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Recension Société Histoire

Le féminisme et ses ennemis

À propos de : Christine Bard, Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (dir.), Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, Puf


par Tristan Boursier , le 18 novembre 2019


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Paradoxalement, ce sont les adversaires du féminisme qui ont créé le nom. L’histoire des féminismes est ainsi étroitement liée à l’antiféminisme : un ouvrage interdisciplinaire en retrace les parcours parallèles.

Face aux progrès en matière d’égalité femme-homme, il est parfois tentant d’oublier que le féminisme est toujours confronté à des opposants influents et puissants. Étudiés dans cet ouvrage sous le terme « antiféministe », ces adversaires ont réussi dès leurs débuts à marquer durablement la lutte pour l’égalité. Le mot féminisme est lui-même issu de cette mouvance antiféministe, puisque dès 1872, Alexandre Dumas fils répand le terme pour désigner ce qu’il appelle « l’entreprise de négation » de la différence naturelle entre les sexes (p. 9). Ironiquement, ce sont donc ses adversaires qui ont créé le terme féminisme avant que les suffragettes françaises se le réapproprient sous la plume d’Hubertine Auclert en 1882.

Il serait difficile de rendre justice aux 14 contributions de cet ouvrage collectif en quelques lignes, car chacune d’entre elles est originale et apporte une thèse qui lui est propre. Cependant, une idée commune traverse l’ouvrage : l’histoire des féminismes est intimement liée à celle des antiféminismes. Les deux évoluent et s’influencent mutuellement, rendant la compréhension de l’un dépendante de l’autre. La direction de l’ouvrage partagée entre une historienne, une sociologue et un politologue lui confère une dimension interdisciplinaire. Un mot usité, mais qui dans ce travail prend tout son sens puisque les discours antiféministes sont examinés tantôt comme des phénomènes historiques, tantôt comme des manifestations sociologiques, tantôt comme des stratégies politiques.

Les chapitres dévoilent l’ancrage profond de ces discours dans les sociétés occidentales, incitant Christine Bard à poser l’hypothèse d’un antiféminisme antérieur au féminisme, existant avant d’être nommé, se mobilisant par crainte de tout mouvement contestataire à l’ordre patriarcal (p. 11). L’utilisation de ce terme récent sur des phénomènes anciens pose cependant des questions de définition : si des mouvements qui ne se reconnaissaient pas comme tels à leur époque peuvent aujourd’hui être qualifiés d’antiféministes ou de masculinistes, avant même l’existence des mouvements féministes, que sont l’antiféminisme et le masculinisme ? Comment un contre-mouvement peut-il exister sans qu’existe le mouvement auquel il s’oppose ?

Distinguer antiféminisme et masculinisme

La question définitionnelle est donc une première difficulté pour les auteurs qui considèrent que l’antiféminisme est aussi polymorphique qu’est le féminisme. Bien que chaque contribution apporte un éclairage plus nuancé en fonction de son contexte d’analyse, nous retiendrons que l’antiféminisme est compris de manière générale comme le contre-mouvement de pensée et d’action qui s’oppose au féminisme et aux personnes qui le portent. L’antiféminisme ne s’oppose donc pas aux femmes en tant que telles comme le font les discours sexistes et misogynes, mais seulement aux femmes (et aux hommes) qui se revendiquent du féminisme. Une première distinction apparaît donc puisque l’antiféminisme est plus large que le masculinisme. Ce dernier va non seulement s’opposer au féminisme, mais également promouvoir les « droits des hommes » dans une société jugée dominée par les femmes. Ainsi les campagnes anti-genre en Italie (chapitre 7) ou les mouvements des droits des pères en France et au Québec (chapitre 10 et 13), sont non seulement antiféministes, mais également masculinistes.

Les visages de l’antiféminisme

L’antiféminisme et le masculinisme s’incarnent dans des acteurs très différents. Ils sont souvent associés aux mouvements nationalistes (chapitre 3 et 4) et d’extrême droite (chapitre 5). L’antiféminisme est également fortement représenté dans certaines branches de l’Église catholique ou de l’Islam (chapitre 8 et 9). Cependant, les antiféministes ne sont pas toujours là où l’on pourrait les attendre. Certains groupes antiféministes sont constitués essentiellement de femmes. C’est le cas de la campagne Tumblr «  Women Against Feminism » qui développe une position postféministe. Les participantes estiment que l’égalité est déjà atteinte et que les féministes font plus de tort que de bien, car elles discriminent les hommes, et qu’elles les détestent (chapitre 6). D’autres sont issus de courants politiques éloignés de la droite. C’est le cas de la pensée de Proudhon dont la déconstruction rigoureuse par Francis Dupuis-Déri montre que le philosophe, bien que critique à l’égard de la domination, ne voit pas d’inconvénient à essentialiser la suprématie mâle pour justifier un rapport de force arbitraire entre les sexes (chapitre 2).

Maintenir le statu quo, conserver le pouvoir

Le point commun entre ces acteurs, aussi divers soient-ils, est leur volonté de conservatisme. Comme le souligne Diane Lamoureux, ce conservatisme se caractérise par une réticence aux changements brusques, se rattachant à des visions traditionalistes, parfois accompagnées d’un pessimisme à l’égard de la nature humaine (p. 57). La difficulté de l’étude de l’antiféminisme réside dans sa capacité à masquer leurs revendications conservatrices sous couvert de progressisme. Ainsi, certains renversent nos compréhensions habituelles en désignant le féminisme comme dépassé et archaïque, proposant une alternative parfois nommée « postféminisme ». Néanmoins, l’examen minutieux de ces discours offert dans les contributions de l’ouvrage révèle une dimension conservatrice toujours bien présente. Au cours des chapitres, trois stratégies de camouflage ressortent.

Stratégies d’un contre-mouvement

S’approprier la grammaire de l’adversaire

D’abord, l’utilisation d’une rhétorique égalitaire permet de défendre un discours d’inégalité entre les sexes et les genres sous couvert de féminisme. L’égalité femme-homme est alors développée en termes de complémentarité naturelle. Les femmes ne pourraient être véritablement libres que lorsqu’elles sont associées à des hommes. La famille est le symbole de cette complémentarité justifiée par une vision biologisante de la procréation. Ainsi, les groupes de défense des « droits des pères » vont revendiquer un désir d’égalité pour faire valoir un droit à voir leur enfant, contre une justice qui serait biaisée en faveur des mères. Ils utilisent la figure de l’enfant contre les mères et produisent une conscience masculine de domination. Édouard Leport (chapitre 10) montre que ces militants combattent la cause des femmes en dénonçant des institutions qu’ils pensent acquises à leurs intérêts (tribunaux, caisse d’allocation familiale, etc.). La reprise par les antiféministes de la grammaire féministe n’est pas nouvelle. Dans les années 1900, l’Action française emploie la même stratégie en promouvant un « féminisme intelligent », respectueux des différences entre les sexes (p. 129).

Se présenter comme moins radical et plus raisonnable

Ensuite, les antiféministes tendent à se présenter comme moins radicales que les féministes, voire comme étant les véritables féministes. Ces dernières seraient allées trop loin et n’accepteraient pas l’idée que l’égalité est déjà là. Cet argument est souvent associé avec une logique néolibérale. Ainsi, l’oppression est individualisée et les femmes sont rendues personnellement responsables des inégalités structurelles. Ainsi, l’habillement de certaines femmes sera stigmatisé afin de justifier le harcèlement sexuel. Pour Héloïse Michaud (chapitre 6), l’étude des stratégies antiféministes permet également de mettre en lumière les faiblesses des mouvements féministes. Ces derniers se sont fait dépasser par les connotations négatives associées au féminisme et par les discours présentant le féminisme comme obsolète (parce que l’égalité serait déjà-là).

Inverser le rapport de force : la rhétorique de la crise de la masculinité

Une autre stratégie importante des antiféministes est l’utilisation de la rhétorique masculiniste qui aboutit à renverser le rapport de force entre hommes et femmes : les femmes seraient plus puissantes que les hommes (en politique, dans le foyer, sexuellement, etc.). Les féministes contribueraient à la marchandisation du corps des femmes et ne considéreraient pas suffisamment la violence faite aux femmes lorsqu’elle est produite par les femmes elles-mêmes ou par les immigrés (chapitre 5). De plus, les hommes seraient aussi les victimes de la féminisation, car leur virilité et leur masculinité seraient dévalorisées au profit de l’homme homosexuel. Ainsi, les pères seraient infériorisés lors des divorces pour obtenir la garde de leurs enfants (chapitre 13). Isabelle Côté et Simon Lapierre analysent l’utilisation du concept controversé d’aliénation parentale qui désigne le dénigrement d’un parent par l’autre (souvent la mère sur le père), devant l’enfant au moment de la rupture du couple, au point que ce dernier en vient à détester le parent visé. Les auteurs montrent comment ce concept renforce les revendications antiféministes même lorsqu’il est utilisé par des chercheurs ou des professionnels indépendants des groupes antiféministes (chapitre 11).

L’influence des antiféministes sur les féministes

Si l’on commence à connaître les structures des discours masculinistes, la manière dont les féministes luttent contre ces discours et adaptent leurs stratégies est moins connue. Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri repèrent dans la conclusion trois façons dont les féministes réagissent : ignorer, et se concentrer sur la défense de leur lutte plutôt que sur ses adversaires ; réagir de manière ponctuelle ; ou dédier son action à lutter contre les antiféministes, en créant une sorte de contre-contre-mouvement. L’enjeu est important pour les féministes puisqu’il s’agit de pouvoir déconstruire les discours antiféministes sans que cette déconstruction ne monopolise toutes leurs ressources dans leur lutte pour l’égalité. Mélissa Blais (chap. 14) analyse la façon dont les antiféministes nuisent au travail des féministes au Québec entre 2006 et 2015. Elle montre que cela se traduit par des difficultés dans le travail d’intervention auprès des femmes, dans leurs alliances avec des partenaires et par une perte de financement.

Conclusion

Les discours antiféministes ont donc su s’adapter aux stratégies des féministes, influençant les féministes en retour en orientant leurs efforts vers la déconstruction des nouvelles rhétoriques postféministes, masculinistes ou straight. Ainsi, l’unité des antiféministes se fait avant tout dans leurs luttes communes – contre les féministes présentes sur les réseaux sociaux, les groupes de défenses des femmes battues, les mères divorcées, etc. – qui sont parfois l’occasion d’intersectionner leurs haines en accumulant les discours oppressifs (p. 203). Cette nature plurielle de l’antiféminisme incite les contributeurs à se concentrer sur les stratégies discursives afin de mieux cerner dans chaque contexte, les particularités et les transformations de ce discours. Si l’orientation de cet ouvrage est volontairement large, ce qui lui permet de traiter et de lier des sujets parfois éloignés, donnant un aperçu de l’étendue et de la diversité de l’antiféminisme, il aurait été intéressant d’avoir un propos plus resserré autour de thèmes qui semblent centraux dans l’étude des antiféministes contemporains : les discours postféministes, les effets des antiféministes sur les féministes ou la place de la division des féministes dans l’affaiblissement du mouvement.

Christine Bard, Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (Dir.), Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, Puf, 2019. 512 p., 24 €.

par Tristan Boursier, le 18 novembre 2019

Pour citer cet article :

Tristan Boursier, « Le féminisme et ses ennemis », La Vie des idées , 18 novembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Bard-Blais-Dupuis-Deri-Antifeminismes-masculinismes

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