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Roms et Juifs : écrire le génocide

À propos de : Ari Joskowicz, Rain of Ash. Roma, Jews, and the Holocaust, Princeton University Press


par Lise Foisneau , le 30 octobre 2023


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Les Roms et les Juifs ont été massacrés côte à côte pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour autant, un génocide soude-t-il ses rescapés ? Dans un ouvrage remarquable, l’historien Ari Joskowicz propose une histoire relationnelle des Roms et des Juifs de la sortie de guerre au début du XXIe siècle.

Que savons-nous du génocide des Tsiganes perpétrés par les nazis [1] ? Et quelles sont les archives qui permettent d’établir ces connaissances ? En étudiant la production du savoir – et non pas la transmission de la mémoire –, Ari Joskowicz montre comment l’histoire du génocide romani s’est d’abord écrite en filigrane de l’histoire du génocide des Juifs. Remontant aux moments mêmes de la constitution des archives, l’auteur de Rain of Ash – ce titre étant une citation d’un poème en yiddish d’Avrom Sutzkever intitulé « Les Tsiganes emprisonnés » [2] mène l’enquête sur l’historiographie du génocide des Tsiganes.

Déjouant la concurrence des mémoires entre Juifs et Roms, Ari Joskowicz explique pourquoi l’on doit une bonne part de nos connaissances du génocide des Tsiganes aux institutions, aux archives et aux historiens du génocide des Juifs. L’attention méticuleuse portée à la manière dont les traces du passé ont été enregistrées, collectées et conservées, ainsi qu’aux moyens humains et financiers mobilisés pour les préserver, rend la lecture de ce livre indispensable à quiconque entend réfléchir aujourd’hui à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.

Des histoires enchevêtrées

Dès leurs premières années au pouvoir, les nazis ont persécuté les Juifs et les Roms [3], mais dans des camps différents, de sorte que les victimes d’un groupe ne furent jamais les témoins directs de la souffrance de l’autre groupe. Pour Ari Joskowicz, cette disjonction explique que les Juifs et les Roms soient restés dans une ignorance plus ou moins complète des persécutions subies par les autres. Cette situation prit fin en 1939, après l’invasion de la Pologne, quand des Roms et des Juifs furent internés ensemble dans des camps, par exemple en 1940 dans le camp de travail forcé de Belzec, sur l’emplacement du futur camp d’extermination. Là, Juifs et Roms s’observent et deviennent des « étrangers proches » (p. 30), parfois les derniers témoins de l’existence de l’autre. Néanmoins, jusque dans les camps de la mort, les préjugés résistent de part et d’autre, c’est du moins la thèse de l’auteur qui interroge la persistance de l’antisémitisme et de l’antitsiganisme de deux groupes confrontés à une même persécution génocidaire.

Qui s’est intéressé à l’histoire des Roms dans les camps de concentration a entendu dire qu’il y avait eu des « kapos » sinti. Certains témoignages célèbres, comme celui d’Elie Wiesel, rappellent ce souvenir douloureux. D’autres insistent sur le fait que les conditions de détention des Roms à Auschwitz auraient été moins inhumaines, dans la mesure où les hommes, les femmes et les enfants y ont été détenus ensemble dans le « Zigeunerlager » (le camp des Tsiganes) – ce qui n’empêcha pas la liquidation des prisonniers du camp la nuit du 2 août 1944. Les internés des camps de concentration étaient eux aussi inscrits dans des rapports de pouvoir et connaissaient entre eux des conflits, notamment en raison des conditions inhumaines qui leur étaient imposées.

Ari Joskowicz se demande pourquoi la réminiscence de ces relations conflictuelles est plus fréquente que celle des moments de solidarité ou de grande empathie, alors même que ces derniers furent beaucoup plus nombreux. Qui connaît, par exemple, le nom de Hajrija Imeri-Mihaljić, l’unique personne rom à qui fut décerné le titre de Juste parmi les nations pour avoir sauvé un enfant juif dont elle avait été la nounou en le faisant passer pour le sien [4] ? Les cas d’entraide ou de soutien réciproque furent multiples entre les différentes catégories d’internés : on pense notamment au témoignage de Germaine Tillion qui rencontra des Romni et des Voyageuses à Ravensbrück. Sans doute, ce n’est pas parce que l’on est persécuté au même moment et dans les mêmes lieux que l’on devient nécessairement frères et sœurs d’âme : « La vaste majorité des Roms et des Juifs ne partagèrent pas une expérience commune de la persécution sous le nazisme. Ils souffrirent à côté les uns des autres, mais rarement les uns avec les autres. Et la proximité n’engendra ni solidarité ni familiarité [5] » (p. 47). Ce constat n’a pas suffi à dissuader Ari Joskowicz de prendre le génocide des Juifs et celui des Roms comme points de départ d’une histoire commune, car si les membres de ces deux groupes ne vécurent pas solidairement l’épreuve génocidaire, les survivants manifestèrent, dans l’après-coup du travail historique, une commune volonté de rassembler des archives et de documenter la tentative de leur annihilation.

Les héros juifs de la lutte pour la reconnaissance du génocide des Tsiganes

Après-guerre, malgré la persistance de certains préjugés, Roms et Juifs entrèrent, selon Ari Joskowicz, dans une relation nouvelle par le fait même qu’ils demandaient, les uns et les autres, que justice leur fût rendue. À partir de la description de parcours exceptionnels, l’auteur écrit une histoire relationnelle des membres de ces deux collectifs. Rain of Ash est ainsi ponctué de micro-biographies passionnantes, qui sont autant d’occasions d’interroger la manière dont les institutions et les représentants juifs ont pris en compte, ou non, le sort des Roms [6].

Raphaël Lemkin, le juriste qui forgea le concept de « génocide », occupe une place centrale dans la caractérisation des persécutions des Roms, dans la mesure où le sort des Juifs et des Roms persécutés par les nazis lui servit à théoriser la notion même de « génocide » [7]. Au procès de Nuremberg, en 1945, les Roms furent considérés comme des victimes paradigmatiques de ce nouveau crime – ce rappel rend d’autant plus incompréhensible le fait que, quatre-vingts ans plus tard, la France n’ait toujours pas reconnu le génocide des Tsiganes qui eut lieu sur son territoire comme dans le reste de l’Europe sous occupation allemande. Avec beaucoup de finesse, Ari Joskowicz tente de reconstituer ce que Lemkin savait de la condition faite aux Roms pendant la guerre, en analysant notamment son réseau de correspondants et en regroupant de la documentation, surtout de seconde main, sur le génocide romani. Ainsi, dans un manuscrit inachevé qui se présente comme une introduction au concept de génocide, un chapitre entier aurait dû porter sur les « Tsiganes », mais la mort de Lemkin, intervenue en 1959, l’empêcha d’écrire davantage qu’un titre en haut d’une page blanche.

Le portrait d’un autre juriste est particulièrement frappant, celui de Franz Calvelli-Adorno, un cousin germain du philosophe Theodor W. Adorno. Il publia un essai en 1961, plaidant pour la révision du jugement de la Cour fédérale de justice qui rejetait systématiquement les demandes de compensation faites par des Roms persécutés avant 1943. Cette cour avait jugé qu’avant cette date les Roms n’avaient pas été persécutés pour des raisons raciales, mais parce qu’ils étaient « asociaux » et n’avaient donc pas droit à une réparation au titre de la loi. Franz Calvelli-Adorno démontra à l’inverse que, bien avant 1943, les Roms étaient traités par les nazis avec le même racisme biologisant que les Juifs, et que le qualificatif d’« asocial » était une preuve de plus du fanatisme des nazis. Le livre d’Ari Joskowicz prouve ainsi sans l’ombre d’un doute que le génocide des Tsiganes était connu des intellectuels, et plus particulièrement des juristes. Pourquoi alors n’a-t-il pas été davantage l’objet d’une élaboration théorique spécifique ?

Une première hypothèse est qu’une telle élaboration aurait requis une enquête historique d’envergure qui n’avait pas encore été conduite. Il revient à Miriam Novitch, une historienne rarement citée aujourd’hui, d’avoir été la première à entreprendre l’écriture d’une histoire du génocide des Tsiganes. Née en 1908 à Vilnius, elle vécut en France pendant la Seconde Guerre mondiale où elle fut arrêtée en 1942 pour des faits de résistance et internée dans le camp de Vittel. Dès la fin de la guerre, elle commença à regrouper de la documentation sur les crimes nazis pour la Fédération des sociétés juives de France. En 1953, elle rejoignit en Israël le kibboutz Lohamei HaGeta’ot, connu comme la Maison des combattants du ghetto et y fonda un musée, le premier dédié à la Shoah. Parallèlement, Miriam Novitch s’attacha à réunir toutes sortes de documents concernant le génocide des Tsiganes, qui lui servirent à l’écriture de plusieurs textes. Ari Joskowicz note qu’elle « construisit l’édifice de cette première histoire du génocide romani majoritairement grâce au travail d’universitaires juifs à propos de l’Holocauste juif » (p. 159). L’auteur de Rain of Ash montre de manière très convaincante comment des historiens juifs ont bâti les fondations de ce qui allait devenir l’histoire du génocide des Tsiganes en se plongeant dans l’histoire de personnes dont ils ignoraient tout.

Construire les archives du génocide des Tsiganes

Le premier défi que ces historiens juifs du génocide romani durent relever fut de réunir des archives. Ari Joskowicz consacre ainsi quelques pages saisissantes à un genre de documents administratifs essentiels, aussi bien aux historiens qu’aux victimes demandant réparation, à savoir, les listes, celles composées par les nazis et leurs alliés, et celles qui furent dressées après-guerre par diverses institutions, par exemple l’Organisation internationale pour les réfugiés. Les Roms et les Sinti ont souvent été désignés en Allemagne comme « asociaux », et comme « nomades » et « indésirables » en France. Analyser la logique du processus génocidaire suppose de lier ces classifications, utilisées originairement pour constituer des listes de personnes à surveiller et désigner des cibles dans la presse et des textes de droit, aux délires racistes explicites des nazis. Après-guerre certaines institutions – en France, l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre par exemple – et certains historiens se sont appuyés sur les catégories nominales des persécuteurs pour justifier le fait que Juifs et Roms n’auraient pas partagé le même sort – les uns auraient été persécutés pour des raisons raciales, les autres pour des raisons sociales (parce qu’ils étaient jugés « asociaux » ou « indésirables »). Si les archives administratives produites par le régime nazi sont un outil indispensable, leur interprétation doit tenir le plus grand compte d’autres éléments d’appréciation, et faire aussi une place centrale au témoignage des survivants.

Dès la fin de la guerre, certaines personnes anticipèrent l’importance qu’allait prendre la parole des témoins et des victimes du génocide, et se hâtèrent de recueillir des témoignages. Ari Joskowicz s’attarde sur la collecte singulière et pionnière du psychiatre David Boder qui quitta les États-Unis en 1946 pour rejoindre l’Europe afin d’enregistrer les récits des survivants juifs de la Shoah. Sur les 118 témoignages qu’il recueillit, 15 mentionnent des Roms. David Boder est ainsi présenté comme l’exemple même d’une personne désireuse de préserver la mémoire d’une catégorie de persécutés et qui documente, sans intention explicite de le faire, la tragédie d’une autre catégorie de victimes. Les premiers témoignages recueillis à propos du génocide des Tsiganes l’ont été auprès de victimes juives. Les premières paroles de Roms et de Sinti allemands furent toutefois consignées à l’occasion de procès de criminels nazis, par exemple au moment du procès des médecins (1946-1947), et portent la marque de ce cadre juridique contraignant. Le recueil extra-judiciaire du témoignage des Roms et des Sinti a été beaucoup plus tardif. Ces collectes ont été souvent initiées ou conservées par des institutions juives aux États-Unis, par exemple les archives Fortunoff Archives de l’Université Yale, la Shoah Foundation de l’Université de Californie du Sud, et le United States Holocaust Memorial Museum, à Washington.

Rain of Ash est aussi le témoignage d’un parcours singulier, celui de son auteur, Ari Joskowicz, professeur associé d’histoire, d’études juives et d’études européennes à l’université Vanderbilt dans le Tennessee. Il recueille le fruit des rencontres de l’auteur et des institutions dans lesquelles il a travaillé. Rain of Ash ne raconte pas les destins croisés des Roms et des Juifs pendant la guerre – cette histoire reste à écrire –, il expose et analyse le lien qui s’est tissé entre les Juifs et les Roms par leur volonté de faire reconnaître leurs persécutions respectives. Ari Joskowicz n’élude pas la dissymétrie évidente en matière de documentation et de narration historique entre le génocide des Juifs et celui des Roms, mais celle-ci n’est pas l’objet de son livre. Il lui importe en revanche de montrer que la faiblesse du travail historique sur le génocide des Tsiganes a conduit à minorer la part capitale prise par des intellectuels juifs dans la reconnaissance et la réparation de celui-ci. Rain of Ash est une œuvre importante qui marque un tournant dans la perception du génocide des Tsiganes : elle fait sortir l’histoire des Roms des rayonnages spécialisés des « études tsiganes » pour la placer avec celle des Juifs au centre des tragédies du XXe siècle européen.

Ari Joskowicz, Rain of Ash. Roma, Jews, and the Holocaust, Princeton University Press, 2023, 368 p.

par Lise Foisneau, le 30 octobre 2023

Pour citer cet article :

Lise Foisneau, « Roms et Juifs : écrire le génocide », La Vie des idées , 30 octobre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Ari-Joskowicz-Rain-of-Ash

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Notes

[1Les historiens ont l’habitude de dire que 6 millions de Juifs et 500 000 Roms furent assassinés par les nazis. Cependant, pour contextualiser exactement cette comptabilité macabre, il faudrait mettre ces chiffres en rapport avec le nombre de Juifs et de Roms vivant en Europe avant-guerre. Or, pour les Roms, ce chiffre n’existe pas. Mais à vrai dire, le nombre même de 500 000 victimes roms est approximé (certains parlent de 250 000, d’autres d’1 million) : dans la plupart des pays européens où les membres des collectifs romani et voyageurs ont été persécutés, le dénombrement des victimes n’a jamais été entrepris. C’est notamment le cas de la France, qui à ce jour, n’a jamais compté le nombre de personnes, enfants compris, qui furent victimes de persécutions (assignés à résidence, internés, déportés). Dans les années 1990, Denis Peschanski a avancé l’idée qu’il y aurait eu 3 000 internés en France, mais il s’est appuyé uniquement sur les listes de l’Inspection générale des camps d’internement ; dans les années 2000, Marie-Christine Hubert a fait l’hypothèse qu’il y aurait eu entre 6 000 et 6 500 internés. Des recherches plus récentes ont montré que le nombre d’internés était plus proche des 10 000 et qu’il fallait également ajouter les assignés à résidence (9 000 personnes). Le nombre exact de Roms et de Sinti déportés depuis la France est à ce jour inconnu. Voir Denis Peschanski, Les Tsiganes en France, 1939-1946, Paris, CNRS Éditions, 2010 ; Emmanuel Filhol et Marie-Christine Hubert, Les Tsiganes en France : un sort à part (1939-1946), Paris, Perrin, 2009 ; Lise Foisneau, en collaboration avec Valentin Merlin, Les Nomades face à la guerre (1939-1946), Paris, Klincksieck, 2022.

[2« Encamped Gypsies from Lithuania and Poland,/ You bearded men, daughters like black earth,/ Berlin ordered all of you killed, / Slaughtering a forest with song and laughter. / Together with the Jews they burned you, / For both, the earth ripped apart in ritual mourning, / A rain of ash purified the bones, / A rain of ash over Mother Vilija. / And your wagons, muddy and rotten, / Encamped Gypsies from Lithuania and Poland.” Avraham [Avrom] Sutzkever, « Taboren zigeiner », in Lider fun yam ha-moves : Fun Vilner geto, vald un vander, Tel Aviv, Farlag Bergen-Belzen, 1968.

[3Le terme « Rom » est le plus fréquemment utilisé dans le livre, mais il faut le prendre comme une manière de désigner en abrégé aussi bien les Sinti, les Gitans, les Manouches, les Yéniches et les Voyageurs, qui furent également victimes de ce que l’on désigne communément en français comme le « génocide des Tsiganes ».

[4À l’instar des résistants roms et voyageurs français qui ne demandèrent pas l’homologation de leurs actions, notamment en raison de la suspicion constante qui pèse sur eux au sein de l’administration, la reconnaissance officielle de l’aide apportée aux Juifs est elle aussi parsemée de difficultés. Voir Anna Mirga-Kruszelnicka and Jekatyerina Dunajeva (ed.), Re-thinking Romani Resistance throughout History : Recounting Stories of Strenght and Bravery, Berlin, ERIAC, 2020.

[5“The vast majority of Roma and Jews did not have a shared experience of persecution under Nazism. They suffered next to but rarely with each other. Nor did proximity necessarily invite solidarity or familiarity” (p. 47).

[6Pour un lecteur français, Rain of Ash renvoie aux travaux de l’historienne Henriette Asséo qui a travaillé pendant de longues années sur le génocide des Tsiganes, son idéologie, et sa construction historiographique. Sans citer exhaustivement ses nombreuses publications, voir Henriette Asséo, « Une historiographie sous influence », dans Catherine Coquio et Jean-Luc Poueyto (dir.), Roms, Tsiganes, Nomades. Un malentendu européen, Paris, Karthala, 2014, p. 63-82 ; « La spécificité de l’extermination des Tziganes », dans Yannis Thanassekos et Heinz Wismann (dir.), Révision de l’histoire. Totalitarismes, crimes et génocides nazis, Paris, Les éditions du cerf, 1990, p. 131-142.

[7Il accorde aussi une place importante à la persécution des Polonais. Voir Constance Pâris de Bollardière, « De Lemberg à Nuremberg », La Vie des idées, 28 septembre 2017 ; et Pauline Peretz, « Le nom du crime », La Vie des idées, 28 mai 2018.

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