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Recension Philosophie

Adorno renouvelé

À propos de : G. Moutot, Essai sur Adorno, Payot & Rivages.


par Anne Boissière , le 14 novembre 2011


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Longtemps négligée, la pensée de Theodor W. Adorno fait aujourd’hui l’objet d’un regain d’intérêt. En témoigne l’essai magistral de Gilles Moutot qui propose une lecture contemporaine de la théorie critique.

Recensé : Gilles Moutot, Essai sur Adorno, Paris, Payot & Rivages, 2010. 656 p., 27, 50 €.

Le livre de Gilles Moutot propose une lecture magistrale et renouvelée de la philosophie de Theodor W. Adorno (1903-1969), ce qui lui donne une place unique dans le domaine des études françaises, et certainement aussi dans le contexte théorique élargi des discussions en Allemagne et aux États-Unis. Cette lecture, sans aucun doute, est devenue possible en raison d’une conjoncture philosophique qui passe par les noms de Michel Foucault et de Jacques Derrida, lesquels constituent d’une façon explicite, et non exclusive, les partenaires de travail qui permettent de lire à nouveaux frais le texte d’Adorno. L’objectif, déployé en une argumentation serrée et toujours soucieuse de ses interlocuteurs, n’en est pas moins très spécifique et ciblé en ce qu’il concerne la théorie critique, aujourd’hui. Contre la réception de Jürgen Habermas, dont l’ambivalence a été de se faire l’héritier de ladite première théorie critique en sacrifiant à certains égards Theodor W. Adorno, il s’agit de montrer qu’il y a, chez ce dernier, une théorie critique qui reste à découvrir et dont la compréhension pourrait justifier l’idée de son actualité philosophique, dans le contexte des interrogations liées à la théorie sociale. Tenant compte par ailleurs des tout récents développements de l’École de Francfort représentée par Axel Honneth, dans l’inflexion initiée par rapport à la pensée d’Adorno qui semblait définitivement condamnée pour avoir été jugée trop absolument pessimiste et sans potentiel émancipatoire aux yeux de Habermas, à moins d’être refondue dans le nouveau paradigme de la communication, Gilles Moutot montre, au contraire, que la méfiance structurelle qu’Adorno a toujours adoptée vis-à-vis de la communication et du sens, est ce qui confère à son travail philosophique sa cohérence dynamique et un statut critique irréductible à tout autre. Une double stratégie de lecture s’en suit, menée dans une passionnante traversée de l’abondante œuvre en allemand d’Adorno : reprendre d’un côté la question de l’histoire, de l’autre celle du langage, afin de se confronter à la définition, au statut et aux enjeux d’une dialectique qualifiée de négative.

L’allégorie

Dans la mesure où la lecture par Habermas de T.W. Adorno avait pour enjeu principal la dite philosophie de l’histoire contenue dans Dialectique de la raison corédigée avec Max Horkheimer pendant la seconde guerre mondiale, mais dans la mesure aussi où l’histoire, de toute façon, représente un des enjeux majeurs de toute pensée revendiquant un quelconque lien au marxisme, Gilles Moutot accorde à ce thème une place d’élection et de fil directeur dans son livre. Le déplacement significatif et inaugural consiste à désenclaver Dialectique de la raison de toute position insulaire, afin de resituer l’ouvrage dans le contexte d’une philosophie qui trouve ses premières et durables impulsions dans les textes les plus précoces d’Adorno, rédigés au début des années 1930, dont L’actualité de la philosophie et L’idée d’histoire de la nature. Gilles Moutot montre l’étonnante continuité qui existe entre ces premiers pas philosophiques et l’ouvrage de la grande maturité qu’est Dialectique négative, voyant dans la problématique de l’allégorie, en provenance de Walter Benjamin et très tôt présente chez Adorno, la matrice susceptible de cerner bien des aspects essentiels de la conception de l’histoire de ce dernier, et aussi de la critique de la totalité qui aura pour enjeu le rapport à Hegel. À deux titres au moins l’idée de l’allégorie, forgée par Benjamin dans sa réflexion sur le drame baroque allemand et reprise par Adorno sur le mode d’un concept opératoire, permet de dégager les modalités d’une pensée de l’histoire qui ne peut, et même ne doit plus être mesurée à l’aune des philosophies de l’histoire (Marx et finalement Hegel), qui sont au contraire réfutées dans leur prétention à anticiper, déclarer, ou simplement cerner un sens dans le cours des événements.

L’allégorie, en effet, dans le rapport qu’elle tisse entre ce qui est appelé « archi-histoire » (Urgeschichte), nature et histoire, interdit toute constitution et reprise d’un sens, au contraire de ce qui définit la logique du symbole. Abîme entre image et signification, elle suggère les modalités d’une interprétation qui ruine à la fois l’originaire et la totalité expressive. Elle est par ailleurs, en tant qu’image, une écriture (Schrift), un texte qu’il faut déchiffrer, mais d’une manière qui ne peut résorber une constitutive étrangeté. Ainsi l’allégorie devient le pivot de ce qui permet d’appréhender au plus juste l’orientation du propre travail philosophique d’Adorno, non seulement en direction de l’histoire, mais également de l’esthétique. Relisant et commentant de façon circonstanciée la correspondance entre Benjamin et Adorno entre 1928 et 1940, Gilles Moutot relativise, parmi les commentaires, les oppositions simplistes qui ont valu au second d’être relégué dans un historicisme de mauvais aloi, au contraire du premier qui aurait fait preuve en ce domaine d’une originalité et d’une audace incomprises. Rejoignant les analyses de Georges Didi-Huberman consacrées à Benjamin, il argue au sujet d’Adorno en faveur d’une histoire faite de temporalités hétérogènes, d’anachronismes, soustraite à toute représentation d’un temps continu et orienté.

Le progrès du matériau, principe de réflexion sur les œuvres

Le prolongement tout à fait spécifique que trouve l’orientation allégorique d’Adorno, dans le domaine de l’esthétique, donne des pages particulièrement riches et justes sur le statut du progrès du matériau, notamment dans le domaine de la musique. Là encore, et réfutant toute explication de type historiciste, Gilles Moutot précise les déterminations indépendamment desquelles on ne saurait accéder au statut de l’historicité du matériau ; à savoir la différence qu’il faut établir entre la production et la technique dans l’art, celle existante entre raison instrumentale et technique, ou encore entre l’intention de l’artiste et la teneur (Gehalt) de l’œuvre. Le matériau, ainsi, ne relève pas chez Adorno d’une prétendue nécessité de l’histoire, mais plutôt de cette « imagination exacte » (Exakte Phantasie) sur laquelle Gilles Moutot clôt son livre, et qui, dans le domaine particulier de la musique, rend possible l’idée de la composition, alors conçue comme le « différentiel de la liberté au sein de la détermination » (p. 634). Le progrès du matériau n’est pas un principe de l’évolution artistique, mais un « principe de la réflexion sur les œuvres » (p. 290), elles-mêmes envisagées comme écriture, hiéroglyphe contenant une part indépassable d’altérité et d’étrangeté. Ces analyses, de façon plus générale, trouvent leurs développements dans les vis-à-vis construits en regard des philosophies contemporaines qui sont celles d’un côté, de l’herméneutique de Hans-Georg Gadamer, dans la reprise des thèses formulées par Christoph Menke – dans son livre La souveraineté de l’art [1] qui s’était employé à thématiser un rapport possible entre la déconstruction derridienne et la négativité de l’esthétique adornienne, abordant l’expérience esthétique comme ajournement indéfini des significations ; et de l’autre de l’ontologie de Martin Heidegger, ce qui donne matière à des commentaires subtils et différenciés ayant pour enjeu non seulement la technique, mais du côté d’Adorno l’œuvre, l’image, et surtout le langage. L’auteur de L’essai sur Adorno s’emploie à redessiner les contours d’un présent ouvert, et à promouvoir ainsi la définition remaniée d’une utopie qui n’est pas celle d’un au-delà planifié, promis ou espéré, mais celle du facteur d’indétermination interne à l’effectivité historique ; cela même qui rend possible et justifie le parti-pris de la micrologie dans le domaine théorique et pratique. Se rendant attentif au motif du messianisme et de la rédemption, celui qui clôt en particulier Minima Moralia, Gilles Moutot soutient, pour Adorno, l’idée d’un messianisme sans messianisme (p. 235).

Le refus du paradigme de la communication

Un des parti-pris de lecture les plus originaux et des plus féconds est de relativiser l’aspect doctrinal du texte d’Adorno et d’interroger, d’une façon jugée ici essentielle, la forme, c’est-à-dire les pratiques discursives qui fournissent au geste philosophique adornien d’être intrinsèquement dans la langue, et de porter en cela une charge polémique dont les derniers remous visent la dialectique hégélienne. C’est cet aspect-là que les détracteurs les plus avertis d’Adorno n’auraient pas aperçu, surtout pour Dialectique de la raison, texte effectivement illisible si l’on n’intègre pas l’art de l’exagération et du dépistage qui a pour but de ruiner, au présent, les représentations qu’on pourrait encore se faire de l’histoire et de son prétendu sens. En analysant l’argumentation liée à la psychanalyse, aussi bien qu’au mythe, Gilles Moutot explore ces stratégies discursives qui rendent malgré tout la Dialectique de la raison « insoluble dans la postmodernité » (p. 434). Un des enjeux est donc aussi le statut du langage, dans la philosophie d’Adorno, d’autant plus que la succession de Habermas contribuait à entériner l’exigence d’un changement de paradigme, celui de la rationalité communicationnelle, afin de sauver le potentiel d’émancipation jugé ruiné par des présupposés liés à une philosophie de la conscience.

Mais plus généralement, c’est la situation de la philosophie d’Adorno par rapport au tournant linguistique du XXe siècle qui se pose, que l’on considère celui-ci en regard de ses déterminations communicationnelle, herméneutique, ou pragmatique. La thèse que défend Gilles Moutot est celle, non d’une ignorance de la part d’Adorno, de ce tournant, mais d’un refus dont on peut retrouver et mesurer les implications au sein de sa philosophie, dans la mise en œuvre de la dimension critique que porte en elle la dialectique négative. Le chapitre six, qui mène une vive confrontation avec Jürgen Habermas et son émule Albrecht Wellmer, avec pour appui aussi les ouvertures que propose Axel Honneth, est très stimulant. Il s’agit de renouer avec la critique que fait Adorno du primat du sujet, et ainsi d’explorer le motif de la non-identité à soi du sujet qui est au contraire écarté, méconnu de toutes les orientations philosophiques qui privilégient une dialectique de l’universel pour penser le particulier, ce qui est le cas, selon des perspectives différentes, pour Hegel, Marx, et Habermas. La dialectique négative est celle qui, interne au particulier, peut repérer la possibilité d’un différentiel à même le sujet, et devenir un levier pour d’autres modalités d’individuation que celles imposées par l’ordre social, comme Foucault l’a travaillé de son côté. Aussi Gilles Moutot, mobilisant en particulier la question de la psychanalyse – via Sigmund Freud et Donald W. Winnicott – qui s’avère ici cruciale, oppose-t-il, à la philosophie de l’intersubjectivité qui est celle de Habermas, un primat de l’intersubjectivité chez Adorno – ce qui correspondrait chez Axel Honneth à la « communication intrapsychique » (p. 519) – qui ne se laisse en aucun cas résorber dans une théorie de la communication, au sens argumentatif. Pour tout cela il convient donc aussi de dégager un statut du langage, chez Adorno, que n’a pas su ou n’a pas voulu lui reconnaître son immédiat successeur : ce à quoi s’emploie avec patience Gilles Moutot, en interrogeant le statut de la mimèsis, impulsion somatique qu’il envisage comme partie prenante d’une conception non-discursive du langage, particulièrement manifeste dans l’art en regard de sa résistance au sens. D’où le caractère stratégique de l’esthétique, qui « pourrait bien être la flèche plantée dans le talon d’Achille de la théorie de l’agir communicationnelle » (p. 526). Resterait, pour l’auteure de ces quelques lignes, la question de savoir dans quelle mesure la relation mimétique n’est pas, elle-même, susceptible d’être prise dans la logique de la domination.

par Anne Boissière, le 14 novembre 2011

Pour citer cet article :

Anne Boissière, « Adorno renouvelé », La Vie des idées , 14 novembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Adorno-renouvele

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Notes

[1Christoph Menke, La souveraineté de l’art : l’expérience esthétique après Adorno & Derrida, traduit par Pierre Rusch, Paris, Armand Colin, 1993.

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