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Aux sources vives de la Renaissance

À propos de : Georges Didi-Huberman, Ninfa fluida. Essai sur le drapé-désir, Gallimard


par Marie Schiele & Hélène Vuillermet , le 27 mai 2016


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Antique et renaissante, mi-lolita, mi-déesse, la nymphe est, selon G. Didi-Huberman, marchant dans les pas d’Aby Warburg, un personnage récurrent de l’histoire de l’art, qu’elle irrigue de son nimbe et de sa fastueuse fluidité.

Recensé : Georges Didi-Huberman, Ninfa fluida. Essai sur le drapé-désir, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2015, 212 p., 23, 50 €.

Ninfa fluida nous entraîne dans une théorie, c’est-à-dire, selon l’un des sens grecs du mot, une procession. À la suite de l’historien de l’art Aby Warburg (1866-1929), fondateur de l’iconologie, discipline soutenant l’hétérogénéité de l’image et son interprétation culturelle, Georges Didi-Huberman s’attache aux pas de Ninfa, jeune fille en mouvement, tantôt déesse, tantôt servante canéphore, qui traverse toute l’histoire de l’art. Warburg l’avait reconnue, dès sa thèse sur Botticelli en 1893, pour une « survivance » de l’Antiquité dans la Florence renaissante, figure venue d’un autre temps, qui trouble et anime la représentation. Didi-Huberman apporte une preuve par l’exemple de la fécondité des travaux de Warburg tout en expliquant la fascination qu’exerce Ninfa.

Didi-Huberman avait déjà, dans Ninfa moderna. Essai sur le drapé tombé (2002), suivi cette jeune femme jusqu’au XXe siècle, observant la chute de la nymphe, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un chiffon dont le corps s’est absenté, telles les serpillières de caniveau photographiées par László Moholy-Nagy. Il annonce dans le Post-scriptum un troisième opus, Ninfa profunda, qui explorera les survivances de Ninfa dans l’art romantique, en particulier dans l’œuvre de Victor Hugo [1].

Dans Ninfa fluida, Didi-Huberman se focalise sur les apparitions de la nymphe au Quattrocento, en Ninfa fiorentina. Les jeunes filles aux cheveux flottants et aux drapés agités déferlent dans l’art de la Renaissance, comme le constate Erwin Panofsky, disciple d’Aby Warburg :

[…] seules les Ménades étaient représentées avec la chevelure éparse, dans l’Antiquité classique, et cela même pendant une période limitée. Au début de la Renaissance italienne, ce motif hautement spécialisé fut adopté de manière si générale et si enthousiaste, qu’il devient, pour ainsi dire, la “marque de garantie” de la maniera antiqua [2].

Didi-Huberman se concentre sur une qualité troublante de Ninfa : Ninfa est « fluide » ; elle participe de l’air et de l’eau et elle émeut par son mouvement. Didi-Huberman interprète Warburg en même temps qu’il décrit Ninfa, aussi s’attache-t-il aux mêmes nymphes : princesse drapée dans le bas-relief de Saint-Georges et le dragon de Donatello, grâces et nymphes prises dans des voiles transparents dans le Printemps de Botticelli — l’œuvre qui est au cœur de l’ouvrage de Didi-Huberman —, servante porteuse de fruits, nymphe en grisaille ou mères tentant vainement de protéger leurs enfants massacrés dans la chapelle Tornabuoni peinte à fresque par Ghirlandaio.

Didi-Huberman déplace le regard depuis les visages vers les cheveux et les drapés dans le chapitre intitulé « Mouvements émouvants, les accessoires de la nymphe ». Ninfa n’est pas seulement une formule all’antica, mais aussi, selon le concept inventé par Warburg, une Pathosformel, une « formule de pathos », c’est-à-dire « l’indissoluble intrication d’une charge émotive et d’une formule iconographique [3] ». C’est donc une « formule d’intensité » (p. 43), une figure bouleversante, et une « formule dialectique » (p. 44) qui noue des propriétés contradictoires : les drapés sont pliés sans qu’aucun lien ne soit visible, les cheveux sont en même temps attachés très délicatement et flottants, Ninfa est à la fois antique et renaissante. Elle introduit un trouble dans la représentation et est un symptôme amoral, puisqu’elle peut être figure du plaisir et de l’abondance, figure spectrale ou Salomé.

Ensuite, Georges Didi-Huberman étudie la « brise imaginaire », prolongeant une réflexion d’Aby Warburg selon laquelle les artistes du Quattrocento ont « recours aux œuvres antiques dès qu’il s’agit d’incarner des êtres animés mus par une cause extérieure à eux » (p. 64). Pour les artistes de la Renaissance, l’Antiquité n’est pas peuplée de « déesses immobiles », selon l’expression de Winckelmann (citée p. 63), mais de figures en mouvement, et parfois même en transe, comme les Ménades antiques. Or pour les nymphes florentines comme pour les Ménades, le mouvement extérieur est l’expression d’une animation intérieure. Les sculpteurs et les peintres du Quattrocento n’hésitent pas à agiter les vêtements d’un personnage d’un vent qui n’atteint pas les autres, à briser la cohérence aérienne de la représentation pour produire une disruption pathétique. Didi-Huberman note la proximité entre la représentation botticellienne et d’éventuelles sources rhétoriques antiques, notamment l’un des préceptes mis en exergue par l’Institution oratoire de Quintilien, à savoir le movere (p. 76), littéralement la capacité de mettre en mouvement un auditoire, de l’émouvoir, c’est-à-dire de saisir son attention, afin de l’instruire (docere) et de plaire (delectare).

Enfin, dans le chapitre intitulé «  Genitalis spiritus, ou les turbulences du désir », Didi-Huberman montre que les turbulences des accessoires en mouvement figurent par déplacement le désir, comme la « poursuite érotique » de Zéphyr et Chloris qui agite la partie droite du Printemps. Objet d’un désir charnel et source d’un esprit fertile, Ninfa fluida, par son ambivalence, opère une transition subtile entre deux ordres, du physique au psychique, de la séduction à la création du monde. L’émoi prend corps, et l’ « empathie » devient « une force configurant le style », selon l’expression de Warburg (p. 93).

De l’objet à la méthode

Fidèle à l’esprit de la collection « Art et artistes », Georges Didi-Huberman livre ici un essai : nous en discuterons deux propositions.

Tout d’abord, à la première lecture, il peut sembler que le livre a deux objets distincts : l’exposition de la méthode d’Aby Warburg, dans le premier chapitre, « À la recherche des sources perdues », et l’enquête sur ce qui fait la fluidité de la nymphe, dans les trois chapitres suivants, dont nous avons brièvement résumé les thèses.

Mais une lecture plus attentive révèle que l’objet du livre dans son ensemble est de déplacer l’objet de l’analyse (la fluidité de Ninfa) à la méthode de l’analyse elle-même. En effet, Aby Warburg s’intéresse aux accessoires en mouvement, aux objets et êtres fluides. Or, d’après le premier chapitre, sa recherche des sources du Printemps le conduit à identifier ce que Georges Didi-Huberman appelle des sources « fluides ». Les sources, loin d’être un point de référence unique, sont un espace alluvionné, une ramification d’influences qui ne sont reprises que partiellement, qui sont toujours retravaillées et qui échappent toujours. Qu’il soit impossible d’identifier le basic text, un texte unique dont le tableau serait la complète illustration, parce qu’un tel texte n’existe tout simplement pas, on peut l’accorder à Didi-Huberman. En revanche, cela n’implique pas que « les idées philosophiques sont elles-mêmes des fluides » (p. 19) ; il suffit en effet qu’elle soient traitées comme des fluides, si l’on entend par là qu’elles sont ramifiées, partiellement absorbées, partiellement échappées. Il importe de ne pas confondre la liberté de l’artiste dans l’usage qu’il fait des sources avec la thèse selon laquelle les idées philosophiques n’auraient aucune identité stable.

Outre la métaphore filée de la source, Didi-Huberman produit d’autres parentés entre l’objet de la recherche de Warburg et sa méthode. Ainsi, Ninfa est une survivance de l’Antiquité dans l’art de la Renaissance, l’apparition inopinée des Ménades dans les représentations de l’histoire sacrée chrétienne, lorsque la servante porteuse de fruits de Ghirlandaio entre portée par un vent qui ne souffle que pour elle dans la chambre de la Vierge. Plus généralement, le peintre peint en assemblant des sources différentes (p. 23). Enfin, d’après Didi-Huberman, Warburg procède par association d’une physique ancienne héritée de Lucrèce avec une psychologie de l’imagination moderne héritée de Freud (p. 102). Cette analogie suggère que toute création artistique est un montage, et que l’histoire de l’art selon Warburg est une création artistique, mais elle ignore (sans doute volontairement) la différence entre un montage qui intègre ses éléments et fait naître une image, et un montage qui juxtapose ses éléments dans la consécution d’une interprétation.

Ces parentés ne sont pas involontaires : Georges Didi-Huberman les assume, et même les revendique. Toutefois on peut se demander si ce transfert métaphorique est fondé et s’il est autre chose qu’une simple coïncidence. Les sources de la représentation d’un objet moins fuyant, moins animé que la nymphe, ne sont-elles pas tout aussi ramifiées ? L’unité de l’ouvrage est métaphorique : elle tourne autour de l’image poétique de l’eau, mais elle est présentée comme une unité théorique, comme une manifestation de la sensibilité théorique de Warburg qui a su adapter sa méthode à son objet.

L’un des apports essentiels de l’ouvrage, moins un acquis qu’une promesse, est la tentative d’identifier Ninfa, non pas malgré, mais grâce à sa fluidité, son évanescence, interrogeant notre rapport aux images et leur compréhension.

Ninfa n’est-elle qu’une image ? La progression des chapitres évoquée précédemment démontre le contraire : Ninfa ne se réduit pas à un motif iconographique identifiable sous les traits d’une jeune femme fuyante, elle est « paradigme » (p.126) ou « personnage théorique » (p. 127). Si Didi-Huberman semble hésiter entre les deux termes, le second a sa préférence, insistant avec plus de force sur la vitalité et la charge dramatique animant Ninfa. Cependant, en l’absence de toute définition, l’expression de « personnage théorique », hapax de l’ouvrage, confine l’interprétation du lecteur dans le réduit de la supposition.

On devine que le personnage théorique n’est autre que l’expression particulière d’une « formule de Pathos », concept formé par Warburg pour désigner un geste ou une posture travaillés par une émotion puissante. Plus précisément, Ninfa comme figure du fluide physique, de la brise et des turbulences internes serait la personnification d’un geste dansé ou chorégraphié [Didi-Huberman, 2002, p. 256-257]

Pour comprendre ce qu’est une « formule de Pathos », il faut tenir compte du fait que le rapport de représentation est doublé d’une prise en considération de l’influence de l’image sur la pensée des images, à l’instar de la Gradiva pour Freud, référence qui irrigue généreusement Ninfa fluida. Dans l’analyse freudienne, le personnage se voit attribuer une puissance herméneutique décisive, redéfinissant la fiction, qui n’est pas la simple transposition fantaisiste d’une réalité psychique effective, mais la source d’un inconscient propre. De ce point de vue, Ninfa, en plus d’être l’incarnation du fluide, en est aussi l’indice. Ninfa est le moyen par lequel s’invente une nouvelle démarche heuristique révélant « la vie des images » [Didi-Huberman, 2002, p.103], ou encore « l’inconscient de l’histoire de l’art » [Didi-Huberman, 2002, p.275], comme une série de contretemps, de figures, réceptacles pour Warburg des gestes essentiels de l’humanité. Pour Didi-Huberman, Ninfa est l’emblème d’une pensée de l’image qui s’attache à des figures fuyantes, manifestant une grâce fragile et emportée à travers les époques.

Le personnage théorique revêt dès lors au moins deux dimensions : c’est une figuration et une relance de la pensée de l’image. Quel rapport le « personnage théorique » entretient-il avec les « personnages conceptuels » mis en scène par Gilles Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ? (Minuit, p. 60-81) Malgré la proximité nominale criante, les deux notions ne sont guère superposables. La scène du personnage théorique est celle de l’expression, expression de l’affect, expression du pathos par le geste, la danse, la posture des corps ; à l’inverse le personnage conceptuel se déplace sur le plan de la pensée, sur le plan du concept, bien que l’affect puisse constituer une bifurcation possible, une façon de prendre la philosophie à revers. « L’art ne pense pas moins que la philosophie, mais il pense par affects et percepts », notait Deleuze, tandis que la philosophie pense par concepts. Peut-être pouvons-nous comprendre le « personnage théorique » comme cette singularité dans laquelle s’incarne une pensée de l’art, une voix qui porte affects et percepts.

par Marie Schiele & Hélène Vuillermet, le 27 mai 2016

Aller plus loin

Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus. Nudité, rêve, cruauté, Paris, Gallimard, « Le temps des images », 1999.
Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna. Essai sur le drapé tombé, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2002.
Georges Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Editions de Minuit, « Paradoxe », 2002.
Georges Didi-Huberman, « La danse de toute chose », in Georges Didi-Huberman et Laurent Mannoni, Mouvements de l’air. Étienne-Jules Marey, photographe des fluides, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2004.
Aby Warburg, «  La Naissance de Vénus et Le Printemps de Sandro Botticelli » (1893), in Essais Florentins, trad. S. Müller, Klincksieck, 1990.

Pour citer cet article :

Marie Schiele & Hélène Vuillermet, « Aux sources vives de la Renaissance », La Vie des idées , 27 mai 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Aux-sources-vives-de-la-Renaissance

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Notes

[1L’auteur explique lui-même que Ninfa fluida est largement composé à partir de notes prises il y a une douzaine d’années ; seuls le quatrième chapitre, « Genitalis spiritus ou les turbulences du désir », et le « Post-scriptum  : le ressac de toute chose », ont été écrits en 2015.

[2Erwin PANOFSKY, « Albrecht Dürer et l’Antiquité classique » (1921-1922), trad. M. et B. Teyssèdre, L’Œuvre d’art et ses significations. Essais sur les « arts visuels », Paris, Gallimard, 1969, p. 209, cité dans Ninfa fluida, p. 42-43.

[3Giorgio Agamben, « Aby Warburg et la science sans nom », trad. M. Dell’Omordane, Image et mémoire, Paris, Hoëbeke, 1998, p. 11.

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