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Recension Philosophie

Alzheimer ou la perte de soi

À propos de : Michel Malherbe, Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance, Vrin


par Jean-Philippe Pierron , le 11 novembre 2015


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La maladie d’Alzheimer n’est pas une maladie comme les autres. Elle transforme radicalement celui qui en est atteint, elle ne laisse aucune partie de l’individu intacte. Comment alors continuer à reconnaître un homme en celle ou celui qu’elle gagne ? Et quel type de soin doit-on lui prodiguer ?

Recensé : Michel Malherbe, Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance. Une chronique et un essai philosophique. Vrin, 2015, 292 p., 15 €.

Chaque siècle semble avoir son épreuve du malheur – maladie, handicap ou accident – révélatrice des grandes questions qui hantent les hommes et de ce qui fait leur identité. À chaque fois, le cas clinique y devient un cas d’école. Dans le grand temps, il y eut la lèpre, maladie du contact et de la tâche qu’investissait cette symbolique singulière de la souillure scrutant la part de culpabilité engagée dans le mal subi (cf. Ricœur dans sa Philosophie de la volonté). Plus près de nous, on songe à la querelle, aux XVIIe et XVIIIe siècles, sur l’origine des idées innées ou empiriques, soulevée par l’expérience de pensée de Molyneux concernant l’aveugle de naissance (cf. la controverse qui mobilisa après Locke, Voltaire, Diderot, etc.), et un peu avant lui au problème cartésien soulevé par le statut du membre fantôme. On songe également à la réflexion sur l’hystérie et aux hypothèses de l’inconscient à la fin du XIXe siècle qui remirent en cause notre conception du psychisme. On pense enfin à la maladie d’Alzheimer, expérience du mal subi de la maladie qui, plus qu’une tragédie, est une expérience du malheur. Cette dernière questionne ce que l’on peut reconnaitre de l’homme lorsque la maladie, lentement mais sûrement, ronge tous ses attributs d’humanité (pensée, langage, empathie, attention conjointe) au point de le rendre méconnaissable à ses propres yeux et aux yeux des autres.

Alzheimer, une question philosophique ?

À l’heure de la société des réseaux qui sollicite comme jamais des compétences cognitives – expression significative du temps ! – l’homme est devenu un « réseau pensant » selon le bon mot de Daniel Parrochia, et sa figure de Janus en sera alors cette panne-réseau engagée dans l’Alzheimer. Cette maladie neurodégénérative est une maladie chronique. Et il faut entendre en elle cette dimension de chronique car cette maladie connaît une longue durée, des transformations significatives et un stade avancé sévère. C’est aux questions soulevées par ce stade avancé que le l’ouvrage de M. Malherbe se consacre :

« Alzheimer est une affection qui semble survenir comme les autres, mais qui a cette propriété remarquable de se répandre jusque dans les moindres parties de l’individu, et, quand elle ne peut s’étendre davantage, de devenir par condensation la substance même du patient. […] La maladie est désormais le principe hégémonique de la vie de l’individu et elle en commande toutes les dispositions. Le vivant était auparavant conscient, pensant et volontaire, il est à présent Alzheimer » (p. 10).

On ne cesse aujourd’hui de dire qu’il convient, en éthique médicale, de bien distinguer le malade sous la maladie. Mais avec l’Alzheimer le malade c’est la maladie, semblant faire – c’est ce qu’il s’agit de vérifier – d’une personne, le mot est terrible, un « quelque chose » devenu « objet » de révolte, de devoir, de remords ou de compassion, mais un objet tout de même ! De fait, elle est brutale, effroyable, la question qui demande à propos de la maladie : « que reste-t-il de ce sujet que la maladie vide de lui-même ? » [1]. Car elle est plus radicale que celle que se pose le malade chronique encore capable de se demander ce qu’il en sera de son histoire lorsqu’on ne parlera plus que d’elle (la maladie) lorsqu’on parlera de lui.

Alors que l’on ne parle plus guère de nature humaine assurée de son essence, mais de condition humaine placée devant le défi de son existence, l’Alzheimer nous confronte à l’inhumaine condition. Avec elle on se demande si c’est un homme, cet homme dont on doute reconnaître en lui des signes d’humanité. La philosophie vaut-elle alors seulement une heure de peine si elle n’affronte pas cette expérience où l’humain se perd dans des limbes où vivent des êtres qui ne paraissent plus exister ? Cette interrogation cruelle, Michel Malherbe l’assume avec rigueur, force et une construction logique implacable, digne de la grande tradition de philosophie anglaise dont il est un spécialiste – on connait notamment ses travaux sur Bacon ou Locke. Voici d’ailleurs la traduction que Michel Malherbe donnait du premier aphorisme du Novum organum, dont on ne peut oublier qu’il questionne pour une part, cela a son importance ici, la méthode des médecins : « L’homme, ministre et interprète de la nature, n’étend ses actions et ses connaissances qu’à mesure de ses observations, par les choses ou par l’esprit, sur l‘ordre de la nature ; il ne sait ni ne peut rien de plus » [2].

Nourri du rationalisme expérimental cher à Bacon et de cette philosophie pour laquelle l’expérience engage non seulement un rapport aux faits mais également à l’intellect, Michel Malherbe ne fait donc de l’Alzheimer ni une expérience de pensée qui élaborerait en imagination le cas de l’homme malade, ni l’occasion de réflexions métaphysiques sur ce qu’il conviendrait ou non d’espérer ou de désespérer de l’humain à ce point rendu méconnaissable par la maladie. Au contraire, sans jamais rien lâcher sur le plan de l’argumentation rationnelle, il s’agit pour lui de raisonner à l’épreuve des faits, de rechercher la vérité des faits plutôt que de se positionner sur le sens de l’expérience qui se vit là. Il se livre ainsi à une confrontation théorique et pratique. L’expérience de l’Alzheimer devient ici ce tribunal de la raison où les grandes philosophies sont passées au banc d’essai et testées en leur (in-)consistance et (in-)capacité à dire l’homme.

Une philosophie de la personne ou du sujet résiste-t-elle à l’épreuve de l’Alzheimer ? C’est à partir de cette question que cette maladie, objet d’études pour la neuropsychologie et objet/sujet de soins, intéresse aussi le philosophe. Ainsi Michel Malherbe examine-t-il tour à tour la philosophie de Levinas et sa mystique du visage ; celle de Kant promouvant l’autonomie de la personne morale ; la philosophie de l’existence personnelle et de l’empathie de Max Scheler, la philosophie de l’esprit et l’explication physicaliste de la maladie ; celle de Ricœur et la reconnaissance, etc.

L’Alzheimer, un cas d’école pour la philosophie du soin

Comme le sous-titre de l’ouvrage le suggère, prendre soin du malade d’Alzheimer doit se penser à partir d’une juste reconnaissance. L’alliance du soin et de la reconnaissance, ici au cœur du propos, est occasion pour l’auteur de promouvoir une philosophie du soin distincte des théories dite du care, même si ce débat n’est pas frontal dans l’ouvrage. Parce que dans la médecine contemporaine la connaissance est la première forme de reconnaissance par l’identification (sémiologie, nosographie), on pourrait se laisser croire que seule cette entreprise suffit. Or identifier, classer, incitent à des procédures construisant un rapport fonctionnel à l’autre devenu objet de soin. Cela est utile, pour organiser un service dédié aux personnes désorientées par exemple, mais reste trompeur. Un rapport (n’importe quoi peut être mis en rapport avec n’importe quoi) ne fait pas encore une relation (de soin). L’attention dédiée à l’Alzheimer signe-t-elle alors l’échec du soin, dans la mesure où semblant interdire la possibilité d’une relation – ou du moins la mettre en péril dans l’impossible reconnaissance mutuelle –, il condamnerait à ne dispenser que des soins de confort ? Répondre à cette question est pour l’auteur l’occasion ponctuelle, et en cela trop rapide, d’une critique de l’éthique du care envisagée comme un nouveau discours édifiant, une « éthique confite en sollicitude » (p. 234.)

En affirmant que nous sommes tous vulnérables et dépendants contre le culte d’une autonomie exaltée, travestissant la pensée du malheur en légende dorée de la vulnérabilité (un nouveau mot à la mode), elle empêcherait de réfléchir à l’épreuve du désarroi engagée dans la très grande dépendance. L’excès de sollicitude s’interdit de penser la détresse de la grande solitude rendue incapable de vivre son existence. S’il y a une utile véhémence à critiquer ce mot-valise qu’est devenue « la vulnérabilité », on observera toutefois qu’il y a des grammaires de la vulnérabilité qui font de cette dernière, bien plus qu’une métaphore, une orientation pour des pratiques de soins effectives et singularisées.

Pour Malherbe, une philosophie du soin doit donc partir de la radicalité de l’expérience de l’humain rendu méconnaissable à ses propres yeux, typé voire stéréotypé par la maladie au point que l’existant disparaît sous le tableau clinique, pour se demander : à quelles conditions peut-on encore le reconnaître ? Incontestablement, il y a une ambiguïté constitutive du soin (p. 137) engagée dans la séparation entre la technique soignante qui s’objective dans des dispositifs et l’éthique du soin qui subjective dans une disposition d’attention. Or tout l’enjeu du soin comme relation de reconnaissance se tient là. Il s’agit, au cœur de la mécanicité avec ses causes et ses effets dont la technique de soin est experte, de maintenir la visée de l’autre pour le re-trouver, le main-tenir comme sujet de soins. Seulement comment le faire, comment « rétablir la relation pour rétablir la personne » lorsque cette dernière n’est plus expressive et se fige jusqu’à se déshumaniser ? Si la maladie est réductionniste dans ses effets (l’homme devient sans qualités p 156), comment résister au réductionnisme, non de méthode mais de principe, dans un physicalisme intégral (cf. les débats de la philosophie de l’esprit) voire à un nouveau monisme matérialiste ?

Michel Malherbe ne tranche pas ces questions mais creuse l’idée que le soin est au service d’une reconnaissance de l’autre au cœur même de la dégénérescence. Dans cet esprit, le soin de confort, comme on le dit aussi du soin palliatif, est-il alors le dernier soin dans l’ordre chronologique ou le premier soin dans l’ordre ontologique ? En effet, on a tendance à faire comme si les soins de confort ou soins palliatifs étaient des soins d’un autre type, sans technicités et en impuissances, alors qu’ils sont le cœur du soin, car c’est aussi le soignant, par sa personne et sa relation même, qui soigne. Cette question qui paraît artificielle, l’est moins lorsque l’on se souvient combien on associe parfois l’Alzheimer en stade avancé à une vie végétative ou à un « légume ». C’est dans le soin qui parait être « par défaut » que se révèle la priorité du soin comme attention maintenue à la fragilité de toute relation. Le soin de confort n’est pas l’échec du soin mais ce qui en explicite le sens, sinon l’essence. Il n’est ni soin d’un autre type dans la compassion, ni absence de technicité au point où on pourrait le dévaloriser comme n’ayant pas l’allure triomphante du soin qui « guérit », mais « soin à la personne » comme on le dit justement.

C’est dans et par les techniques de soins, majuscules ou minuscules, que l’éthique du soin s’épèle et prend figure. Comment, par exemple, obtenir du malade Alzheimer qui ne peut plus se nourrir seul qu’il ouvre la bouche afin de pouvoir l’aider à manger ? Résoudre pratiquement ce problème, tel est l’art du soin instruit de technicités. Forcer l’ouverture de la bouche en sollicitant un réflexe encore actif est un « modus operandi. S’il faut la sollicitude, in fine, c’est la mécanique qui est opérante » (p. 137). On pressent qu’il pourrait n’y avoir là qu’une violence insensible – c’est un risque qu’encourent toutes les unités de soins que de vivre cette possible violence institutionnelle – mais il s’y cherche aussi une reconnaissance sensible. C’est là l’enjeu de la reconnaissance mutuelle alors qu’il n’y a plus de reconnaissance de soi. Montrant les limites de l’approche ricoeurienne d’une herméneutique de la reconnaissance qui suppose encore une capacité d’expression du sujet au stade avancé de la maladie, Michel Malherbe table sur un travail de la reconnaissance. Il reposerait sur une forme de coprésence, un art de convenir ensemble qui n’est pas un héroïsme moral (aider par devoir, bienfaisance ou assistance), ce qui serait odieux, mais qui porte la dimension ontologique de la reconnaissance : la fidélité passionnée à l’autre attesté en son humanité, quoi qu’il arrive.

L’écriture de la maladie : maladie chronique et chronique de la maladie

La singularité de cet ouvrage tient enfin à ce qu’il comporte une dimension narrative. En effet, chaque chapitre est précédé d’une chronique des visites que l’auteur rend à sa femme malade d’Alzheimer, sobrement intitulée « Une visite ». Sans pathos ni impudeur, cette chronique donne une portée sensible en même temps qu’elle livre empiriquement des faits, dans une sorte d’ethnographie poétique lucide, féroce et tendre tout à la fois, de la visite d’une malade Alzheimer en Ehpad (maison de retraite pour personne âgée dépendante) ou en unité de soins dédiés. On doit se demander ce qu’apporte cette chronique au reste de l’argumentation. Une telle interrogation ouvre à une réflexion plus vaste portant sur les relations que la médecine et le récit, voire la littérature, entretiennent. Une première hypothèse pourrait être que les mots de la sémiologie médicale, avec la rigueur analytique et empirique qui les caractérise rendent mal l’idée que la maladie, fait biologique, est aussi un événement biographique, mobilisant une compréhension renouvelée de soi. D’où aujourd’hui le courant qui, à côté de l’evidence based médicine propose de promouvoir une narrative based medicine. Une seconde pourrait être, dirait sans doute Michel Malherbe se souvenant de Hume, qu’il y a une vertu singulière de l’éloquence telle que « la langue de l’émotion est plus puissante que la langue de la raison » (p. 23). Elle mobilise des affects à tel point que l’Alzheimer ne soit plus une question philosophique, mais devienne une cause à défendre. C’est aussi le sens de la majuscule impérative dont le nom de cette maladie est porteur.

Mais plus fondamentalement, le statut de cette chronique est de servir la juste reconnaissance dont nous avons parlé, dans un esprit assez proche en cela du projet d’Agata Tuszynska qui fait le récit de la maladie de son compagnon dans Exercices de la perte (Grasset, 2009) ou du travail du photographe Angelo Merindino saisissant les dégâts, sur sa femme, de la maladie devenue chronique d’une vie finissante. En effet, si la littérature testimoniale est d’ordinaire rédigée en première personne, dans le cas de la forme avancée de la maladie d’Alzheimer, la maladie chronique (si l’on se souvient que chronique signifie étymologiquement ce qui rythme une existence) interdit la reprise rythmée d’une vie par une chronique. L’Alzheimer malmène la possibilité de l’anamnèse et d’une herméneutique de soi, au point d’empêcher le récit de soi, même fabulé. Le récit, avec ce qu’il impose ou suppose de linéarité, est brisé par la rupture engagée dans cette expérience où la ligne s’enfuit. Ici, il n’y a plus d’identité narrative qui tienne dans et par la reprise de soi dans un récit du temps traversé, car le récit sera sans héros. Témoigner de l’épreuve de l’autre est alors encore attester du soin comme ce qui ose aller au rendez-vous de la rencontre, fût-elle ce qui ébranle. Car être soignant c’est accepter de rentrer dans ces mouvements psychiques complexes qu’entraîne l’épreuve de l’autre souffrant – Michel Malherbe ne s’interdit pas de parler de ses sentiments pour sa femme Annie – d’autant plus lorsque la rencontre est fugace au point d’en devenir fantomatique.

Cela nous pousse enfin à nous interroger plus généralement sur la place que prend aujourd’hui cette nouvelle littérature du mal qui, après la littérature testimoniale consacrée au mal commis (celle des camps de la mort ou des génocides), convoque une exploration des contrées du mal subi par la maladie. En effet, bien souvent les noms des maladies ne résonnent guère des catastrophes qu’elles entraînent. La tâche de la littérature n’est-elle pas alors de faire entendre la dimension individuée engagée dans les tourments de la maladie là où le stigmate Alzheimer en fait une épidémie, un enjeu de santé publique, un imaginaire généralisant et impersonnel ?

par Jean-Philippe Pierron, le 11 novembre 2015

Pour citer cet article :

Jean-Philippe Pierron, « Alzheimer ou la perte de soi », La Vie des idées , 11 novembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Alzheimer-ou-la-perte-de-soi

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Notes

[1Claire Marin, La maladie, catastrophe intime, Puf, collection « Questions de soins », 2014, p. 48.

[2Francis Bacon, Novum Organum, Aphorismes concernant l’interprétation de la nature et le règne de l’homme, traduction Michel Malherbe, Puf, collection Épiméthée, 1986, aphorisme 1, p. 101.

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