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À la recherche du « romantique » allemand


par Daniel Schulz , le 7 décembre 2007


Le romantisme allemand est souvent vu comme une réaction hostile à la modernité, réaction dont l’influence culturelle expliquerait la « voie allemande » du XIXe siècle, et qui aurait favorisé la dérive totalitaire. Rüdiger Safranski tente de nuancer cette représentation, notamment en élargissant considérablement le cadre chronologique de son objet.

Recensé :

Rüdiger Safranski, Romantik. Eine deutsche Affäre, Munich, Hanser, 2007, 24,90 €.

À la différence de la production littéraire en langue française ou anglaise, les essais stylistiquement brillants, ouverts à un large public sans être superficiels, sont plutôt rares dans l’espace germanophone. Le philosophe et essayiste Rüdiger Safranski représente une exception constante à cette règle. Ses excellentes monographies sur Heidegger, Nietzsche, Schiller, E.T.A. Hoffmann ou Schopenhauer se sont fait remarquer en Allemagne et certaines ont été traduites en français [1]. Tout en maîtrisant avec art les outils de l’histoire culturelle et intellectuelle, ce qui lui permet de contextualiser l’auteur étudié, Safranski reconstruit l’argumentation philosophique de son sujet de façon précise et comprimée. Dans son nouveau livre, il entreprend la présentation de toute une époque intellectuelle et culturelle : le romantisme allemand.

Depuis les écrits de Madame de Staël et de Benjamin Constant, cette époque a acquis une signification majeure pour la compréhension française de la culture allemande, dans la mesure où ces textes si marquants firent du romantisme l’un de ses caractères essentiels. La relation franco-allemande joue d’ailleurs un rôle particulier chez Safranski qui fait débuter son histoire de l’époque romantique en 1769, avec l’embarquement pour la France de Johann Gottfried von Herder. L’expérience de la rupture, de l’abandon des anciennes convictions, de la rencontre avec l’Autre entraînant la naissance du moi dans un océan d’incertitude, devait devenir un leitmotiv de la pensée romantique, qui résonnerait encore à la fin du siècle dans l’appel programmatique de Nietzsche : « Aux bateaux ! ». Safranski voit dans le mouvement de 1968 l’ultime irruption des motifs romantiques et achève ainsi son histoire avec ce motif de la rencontre franco-allemande dont il s’était servi pour introduire son sujet.

La première partie du livre esquisse les multiples facettes d’une époque qui, vers la fin du XVIIIe siècle, après le triomphe rationaliste des Lumières dans la philosophie, la littérature, les arts, la politique et la religion, recommence à explorer les profondeurs de l’être que l’on croyait perdues. Novalis livre ainsi la définition et le programme de ce courant : « Le Romantisme, c’est donner au commun un sens élevé, à l’ordinaire un air de mystère, au connu la dignité de l’inconnu, au fini l’apparence de l’infini ».

En commençant avec le premier romantisme, celui de Iéna, la première partie présente les auteurs et les idées les plus importants, à l’instar du théoricien de la littérature, Friedrich Schlegel, du philosophe Johann Gottlieb Fichte ou des écrivains Ludwig Tieck, Wilhelm Heinrich Wackenroder et Novalis. Dans ce contexte, Safranski offre une description précise et claire de notions centrales comme l’ironie, l’infini, le caché, l’origine, le lointain, la poésie, qui ont déterminé la pensée de ces auteurs. Reprenant Max Weber, Safranski identifie le projet romantique, dans sa globalité, comme une tentative pour réenchanter un monde désenchanté et redécouvrir le magique. Pourtant, autour de 1800, le motif romantique s’inscrit aussi dans d’autres champs : la théologie protestante de Friedrich Schleiermacher définit ainsi la religion comme « le sens et le goût pour l’infini », et les études philologiques d’un Görres ou d’un Schlegel cherchent les racines de la langue et la vérité de l’origine dans l’Orient et de l’Inde antiques. Ce désir des origines perdues s’exprime non seulement à travers des voyages spirituels dans le lointain, mais aussi dans la reconstitution d’un passé imaginaire. La Grèce de Friedrich Hölderlin illustre cette relation au passé poétiquement condensée, qui confronte une Antiquité mythologiquement sublimée à la dimension profane de sa propre époque.

Avec sa politisation, la pensée romantique devient problématique. Le motif philosophique et poétique se transforme en idéologie nationale, au plus tard au moment de l’occupation napoléonienne : elle trouve son expression la plus accomplie dans le concept de nation chez Fichte, dans l’idée d’un « Etat organique » développée par Adam Müller, dans le populisme artificiel de Ernst Moritz Arndt et de Friedrich Jahn, ou encore dans la haine de Napoléon et des Français transfigurée par la littérature de Heinrich von Kleist. Aussi le romantisme, considéré en tant qu’époque, s’est-il éloigné de ses prémisses philosophiquement très complexes. Cette prise de distance caractérisera également la littérature du romantisme tardif : Josef von Eichendorff et E.T.A. Hoffmann altèrent les idées originelles en les transformant en une jouissance de la mélancolie du Weltschmerz et une fascination pour les horreurs ténébreuses de l’inconnu.

La particularité de l’essai de Safranski réside toutefois dans le dépassement d’une compréhension limitée du romantisme, réduit à un moment philosophique, littéraire ou politique. Prolongeant ses réflexions issues de la première partie, il identifie un style de pensée qu’il nomme « le romantique » et dont il trouve des expressions au-delà d’une époque circonscrite autour des années 1800. Ce phénomène du romantique, conçu comme un esprit qui ne se résume pas à une époque, est traité dans la deuxième partie du livre.

C’est ici que le romantisme est analysé en tant qu’interprétation d’un monde désenchanté opérant à différents niveaux. Après les premières critiques du romantisme formulées très tôt par Hegel et Heinrich Heine, le romantique se développe, selon Safranski, à partir du milieu du XIXe siècle en Allemagne comme un leitmotiv récurrent de mythologisation, de sacralisation et de transcendance dans le contexte d’une civilisation perçue comme profane, immanente et dépossédée de ses mythes. La fondation, par Richard Wagner, d’une nouvelle mythologie dans l’œuvre d’art totale du Ring constitue l’une des expressions les plus puissantes de la persistance du moment romantique. Safranski trouve également les traces d’une pensée romantique chez Nietzsche, qui confronte aux profondeurs transcendantes de la volonté créatrice et de la vie un âge contrôlé de manière superficielle par la civilisation, ou encore chez Thomas Mann dans ses écrits politiques avant et pendant la Première Guerre mondiale. À côté de ces expressions de la culture savante, de nombreux mouvements sociaux, dans la suite des mouvements de jeunesse créés au tournant du XIXe siècle, sont interprétés comme des manifestations de l’imaginaire romantique et une fuite du monde désenchanté. Quant à la question du national-socialisme interprété comme phénomène romantique, Safranski en offre une lecture différenciée dans le sillage d’Isaiah Berlin et d’Eric Voegelin [2]. Dans le paysage idéologique très fragmenté et contradictoire du régime se trouvent des éléments comme la sublimation mythologique des Germains chez Alfred Rosenberg, qui peuvent être rattachés à un contexte romantique. Pourtant, ces motifs de l’idéologie nazie n’avaient qu’une importance secondaire par rapport au darwinisme raciste scientifiquement sublimé, qui s’est vite imposé dans l’imaginaire et la pratique du régime.

La dernière expression de l’aspiration romantique à transgresser une société jugée trop rationaliste fut, pour Safranski, le mouvement de 1968. Dans le dépassement des frontières et la transgression, qui imprégnaient la plupart des idées directrice de la révolution étudiante (« L’imagination au pouvoir », « Sous les pavés la plage », « La poésie est dans la rue », etc.) affleurent également des motifs romantiques.

Safranski ne mène pas l’enquête sur le romantique pour y trouver la preuve accusatrice d’une trahison des Lumières. Il comprend bien davantage l’héritage romantique, et surtout celui du premier romantisme, comme une part légitime de la modernité. C’est ici qu’il corrige la perspective de Berlin et implicitement de Fritz Stern, même s’il partage leur analyse sur les conséquences désastreuses de l’esthétisme romantique en politique [3]. Pour l’auteur, la signification du romantique tient précisément à l’ouverture créatrice et imaginaire d’un monde qui se concevait jusqu’alors comme entièrement transparent et identique avec soi-même, et qui échouait ainsi à se comprendre. Dans le monde moderne, le romantique sert de correctif salutaire, dans la mesure où ses aspirations transgressives font apparaître les limites de la rationalité ; aussi contribue-t-il à éclairer la raison moderne sur ses propres tentations absolutistes. En travaillant sur le dépassement des limites de la raison, le romantique permet à la raison de les appréhender. Pourtant, l’illumination des Lumières ne peut aboutir qu’à la condition que l’extension imaginaire de la raison ne se substitue pas à celle-ci. Pour cette raison, Safranski condamne toute alliance du romantique avec le politique, puisque, dans l’histoire, une telle relation annonça toujours une idéologisation dangereuse, car éloignée du monde.

On peut regretter que Safranski ait réduit son champ d’étude au monde germanique, tout comme il est possible de discuter le choix sélectif des œuvres traitées ou encore le fait que l’auteur néglige largement le romantisme dans la musique et la peinture. En outre, le fait d’étendre la notion au concept beaucoup plus large d’un « romantique » transgressant les époques ne va pas sans poser certains problèmes. Que gagne-t-on à identifier les phénomènes décrits par Safranski comme « romantiques » ? Le romantique s’apparente-t-il à la critique générale de la civilisation moderne et rationalisée ? Son projet montre à quel point de telles tentatives d’élargissement conceptuel contiennent une dimension presque magique : d’éléments que l’on pensait disparates et autonomes émerge soudainement une similitude. Pourtant, la perte de la précision conceptuelle est le prix à payer pour cet élargissement de la connaissance. Malgré ces réflexions critiques, Safranski livre un essai qui mérite d’être recommandé, surtout en France, autre pays de grande tradition romantique.

par Daniel Schulz, le 7 décembre 2007

Pour citer cet article :

Daniel Schulz, « À la recherche du « romantique » allemand », La Vie des idées , 7 décembre 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/A-la-recherche-du-romantique-allemand

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Notes

[1Schopenhauer et les années folles de la philosophie (PUF, 1990) ; Heidegger et son temps (Grasset, 1996) ; Le mal ou le théâtre de la liberté (Broché, 1999) ; Nietzsche. Biographie d’une pensée (Solin, Actes Sud, 2000).

[2Voir Isaiah Berlin, Le Bois tordu de l’humanité : Romantisme, nationalisme, totalitarisme, Paris, 1992 ; et Eric Voegelin, Hitler et les Allemands, Paris, 2003.

[3Fritz Stern, Politique et désespoir : les ressentiments contre la modernité dans l’Allemagne préhitlérienne, Paris 1990.

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