comme lorsque l’auteur compare avec outrance la présidence « jupitérienne » d’Emmanuel Macron à la dureté d’un dirigeant stalinien (p. 87). Mais en dehors de ces saillies et slogans, le livre se présente comme la tentative réussie d’un large état des lieux, connectant les analyses historiennes les plus récentes sur la notion de fascisme, les catégories d’analyse marxistes et surtout, le legs d’Antonio Gramsci : le livre peut se lire dans sa globalité comme une tentative de penser notre situation française comme une immense « crise d’hégémonie », en reprenant un des concepts fondamentaux du penseur marxiste italien. L’architecture argumentative du livre est très claire, répétée avec pédagogie : l’extrême droite en France, et particulièrement le FN, sont des mouvements qui, sans être fascistes aujourd’hui, peuvent le devenir rapidement. Le parti peut en effet profiter d’une crise protéiforme du pouvoir politique en France, une crise qui porte trois noms : crise de l’idéologie néolibérale ; transformation autoritaire de l’État ; explosion d’un nationalisme raciste et xénophobe. L’ensemble de ces conditions est le terreau d’une potentielle et très réelle prise du pouvoir fasciste.

Populisme ou fascisme

Dans la première partie, l’auteur se livre à un véritable plaidoyer pour la réhabilitation du concept de fascisme dans l’analyse de notre situation actuelle. Pour ce faire, il doit d’abord invalider une des notions qui est venue remplacer celle de fascisme dans les catégories d’analyse, celle de « populisme ». Ugo Palheta invite à l’abandonner, considérant qu’elle est tellement floue qu’elle n’apporte plus rien. Elle permet surtout aux élites de définir un bon usage de la démocratie et de l’appel au peuple et de l’interdire à tous les autres. L’auteur maîtrise les débats historiques sur les deux régimes que l’on considère traditionnellement comme fascistes, même si l’on sent qu’il connaît mieux le cas italien – citant les intellectuels Benedetto Croce (p. 55) ou Angelo Tasca (p. 254) – que le modèle national-socialiste allemand – même s’il a lu Mommsen ou Ian Kershaw. L’auteur rappelle opportunément que s’il n’a existé que deux régimes de ce type, les mouvements fascistes ont, eux, pullulés dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, sans toutefois prendre le pouvoir. Ce qui lui permet de transférer la catégorie « fasciste » du passé au présent, c’est la certitude que les formations politiques partagent un projet, qui vise la « régénération d’une ‘communauté imaginaire’ considérée comme organique […] par purification ethno-raciale, par l’anéantissement de toute forme de conflit social et de toute contestation… » (p. 31). Bien évidemment, rappelle-t-il, si l’on conceptualise cette notion comme un simple décalque du passé, on s’empêche de penser. Il faut faire à la fois œuvre de sociologue, de politiste et d’historien pour percevoir la manifestation contemporaine du fascisme, qui n’a besoin ni de défilés militaires, ni de swastikas.

Une crise d’hégémonie ?

La pièce maîtresse du livre est peut-être moins ce qui concerne le fascisme en lui-même que ses conditions de possibilités, et très rapidement, Palheta glisse donc vers un immense panorama, celui de la crise « d’hégémonie » du pouvoir politique en France aujourd’hui. Il entend par ce terme gramscien l’idée que les élites françaises, en voulant imposer un modèle néo-libéral, détruisent elles-mêmes « les fondements du compromis social sur lequel s’appuyait l’accumulation capitaliste en France » (p. 60) en fragilisant toute « une série de médiations culturelles, idéologiques, politiques et institutionnelles » (p. 59), ce qui pousse à une « instabilité hégémonique » (p. 61).

Trois chapitres présentent chacune des manifestations du pourrissement, comme on l’a dit : la crise néolibérale ; la mutation autoritaire de l’État ; le développement rapide d’un nationalisme raciste. Sur la première question, Palheta reprend un certain nombre d’analyses déjà connues sur le grand tournant des années 1980, partout en occident. On en connaît les manifestations : politique de destruction de l’État-providence ; globalisation et financiarisation des économies ; démantèlement des droits des ouvriers ; explosion, à l’échelle du globe, des inégalités de richesse. L’auteur montre, en se fondant sur les dernières publications de théorie critique, la manière dont cette contre-révolution a été conçue comme une réaction à la vague démocratique des années 1960-1970 : un véritable agenda de « dé-démocratisation » (W. Brown), pensé pour réduire la conflictualité sociale (p. 110). La crise de 2008 a sonné, pour l’auteur, l’échec de trente ans d’offensive néolibérale : nous ne sommes toujours pas sortis de cette crise. Si le constat est international, le cas français est, pour l’auteur, spécifique : la vague de contestations populaires, quasi permanente de 1995 jusqu’à nos jours, a laissé le projet de destruction thatchérien au milieu du gué, précipitant la crise d’hégémonie, dans la mesure où ni les mouvements sociaux, ni les élites, ne sont vraiment capables de développer un projet de société cohérent et de l’imposer.

Le racisme comme ciment du fascisme

Sur la question du tournant autoritaire de l’État, l’auteur est plus succinct, reprenant des éléments relativement connus, notamment sur la question de l’état d’urgence : il égrène le long durcissement des politiques de la « main droite de l’État » français – police, justice – qui aboutissent à des politiques d’exceptions. Le discours de François Hollande expliquant que l’état d’urgence a permis de tenir les militants écologistes tranquilles pendant la COP21 (p. 104) est, de ce point de vue, paradigmatique. Mais c’est surtout la troisième pièce du puzzle, à savoir l’analyse de la flambée actuelle du racisme, qui constitue la pièce maîtresse du livre. Dans cette partie, Ugo Palheta démontre d’abord une grande capacité critique, n’hésitant pas à pointer – comme il le fait dans l’ensemble du livre – les impasses de la pensée marxiste. Non, le racisme n’est pas un simple masque du pouvoir, un opium du peuple. Oui, il y a des électeurs des classes populaires qui votent pour le Front national parce qu’ils sont racistes ou antisémites. Accuser toute personne qui souligne ce fait d’un « racisme de classe » n’avance à rien.

Plus largement, Palheta tire les leçons de certains réflexes mécanistes de la pensée marxiste, en démontant un certain « économisme », qui empêche de voir la place de l’idéologie dans les comportements politiques. L’auteur montre comment, depuis les années 1980, et avec une accélération sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la désignation de l’altérité, le racisme le plus décomplexé se sont développés, à droite tout comme parfois au parti socialiste. Le centre de gravité du débat politique français glisse depuis un certain nombre d’années très sensiblement vers la droite. Le racisme a pris la forme d’une islamophobie dominante, qui trace une ligne idéologique forte entre la République et ces « ennemis intérieurs ». Il faut considérer sérieusement le fait que pour certains électeurs, c’est ce sujet – qui n’est pas une simple diversion par rapport aux sujets économiques – qui mobilise aujourd’hui le débat politique français. La notion de « laïcité » a été le cheval de Troie de la mutation de ce racisme, une « contre-révolution » l’ayant transformé en outil de dressage social : discriminer les classes populaires des ghettos de banlieue d’un côté ; mais surtout, créer un nouveau « bloc blanc », une nouvelle hégémonie, qui soit identitaire et non plus déterminée par les classes sociales, bien trop balkanisées par les politiques néolibérales, et ainsi empêcher la construction d’un « bloc subalterne » (p. 133).

Y a-t-il un mouvement de masse fasciste en France ?

Le dernier chapitre revient au centre du sujet, le fascisme, en concentrant son propos sur le Front national. Après avoir montré les conditions de possibilité du fascisme, il faut bien trouver le « mouvement de masse » qui serait susceptible de faire basculer la situation. Palheta fait une histoire du mouvement de Jean-Marie Le Pen, montrant que si les revirements programmatiques ont été plus que nombreux – l’arrivée de Marine Le Pen ayant été essentiel de ce point de vue – l’idéologie fondamentale du FN, celle d’une refondation identitaire de la nation, d’une régénération face à la décadence, est toujours la même. À l’aide de données électorales précises, l’ouvrage montre l’ancrage du vote Front national, qui n’a plus rien d’un simple vote de protestation. Qui plus est, face aux contradictions internes du parti – notamment entre une base électorale qui regroupe des classes supérieures et des classes populaires – la surenchère raciste et xénophobe semble être le ciment essentiel du projet politique. Les crises récentes dans le parti n’y changent rien : le danger demeure.

Le livre comporte des qualités indéniables : l’auteur dénonce l’erreur intellectuelle des libéraux, qui considèrent que le fascisme a été un accident du capitalisme, que libéralisme et fascisme ne peuvent pas s’engendrer l’un l’autre, alors que l’on sait le lien consubstantiel de la crise des libéralismes italiens et allemands et de l’émergence des mouvements squadristes et nazis. Cependant, l’ouvrage ne se fonde pas sur une analyse marxiste orthodoxe, qui verrait le fascisme comme un pur instrument « caché » de la bourgeoisie, cette instrumentalisation niant toute influence des facteurs idéologiques. L’auteur conteste cette vision qui s’intéresserait uniquement aux stratégies économiques, sans prendre en compte « l’émergence de la question raciale » (p. 131). Avec une grande précision, il recense les différents errements de la pensée de gauche et leur répond ; et on sent transparaître une invitation – qu’elle s’adresse aux trotskystes, à la constellation libertaire et autonome, aux membres de la France insoumise ou encore au mouvement syndical et à la gauche associative – à reconnaître avec lui les erreurs et à fonder un nouvel antifascisme.

Reconnaître la centralité du racisme et de l’islamophobie actuels comme moteur de la montée fasciste doit amener, pour Palheta, à un nouveau front uni antifasciste et antiraciste, en théorie comme en pratique.

La fachosphère, grande absente des réflexions

Le livre terminé, on regrette l’absence de quelques mises en perspectives. S’il a de très bonnes pages sur la mobilisation symbolique visant les femmes voilées ou l’instrumentalisation de la laïcité, l’auteur ne va pas plus loin sur l’immense et récente OPA de la droite et de l’extrême droite – et parfois de la gauche – sur les mouvements féministes, fer de lance pour démontrer la supériorité d’un « bloc blanc » soi-disant toujours concerné par la cause des femmes, face à un bloc « musulman », bien évidemment considéré comme « arriéré », sexiste et dangereux.

De même, l’auteur a tendance à ne considérer que le Front national comme parti, ne consacrant que quelques lignes aux groupuscules qui l’entourent, et ne parlant pas une seule fois de l’impact d’Internet, ou de la fachosphère. Or, c’est bien souvent sur la toile que s’est développée une décomplexion totale face au racisme, l’antisémitisme, l’islamophobie. C’est là que se développe un langage codé, qui vise à contourner les poursuites pour incitation à la haine raciale, en appelant des citoyens français, parce qu’ils sont musulmans ou « descendants d’immigrés » (terme que l’on emploie toujours pour les afro-descendants, quasiment jamais pour les héritiers de migrants européens) sous les termes qui n’ont rien à envier aux nazis : « crasseux » pour les musulmans, « huileux » pour les Juifs, « islamo-collabo » pour les soi-disant « gauchistes » qui dénoncent l’islamophobie. Les fantasmes de « remigration » des Identitaires, si on veut bien les nommer pour ce qu’ils sont, sont un rêve de déportation, ni plus ni moins. Et ceux qui débattent sur le forum du site vaisseau amiral « Fdesouche.com » se répondent : « C’est par millions qu’ils nous envahissent, je ne vois pas d’autres chiffres » (Chris016) ; « Metz est une ville Africano-Roumaine-Afghane » (Shaitan). À un autre moment du débat, « Philippe Le Bel » ajoute : « La dernière et 3e étape, c’est la remigration de ces muzz [musulmans], se fera et se finira dans le sang, par une guerre de reconquête des territoires perdus ». Intégrer la place d’internet dans l’explosion de la haine raciste en ligne aurait donné encore plus de force à l’argumentaire de l’auteur.

Enfin, la focalisation sur la France, si elle permet une précision accrue dans le propos, laisse de côté la question internationale. L’auteur y fait certes quelques incursions rapides. Mais il n’insère qu’à la marge le mouvement de radicalisation politique français dans l’ensemble du paysage européen, voire occidental. C’est relativement dommageable en ce qui concerne le tournant qu’a connu le FN à la faveur de sa reprise par Marine Le Pen. En effet, on ne peut comprendre la focalisation sur l’Islam qu’en comparant avec les précurseurs qu’ont pu être Jörg Haider, Pim Fortuyn ou encore Oskar Freysinger.

Les connaissances historiques de l’auteur, son attention portée au périmètre des notions qu’ils utilisent et à la diversité des contextes historiques, ainsi que sa volonté de ne jamais fermer les yeux sur les errements ou les erreurs des interprétations marxistes font de ce livre une lecture salutaire. Dans le registre militant, les appels à mobilisation, à former un front antifasciste qui prenne acte du danger présent et intègre la question fondamentale de l’antiracisme dans les luttes sociales, sont intéressants. On sent dans cet appel la volonté de sortir de l’inaction et du sentiment d’impuissance, même si les solutions concrètes n’occupent, dans le livre, qu’une petite partie en regard de l’œuvre de panorama critique de la société actuelle. On sent surtout un auteur dont la culture politique et militante est immense, et qui devrait, dans les prochaines années, au-delà de ce livre qui donne parfois une impression d’éparpillement, compter dans le débat critique sur la crise du temps présent.

Ugo Palheta, La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, La Découverte, Paris, 2018, 270 p., 17€.

par Nicolas Patin, le 22 octobre 2018

Pour citer cet article :

Nicolas Patin, « Bien nommer le mal », La Vie des idées , 22 octobre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Bien-nommer-le-mal

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Notes

[1Anna Breteau, « Le doyen de la fac de Montpellier ‘fier’ des agresseurs d’étudiants grévistes », Marianne, le 23 mars 2018.

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