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La portée contestataire des études postcoloniales
Entretien avec Jacques Pouchepadass


par Jules Naudet , le 16 septembre 2011


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Quels sont les enjeux et les limites de la pensée postcoloniale ? L’historien Jacques Pouchepadass souligne que les études postcoloniales ne sont pas une discipline mais un courant de pensée critique qui s’adresse à toutes les disciplines, appellant notamment l’histoire à ne plus célébrer l’odyssée de la modernité occidentale à travers le monde.

Jacques Pouchepadass, historien de l’Inde moderne et contemporaine, est directeur de recherche émérite au CNRS. Il a principalement travaillé au sein du Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Ses recherches initiales sur les paysans et le combat d’indépendance dans l’Inde coloniale l’ont placé dès la fin des années 1970 dans une relation d’échange à la fois amical et critique avec des historiens membres du collectif fondateur des Subaltern Studies. Il a publié depuis dix ans de nombreux articles et contributions concernant les études subalternes et postcoloniales, sur lesquelles il prépare à présent un ouvrage.

La Vie des Idées : Qu’appelle-t-on les études postcoloniales ?

Jacques Pouchepadass : Les études postcoloniales sont un domaine de pensée critique né dans les universités anglo-saxonnes dans le courant des années 80, principalement aux États-Unis. Il est issu d’un ouvrage majeur et célèbre publié par Edward Said sous le titre L’Orientalisme en 1978, qui avait pour objectif d’étudier et de critiquer le discours de l’Occident sur l’Orient islamique. La tranche chronologique étudiée par Said dans cet ouvrage concernait toute la période du rapport colonial de l’Occident avec le reste du monde, principalement la période de la seconde grande expansion européenne, du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XXe. Dans cette entreprise, Edward Said était inspiré par la pensée de Michel Foucault. Il a considéré pour son étude l’ensemble de la production savante mais aussi littéraire et notamment romanesque de l’Occident sur l’Orient et il a posé en principe que cet ensemble d’écrits constituait ou plutôt représentait ce que Michel Foucault appelait une formation discursive. C’est-à-dire une sorte d’univers mental et intellectuel qui s’exprime à travers l’intertextualité totale de la période. Cette focalisation sur la textualité, évidemment, avait à voir avec ce qu’on appelle le tournant linguistique, une révolution majeure dans la vie intellectuelle de ces années-là. Il a été pour cette raison précise assez vigoureusement critiqué par la suite, de la même façon que le postmodernisme a été critiqué un peu partout dans le monde et particulièrement en France. L’Orientalisme de Said a fait figure d’innovation totale dans le discours savant sur l’Orient et sur le rapport entre l’Occident et ses « autres » et, dans la foulée, un très grand nombre d’intellectuels se sont mis à travailler dans la même ligne. Il s’agissait principalement d’intellectuels issus des pays de ce qu’on appelait à l’époque le tiers-monde, les pays du Sud comme on dit plutôt aujourd’hui, qui étaient installés dans les universités anglo-saxonnes et notamment aux États-Unis. Du fait même du climat intellectuel à l’intérieur duquel ils vivaient et travaillaient, ces intellectuels étaient prédisposés à adopter cette position de retour critique sur la textualité du colonialisme. À rebours de l’anticolonialisme traditionnel, qui relevait plutôt de la critique politique, économique et sociale, ils passaient à une critique plus épistémique, une critique qui avait pour fondement la textualité du colonialisme. C’est cette généalogie-là qui a donné naissance à ce qu’on appelle depuis lors la pensée postcoloniale telle qu’elle se développe maintenant dans les universités anglo-saxonnes et américaines mais aussi un peu partout dans le monde.

La Vie des Idées : Quels liens peut-on faire entre études postcoloniales et études subalternes ?

Jacques Pouchepadass : Les études subalternes, Subaltern Studies, sont en toute rigueur le titre d’une série d’ouvrages qui ont paru en Inde à partir de 1982, le douzième et dernier ayant paru en 2005. Ces ouvrages étaient des entreprises collectives, des recueils d’articles dirigés par un collectif de jeunes historiens qui appelaient autour d’eux d’autres historiens travaillant dans leur optique, sous la direction d’un historien marxiste bengali beaucoup plus âgé, et alors établi en Angleterre, Ranajit Guha. L’optique de Guha et de ses jeunes compagnons était inspirée par l’histoire par le bas des historiens dits « radicaux » anglais (le plus connu est E. P. Thompson), qui par choix s’intéressaient au « peuple » plutôt qu’aux élites. C’est précisément ce que Guha et ses disciples ont voulu faire : changer l’optique dominante de l’historiographie de l’Inde coloniale et faire une histoire de l’Inde coloniale par le bas. Cette historiographie que Guha attaquait était organisée en deux secteurs. Il y avait, d’une part, l’histoire coloniale au sens classique du mot, histoire largement anglaise, qui consistait à faire l’histoire des Anglais dans l’Inde plutôt que l’histoire de l’Inde à l’époque coloniale. D’autre part, existait ce qu’on pourrait appeler la narration officielle de la genèse de la nation indienne, celle que l’on trouvait dans tous les manuels de l’enseignement universitaire indien. On y glorifiait le parcours des élites nationalistes de l’Inde au cours du combat d’indépendance et on y montrait comment, à leur suite, les masses indiennes s’étaient mises en mouvement et avaient finalement arraché l’indépendance en suivant leurs directives plutôt que leur propre initiative.

L’optique de Guha et de ses émules était totalement différente. Ils entendaient restituer au peuple indien à la fois sa dignité, sa capacité d’initiative et d’action et son autonomie par rapport aux élites, pour montrer qu’en réalité c’était au peuple que revenait le mérite d’avoir exclu les Anglais de l’Inde. Les élites qu’il avait été obligé de suivre s’étaient emparées du pouvoir à la fin en le privant des bénéfices de sa victoire. Dans cette démarche-là il y avait pourtant, sinon des erreurs de méthode, du moins des partis pris difficiles à défendre et qui ont été assez vite critiqués : d’une part, le fait que le peuple en tant qu’entité se trouvait en quelque sorte essentialisé dans des traits généraux qui omettaient toute distinction à l’intérieur même des masses populaires indiennes ; d’autre part, et c’était surtout là une critique de gauche, le fait que les subaltern studies attribuaient au peuple toute l’initiative sans reconnaitre qu’il n’aurait rien pu faire sans une élite, une avant-garde, avec un cadrage et des directives. C’étaient évidemment des critiques percutantes. Du coup les subaltern studies ou plutôt l’équipe qui les faisait a quelque peu changé d’orientation. Au lieu de chercher à continuer dans la direction de l’apologétique du peuple, elle est passée à la critique du discours des élites coloniales et indiennes. Il s’est donc agi à partir de ce moment-là de faire une histoire critiquant la textualité de l’époque. Ce faisant, les subalternistes se sont retrouvés sur le terrain des postcolonial studies qui étaient alors en plein essor. Il se trouve de plus que ces historiens subalternistes, dont un certain nombre étaient particulièrement brillants, ont été recrutés dans les universités américaines et s’y sont retrouvés sur le terrain même où les études postcoloniales étaient nées. Une espèce de jonction s’est faite entre les deux et les subaltern studies, qui en 2005 ont cessé de paraitre en tant qu’entreprise éditoriale distincte, se sont fondues dans la nébuleuse intellectuelle du postcolonialisme. Un certain nombre d’auteurs associés à la série des subaltern Studies sont devenus des vedettes de la pensée postcoloniale : ainsi Gayatri Spivak, Dipesh Chakrabarty et quelques autres, et les subaltern studies font désormais partie, peut-être pas de la préhistoire mais en tout cas de l’histoire initiale du postcolonialisme.

La Vie des Idées : Peut-on dire que les études postcoloniales sont réellement transdisciplinaires ?

Jacques Pouchepadass : Les études postcoloniales ne sont pas une discipline. C’est un courant de pensée critique qu’on pourrait qualifier de radical et qui est marqué à son origine par le contexte intellectuel dans lequel il est apparu : celui du poststructuralisme, du postmodernisme, de tout ce qu’on a appelé à l’époque la French theory, parce que cette attitude philosophique était pour une large part issue des écrits de Foucault, Derrida, Deleuze etc. Cette position critique s’adresse à toutes les disciplines des humanités et des sciences sociales et les appelle à une espèce de décentrement, à une conversion du regard, ce qui a beaucoup contribué à les amener à travailler sur elles-mêmes, à se déprendre d’une façon de penser qui met au centre de tout le modèle de référence européen, et à reconnaitre aux façons de penser non européennes une égale dignité. Du même coup, les postcolonial studies élargissent considérablement le champ de chacune de ces disciplines. Il est vrai qu’elles sont nées dans le champ des études littéraires et que la plupart des premiers hérauts de ce courant étaient tous professeurs de littérature ou de littérature comparée dans des universités anglo-saxonnes. Mais les questions et le décentrement qu’ils proposent s’adressent à toutes les disciplines, notamment à l’histoire qui ne doit plus être selon eux le récit de l’odyssée de la modernité à travers le monde, de l’impact du capitalisme né en Occident vers le reste du monde, ou l’histoire du cheminement contrarié, chaotique des pays de culture non occidentale vers le modèle de développement que l’Occident leur propose. L’histoire doit au contraire faire sa place à tout ce que, dans l’optique de l’histoire traditionnelle, on appelle des histoires marginales, l’histoire des périphéries, en renonçant précisément à l’idée de centre ou de marge. Il n’y a que des histoires de valeur équivalente, de dignité équivalente, d’intérêt équivalent qui toutes suivent leur chemin dans une plus ou moins grande dépendance envers les conjonctures globales mais sans être vouées à ressembler à ou à tendre vers des modèles prédéterminés.

De même, l’ethnologie, discipline qui a longtemps été et est peut-être encore aux prises avec la tare de son association initiale avec l’entreprise coloniale, a beaucoup eu à recevoir ou en tout cas a été fortement travaillée par les questionnements postcoloniaux. Il s’agit pour elle d’écrire la culture, et non l’histoire ; mais en réalité le problème est fondamentalement le même. Les études littéraires, d’où les études postcoloniales sont parties, ont été très profondément ébranlées elles aussi. Le canon des œuvres classiques qui sont au centre des programmes d’enseignement a considérablement changé. On y a introduit, au même titre que les œuvres européennes classiques, des œuvres émanant du domaine des littératures des pays anciennement colonisés. Les études de littérature traditionnelles ont été sérieusement bousculées par ce rapport entièrement nouveau à la théorie amorcé par la critique littéraire postcoloniale, et par ses outils conceptuels et méthodologiques. La plupart des départements d’études postcoloniales des universités anglo-saxonnes sont à l’origine des départements d’études littéraires. Mais en réalité, si on regarde leurs programmes d’enseignement et les disciplines d’origine de leur personnel enseignant, on se rend compte que ce sont des départements où les sciences sociales sont toutes plus ou moins représentées et où les préoccupations esthétiques traditionnelles passent quelquefois totalement au second plan. Il y a fondamentalement un aspect transdisciplinaire des postcolonial studies et c’est ce qui fait pour une part leur pouvoir à la fois de déstabilisation et de renouvellement dans les sciences sociales et les humanités.

La Vie des Idées : Quelles sont les limites d’un projet aussi vaste ?

Jacques Pouchepadass : Les études postcoloniales ont été très abondamment critiquées, en partie à proportion de la critique qu’elles adressaient elles-mêmes aux disciplines concernées. On peut peut-être distinguer deux ordres de critique, qui signalent aussi deux limites majeures de la pensée postcoloniale. La première, c’est le fait que les études postcoloniales travaillent principalement sur la textualité. Elles ont donc très vite fait l’objet de critiques de nature matérialiste, souvent de la part des intellectuels marxistes. On leur reprochait leur idéalisme : se cantonner dans la critique textuelle était perçu comme une façon de déserter le terrain des luttes sociales réelles, de trahir aussi les peuples pauvres et déshérités dont les intellectuels postcoloniaux se disaient les porte-parole, dans la mesure où ces populations continuent à se battre tous les jours pour leur survie ou contre des régimes oppressifs et restent extrêmement dépendantes des conditions de vie qu’on leur fait. Elles ne sont donc pas du tout indifférentes, bien au contraire, au combat pour la modernisation, pour le progrès, pour les libertés concrètes, etc., combats pour lesquels la critique textuelle ne leur apporte rien. Un autre aspect de la même critique, c’est qu’en critiquant les sociétés ex-colonisées exclusivement sous l’angle de ce que l’Occident continue à exercer comme influence sur elles, on fait silence ou on ignore les inégalités internes à ces sociétés, les faits d’oppression dont l’origine est à l’intérieur de ces sociétés elles-mêmes. En gros, cet idéalisme textualiste des études postcoloniales aurait pour conséquence l’abandon des masses opprimées à leur triste sort matériel au profit d’intérêts d’ordre purement culturel. Cette critique matérialiste de l’idéalisme des postcolonial studies est allée de pair très souvent avec une mise en cause de l’intellectuel postcolonial lui-même. Beaucoup ont dit : « Regardez ces auteurs qui vivent très confortablement dans des universités anglo-saxonnes, dans des pays du Nord qui les paient grassement. Leurs conditions de vie sont absolument sans commune mesure avec celles des gens qu’ils prétendent défendre ». Cette critique-là est, me semble-t-il, peu recevable, dans la mesure où elle traduit une certaine forme d’anti-intellectualisme, même inconscient. Il y a implicitement l’idée que seuls les ouvriers, par exemple, peuvent parler de façon valide des ouvriers, position d’ailleurs très peu marxiste, puisque le marxisme a toujours mis au premier plan la collaboration entre les intellectuels et les masses. Le marxisme lui-même pourrait être considéré comme nul et non avenu dans cette perspective puisque Marx était un petit-bourgeois, et non un ouvrier, et qu’Engels était le fils d’un grand industriel du textile !

L’autre grand massif de critiques, et donc de limites reconnues ou attribuées au postcolonialisme, concerne son aspect historien, la façon dont les postcolonialistes considèrent l’histoire. Les historiens leur ont beaucoup reproché de rompre avec l’empirisme. Leur obsession de la textualité les empêcherait de voir les choses comme elles sont. On leur reproche surtout une tendance à parler des régimes coloniaux comme s’il s’était agi d’un style de domination uniforme et immuable à travers toute la planète et depuis les origines de l’expansion européenne. Dans la réalité, les régimes coloniaux étaient différents les uns des autres, et le pouvoir colonial n’a jamais été monolithique et omnipotent. Il était au contraire traversé de contradictions, obligé de négocier sans cesse avec les sociétés indigènes et évoluait aussi au gré des conjonctures. Cette critique-là est tout à fait valable. Bien souvent, l’histoire telle que semblent vouloir l’écrire les postcolonialistes ne prend pas en compte véritablement les évolutions historiques. Ce défaut vient certainement pour une part de ce que les études postcoloniales sont d’origine littéraire. Cela étant, c’est là, je pense, une nouvelle expression de la tension perpétuelle du rapport entre littérature et histoire. L’histoire rechigne à prendre en compte la littérature parce qu’il s’agit de fiction ; mais du même coup elle s’abstient de se regarder elle-même et de reconnaitre qu’elle est elle aussi fondamentalement, au plan de l’imagination comme au plan de l’écriture, une discipline littéraire. Elle peine à s’avouer qu’elle est une entreprise jamais finie, dont les œuvres sont toujours à reprendre et à réécrire. La vérité de l’histoire est elle-même une vérité, je ne dirais pas comparable à celle qui émane des œuvres de fiction, mais tout de même une vérité fragile et elle aussi marquée par la textualité.

Les historiens ne sont d’ailleurs pas les seuls à critiquer le postcolonialisme sur ses erreurs de méthode. Je dirais que la plupart des critiques de cet ordre qui ont été faites à la pensée postcoloniale par l’histoire ont été prises en compte par les postcolonialistes eux-mêmes. Il n’y a pas une pensée postcoloniale figée, immobile, qu’on pourrait critiquer comme une espèce de doctrine ou de système. Elle est en évolution constante. Les postcolonialistes sont d’ailleurs des gens qui souvent se déclarent fatigués par cette espèce de remise en cause permanente, qui émane notamment de leurs propres rangs. Ce qui reste incontournable, c’est que les questions posées par les postcolonialistes à l’histoire sont des questions que tout le monde se pose et que tout le monde se posera : est-il admissible que l’histoire se réfère toujours à l’histoire de la modernité et du parcours de l’Occident ? Ce parcours est-il le modèle nécessaire de l’histoire de tous les peuples de la planète ? Le capitalisme est-il véritablement une invention exclusivement européenne ?

La Vie des Idées : Pour continuer sur la critique du postcolonialisme, on a vu récemment que la théorie postcoloniale a suscité des débats assez mouvementés en France. Vous paraissent-ils à la hauteur des questions que soulève ce courant théorique ? Qu’est-ce que les études postcoloniales peuvent apporter au débat scientifique français ?

Jacques Pouchepadass : Il ne serait pas sans intérêt de se demander d’abord pourquoi les études postcoloniales n’ont percé dans le débat public français que si longtemps après leur lancement dans le monde anglo-saxon, environ vingt-cinq ans après la parution de L’Orientalisme. Pourquoi cet écart ? J’y vois plusieurs raisons possibles : l’une est certainement que la France est un pays où l’idéalisme de l’intégration républicaine, qui nie les différences ethniques et culturelles pour mettre tout l’accent sur l’unité interne du corps politique, fait partie de la culture citoyenne de base. Dans cet esprit-là on est mal préparé à recevoir le type de questionnement que les études postcoloniales proposent. Il y a une autre explication possible qui touche au monde intellectuel. Les études postcoloniales ont été dès le départ associées de près ou de loin à des courants de pensées postmodernistes or, en France, le postmodernisme a été très vite non pas réduit, mais enfin affecté d’un très fort coefficient de scepticisme de la part de la plupart des intellectuels. C’est ce qu’on a appelé la « pensée 68 ». Les postcolonial studies n’ont pas été prises au sérieux pendant très longtemps. Il y a peut-être encore une troisième raison, c’est qu’en France on a pu avoir, avec les études postcoloniales, une impression de déjà-vu. Nous avons eu Frantz Fanon, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Sartre et Albert Memmi, Georges Balandier, tous des auteurs qui écrivaient dans les années 50-60, et qui ont continué pour un certain nombre d’entre eux encore beaucoup plus tard. Or, ces auteurs ont été célébrés comme des icônes ou de grands précurseurs par les intellectuels postcoloniaux. On a donc pu penser, de façon tout à fait erronée, qu’en France on avait déjà fait ce parcours-là et qu’il n’était plus la peine d’y revenir. Erreur fondamentale, dans la mesure où tous ces auteurs francophones, s’ils sont effectivement cités par les études postcoloniales, sont très souvent réinterprétés par les auteurs. Un exemple : Frantz Fanon est repensé par les spécialistes des études postcoloniales comme un lacanien travaillant sur la relation à autrui, alors que c’était fondamentalement un militant tiers-mondiste, un allié du nationalisme algérien. Beaucoup de ces auteurs étaient comme lui des tiers-mondistes favorables au soutien aux mouvements nationalistes modernistes de l’époque, mais aussi des marxistes ; autant de caractéristiques qui les dissocient complètement de la pensée postcoloniale.

Ce qui a ouvert la porte au postcolonialisme en France, c’est la crise du modèle français d’intégration qui a éclaté dans l’espace public en 2005, au moment de la célèbre crise des banlieues. À l’époque, un certain nombre d’initiatives législatives du gouvernement français provoquaient des remous sérieux sur la question de la mémoire de la colonisation. C’est dans ce climat extrêmement tempétueux, avec par exemple les déclarations des « Indigènes de la République », que brusquement on s’est mis à parler des études postcoloniales en France. La conjoncture ne prédisposait pas à un débat serein et à une réflexion dépassionnée. Le label « postcolonial » a été approprié de façon expéditive et très souvent sans aucune propriété. Je dirais que ça a été surtout le cas de deux catégories de personnes. D’une part, les représentants de mouvements revendicatifs de ce qu’on appelle par un euphémisme typiquement français, « la diversité », des représentants des « minorités visibles », qui se sont déclarés postcoloniaux en disant : « Ce que nous vivons aujourd’hui est un héritage direct de la colonisation. La ghettoïsation et les discriminations dont nous sommes victimes reproduisent ce qui se passait à l’époque coloniale. » Aucun historien ne peut raisonnablement admettre cette utilisation. Il s’agit d’une exploitation des notions postcoloniales par des minorités qui certes vivent des conditions très difficiles, mais sont des populations françaises et non des subalternes de pays ex-colonisés. Elles utilisent de façon totalement légitime un capital symbolique victimaire pour défendre leur place dans le débat démocratique, mais on est là dans une configuration qui n’a absolument rien à voir avec ce qu’est le postcolonialisme. Celui-ci, tout au contraire, a eu des débats extrêmement prolongés sur la signification du « post » dans son intitulé, d’où il est ressorti que le « post » en question n’est justement pas un « après » chronologique mais plutôt un au-delà épistémologique. Il consiste bien à critiquer ce qu’il reste des façons de voir et de penser de l’époque coloniale dans les sciences sociales d’aujourd’hui et peut-être dans certaines attitudes communes dans les manières de considérer les populations venues d’ailleurs. Mais on est dans l’épistémologie, pas dans la sociologie d’aujourd’hui.

L’autre « piratage », si je puis dire, du label postcolonial est le fait d’historiens de la colonisation qui se sont déclarés postcoloniaux pour « relooker » ce qui n’est en réalité que l’ancienne histoire de gauche de la colonisation. Une façon, parfaitement respectable et que je partage pour une grande part, de voir l’histoire de l’expansion française ; mais un type d’histoire qui reste souvent dans le registre de la dénonciation, du scandale, de la culpabilité, à des années-lumière des questionnements extrêmement pointus et sophistiqués des postcolonial studies.

Alors est-ce que les postcolonial studies peuvent apporter quelque chose au débat français ? J’en suis convaincu. Je pense que nous avons besoin en France d’une réflexion approfondie visant à refonder notre contrat social et d’examiner s’il y a dans la société française un impensé colonial qui la ronge de l’intérieur. Nous avons besoin de ce genre de débats, de ces subtilités théoriques. La grande expérience qu’ont les postcolonial studies du débat intellectuel sur ces questions peut être d’un certain secours. Nous devrions éviter à tout prix de les simplifier, de les réduire et de les instrumentaliser dans des débats avec lesquels elles n’ont presque rien à faire, comme nous l’avons souvent fait jusqu’à présent.

La Vie des Idées : Cinquante ans après la fin des empires coloniaux, les études postcoloniales ont-elles encore un avenir ?

Jacques Pouchepadass : Si on pose que les études postcoloniales sont strictement articulées à un fait historique précis, c’est-à-dire le passé colonial du monde occidental, évidemment il n’y a pas d’avenir pour les études postcoloniales. En revanche, si on voit ce qu’elles sont véritablement, une instance critique de questionnement des sciences sociales et des humanités ; si on voit surtout à quel point elles ne cessent de se renouveler en fonction de l’esprit du temps ou des questions qui surgissent, alors là je pense que la réponse est différente. Un des gros débats qui a eu lieu à l’intérieur et autour des postcolonial studies dans les pays anglo-saxons au cours des années 2000 a été de savoir si les potentialités critiques et le rendement intellectuel des postcolonial studies pouvaient survivre à la globalisation, à ce remaniement considérable des rapports de force sur la planète qui fait que le rapport colonial semble-t-il n’est plus d’actualité. Un certain nombre de postcolonialistes eux-mêmes ont fait cette remarque et ont prédit que les questionnements du postcolonialisme étaient en voie d’extinction et allaient bientôt céder la place à autre chose. Il faut bien voir que, sous cette position, il y a l’idée que ce l’on appelle la globalisation est un phénomène radicalement nouveau. Or, le débat sur cette question est loin d’être clos. Les parentés entre la colonisation ou plutôt l’époque des dominations coloniales et la globalisation d’aujourd’hui sont mises en relief par beaucoup d’analystes. Pour certains, la globalisation, j’emploie le terme anglais, n’est que le prolongement extrême de ce qu’a été l’impérialisme de l’époque coloniale. Assurément, il y a encore beaucoup à faire pour comprendre le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui avec les outils qu’on avait pour expliquer l’ordre du monde d’il y a un siècle. Mais encore une fois, ce débat n’est pas clos. Lespostcolonial studies sont en train d’intégrer un très grand nombre de recherches (en réalité profondément liées à ce qu’elles sont depuis le début) qui prennent en compte des phénomènes très contemporains. Un certain nombre de départements de postcolonial studies ont changé de dénomination, postcolonial devenant transcolonial. On évolue, semble-t-il, de questionnements axés sur la question de la domination, vers des questionnements portant davantage sur des faits de circulation, d’échange, de coexistence, de flux. On est en marche vers une espèce de fusion entre ces deux domaines : postcolonial studies et globalisation studies. Dans cette situation assez mouvante, on peut penser que les postcolonial studies sont en train de muter dans un sens qui leur donne un bail d’existence illimité ou en tout cas à horizon très lointain. La question est désormais de savoir si on peut encore délimiter un domaine d’études aussi fluctuant. Dès l’origine, il est vrai, les postcolonial studies ont évolué dans un climat transdisciplinaire et dans une ambiance de débat permanent, elles ont eu pour ambition d’être le lieu de questionnements transversaux ayant pour vocation d’investir les disciplines de l’intérieur, de les ouvrir, de les désencadrer. Il y a quelque chose d’équivalent avec les études de genre. On peut considérer que c’est un domaine d’études particulier, mais on peut aussi considérer que la question du genre se pose dans toutes les disciplines, et que c’est simplement dans chaque discipline un mode de questionnement qui met en cause l’intégralité du domaine concerné. Il faut reconnaître que les postcolonial studies, elles, mutent encore d’une autre façon qui est à la limite du raisonnable : on voit maintenant des études postcoloniales appliquées à des zones de la planète qui n’ont jamais connu la colonisation comme l’Extrême-Orient chinois ou japonais. Une revue a même été créée à l’université de Stockholm qui s’appelle l’Europe postcoloniale. Elle concerne l’Europe centrale et orientale et applique les études postcoloniales à des périodes de l’histoire totalement hors-champ. Vous avez maintenant des études postcoloniales appliquées à l’Antiquité, et dans des domaines qui n’ont plus de rapport identifiable avec le propos initial, des études bibliques postcoloniales par exemple. Vous avez du postcolonialisme dans les études visuelles et dans les études de médias. Dans cette configuration-là, les études postcoloniales ont tout l’avenir qu’elles peuvent souhaiter !

Entretien transcrit par Stéphanie Mimouni.

par Jules Naudet, le 16 septembre 2011

Pour citer cet article :

Jules Naudet, « La portée contestataire des études postcoloniales. Entretien avec Jacques Pouchepadass », La Vie des idées , 16 septembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-portee-contestataire-des-etudes-postcoloniales

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