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L’industrie musicale face au téléchargement


par Patrick Waelbroeck , le 21 septembre 2010


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Le CD se meurt, dit-on, victime du téléchargement. Mais à qui profite le crime ? Le bilan provisoire que dresse Patrick Waelbroeck ouvre des perspectives nuancées. Il montre en quoi la nouvelle donne est profitable, notamment aux artistes indépendants, et pourquoi les méthodes répressives, du type loi Hadopi, sont vaines.

Depuis la fin des années 90, l’industrie du disque est en crise. Elle doit lutter contre les échanges massifs de fichiers musicaux sur les réseaux peer-to-peer, et elle peine aussi à s’adapter à des évolutions majeures du support musical (fin de vie du CD, apparition du MP3) et des modes de prescription (développement des communautés de consommateurs, outils logiciels améliorant l’appariement entre l’offre et la demande).

Or, si la baisse des ventes de disques est indéniable, on n’observe pas de baisse de l’intérêt des consommateurs pour la musique : la fréquentation des salles de concert n’a jamais été aussi importante, les radios musicales voient leurs parts d’audience progresser rapidement, les ventes de musique numérique connaissent une croissance exponentielle, de même que les achats de lecteurs MP3. La crise ne peut donc se résumer à un effet des échanges de fichiers musicaux. Cet article cherche à explorer plus en détail les multiples raisons de cette crise et à esquisser les évolutions possibles de l’industrie du disque.

L’industrie de la musique doit faire face depuis quelques années à l’essor des réseaux de partage en ligne alors qu’au même moment le support et la promotion de la musique pré-enregistrée subissent de profondes transformations avec l’apparition du format MP3 et les nouvelles formes de promotion collective, à travers notamment les communautés de fans en ligne.

Baisse des ventes de CD et piratage

Avec le support CD, les copies étaient de relativement bonne qualité, assez coûteuses à produire et surtout faciles à détecter par les maisons de disques, ce qui a relégué le marché commercial des copies pirates aux pays en voie de développement. Les maisons de disque en position de monopole pouvaient donc s’approprier la valeur totale et le contrôle quasi parfait du marché de la musique pré-enregistrée. Il existait certes la possibilité pour les consommateurs d’écouter de la musique gratuitement à la radio et à la télévision, mais les acteurs de l’industrie sont parvenus à générer des revenus de ces canaux d’écoute, en taxant les diffuseurs et en se redistribuant l’argent récolté au pro rata des audiences de chaque artiste.

Cette situation a changé de manière radicale avec le développement des réseaux de partage en ligne, tels que Napster, Kazaa, Emule ou BitTorrent. Les majors de l’industrie ont vu la valeur de la musique pré-enregistrée chuter. Grâce aux technologies haut-débit et aux outils de compressions (MP3) les internautes peuvent obtenir de la musique numérique gratuitement et rapidement. De plus, il est assez difficile de mesurer l’audience sur ces réseaux, calculée par exemple par le nombre de fichiers échangés, ce qui rend également difficile la définition d’un mécanisme de licence globale dont les revenus seraient repartis sur la base de cette mesure d’audience. Les maisons de disques ont tenté d’imposer des mesures de protection technologique des contenus par l’intermédiaire de logiciels de gestion numérique des droits qui contrôlent l’utilisation et les copies de fichiers numériques. Mais les problèmes de compatibilité entre les différents formats et les limitations de la copie à usage privé ont réduit aux yeux des consommateurs la valeur commerciale de la musique légale par rapport aux copies disponibles gratuitement sur les réseaux de partage. Il existe également un autre facteur qui explique la baisse des ventes : la distribution gratuite de musique pour promouvoir de nouvelles sorties. Cette pratique d’écoute avant achat est utilisée par les grandes surfaces spécialisées et les disquaires depuis longtemps. Le développement des connexions Internet à haut débit a généralisé cette pratique. Des artistes bien connus ont rendu disponibles gratuitement en ligne leurs albums pour promouvoir une tournée, comme l’a fait Prince.

Même si la baisse des ventes de CD est généralement observée dans les pays industrialisés, notons cependant que certains marchés résistent mieux à la crise, comme le marché anglais qui reste vigoureux. En outre, d’autres facteurs que le piratage influencent le marché du CD aujourd’hui. Les ventes de disque sont en baisse structurelle pour deux raisons. D’abord, le support CD est en fin de vie. Les consommateurs ont acheté des CD pour constituer ou reconstituer leur discothèque en numérique, mais ce processus ne se reproduira pas pour les fichiers numériques, car ceux qui ont acheté des CD peuvent les convertir eux-mêmes en fichiers. Ensuite, malgré le maintien de l’intérêt pour la musique souligné plus haut, les loisirs numériques et jeux vidéo constituent de nouvelles formes de loisirs qui concurrencent la musique et qui la surpasseront très certainement dans cinq à dix ans.

Cela nous amène aux études empiriques sur l’effet des réseaux de partage sur les ventes de musique. Il est toujours très difficile d’étudier les comportements illicites tels que le téléchargement de fichiers musicaux sur les réseaux de partage. Les deux études que nous avons menées sur le sujet sont considérées comme des références dans la littérature. Dans la première étude, nous avons utilisé des données macro-économiques sur le téléchargement de fichiers MP3 et montré que le téléchargement illégal pouvait être responsable de 7% de la baisse des ventes [1]. Mais c’était au début du téléchargement, au pic de notoriété de Napster. L’effet est sans doute plus faible à l’heure actuelle car le nombre de personnes qui téléchargent de manière quotidienne reste constant depuis plusieurs années. Cette étude a été citée dans le débat sur le projet de loi Hadopi (Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet) et l’amplitude de l’effet du piratage a été confirmée par une étude de Zentner (2005) utilisant des données d’enquête de consommateurs [2]. Dans la seconde étude, nous avons identifié deux types d’utilisateurs de réseaux de partage à partir de données d’enquêtes portant sur les étudiants universitaires : les pirates et les explorateurs [3]. Les premiers cherchent à se constituer une bibliothèque numérique à faible coût, alors que les seconds utilisent les réseaux et Internet de manière plus générale pour découvrir de nouveaux artistes, de nouveaux genres musicaux. Ces derniers sont également ceux qui achètent le plus de CD. Il y a donc beaucoup de gens qui téléchargent gratuitement, mais un petit nombre qui téléchargent beaucoup et qui achètent ensuite. L’effet agrégé est ambigu. Ce phénomène a été confirmé par des études canadiennes et néerlandaises en 2009 et 2010.

Par ailleurs, les ventes de musique par téléchargement sont en pleine croissance. Les ventes numériques pourront-elles un jour compenser les pertes du marché physique ? Probablement pas. Le marché de la musique en ligne est limité par plusieurs facteurs : incompatibilité des formats, nécessité d’utiliser Internet à haut-débit, paiement en ligne. Le marché potentiel est donc limité : la moitié des Français ne se connectent pas à Internet de manière régulière et la moitié ne fait pas confiance au paiement en ligne.

Nouvelles formes de promotion de la musique

Les communautés et magasins en ligne, ainsi que les chaînes de télévision, recherchent de nouveaux talents et en font la promotion , rôles auparavant exclusivement réservés aux maisons de disques. Ce développement peut en partie être attribué à la supériorité des communautés Internet sur les magasins traditionnels pour tout ce qui touche à la méta-information, à savoir l’information sur la manière dont les nouveaux produits entrent en adéquation avec les goûts des consommateurs. Les CD sont traditionnellement vendus dans des grandes surfaces spécialisées dont l’espace d’exposition est limité. Les informations sur les nouvelles sorties sont majoritairement diffusées par les médias de masse comme la radio et la télévision. Ainsi le coût de promotion et de distribution d’un CD dépend peu de la taille potentielle de l’audience. Un producteur préfèrera donc tout miser sur un ou deux artistes plutôt que de partager ses campagnes de promotion entre de nombreux artistes. Ceci conduit à une situation de « winner-take-all » dans laquelle un petit nombre de superstars génère la plus grande majorité des ventes de CD.

Ces transformations profondes de la manière dont les consommateurs découvrent de nouveaux titres et de nouveaux artistes (grâce au développement des réseaux sociaux, des réseaux de partage, des radios Internet ou encore de la transmission en podcast ou en streaming) et de celle dont ils achètent de la musique (titres individuels ou playlists sur iTunes, abonnements chez Napster) et écoutent leurs chansons favorites (lecteurs mp3) n’ont donc pas eu comme seul effet de réduire les ventes de CD. Elles ont également augmenté l’exposition des consommateurs à la musique. Au final, les nouvelles formes d’audience en ligne ont fait éclore de nouveaux modèles économiques exploités aussi bien par les artistes eux-mêmes que par les fournisseurs d’accès Internet et les fabricants de matériel audio numérique. Il existe à la fois des menaces et des opportunités pour l’industrie de la musique dans l’ère du numérique.

Les opportunités manquées par les maisons de disques

Face à ces nombreux développements, il est instructif d’analyser les opportunités que les acteurs principaux de l’industrie, à savoir les principales maisons de disques représentées par l’association Record Industry of America (RIAA), n’ont pas su saisir.

Le premier exemple de ces opportunités manquées est sans aucun doute leur réticence face à la notion même de musique numérique, comme l’atteste la déclaration de la présidente du RIAA lors du procès Napster, pour qui la musique numérique n’avait pas d’avenir. Il n’est pas surprenant dès lors de constater leur manque de réactivité face au développement des offres en ligne et des radios Internet, ou face au pouvoir de négociation grandissant des sites hébergeurs comme YouTube ou des fabricants de matériel audio comme Apple.

La deuxième opportunité qui n’a été que très peu exploitée, du moins au début, par les maisons de disques, est représentée par les communautés en ligne et leur important pouvoir de prescription et d’exploration pour générer ce que certains ont appelé un phénomène de « longue traîne », à savoir un modèle d’affaires fondé sur l’exploitation de produits de niches qui ne trouvaient pas leur audience avant l’essor d’Internet. Ces communautés comprennent à la fois les réseaux de partage, contre lesquels les maisons de disque sont entrées en procès, et des réseaux sociaux comme MySpace ou Facebook. Des milliers de musiciens, amateurs ou semi professionnels, se connectent régulièrement sur ces sites pour essayer d’y bénéficier d’un effet de bouche-à-oreille. Ainsi, la promotion se fait par les consommateurs, voire par les artistes eux-mêmes. Certains artistes connus comme Radiohead ont ainsi court-circuité leur maison de disque pour promouvoir leur album en ligne. Par ailleurs, beaucoup de magasins de vente en ligne ont ouvert un espace communautaire à leurs clients pour leur permettre de lire les avis postés par d’autres utilisateurs du site et de recevoir des recommandations personnalisées. Amazon offre de tels outils communautaires, et a en plus créé la plateforme de vente en ligne Marketplace qui réunit professionnels et particuliers. Notons que les produits culturels vendus sur ces plateformes correspondent pour 30% à des produits du catalogue ancien qui ne sont souvent plus commercialisés en magasin physique [4]. Une étude canadienne récente a montré que le même phénomène s’observait sur les sites de partage où les internautes cherchent les produits superstars mais également des produits introuvables en magasin.

L’effet de la crise sur les artistes : de nouvelles sources de revenus

Si l’industrie de la musique enregistrée est en crise, il est beaucoup plus difficile de parler de crise pour les artistes, qui possèdent d’autres sources de revenus comme les recettes des concerts et celles du merchandising.

Ainsi, en Angleterre, le MCPS-PRS (Performing Right Society, anciennement Mechanical Copyright Protection Society), qui collecte les royalties, concède que les revenus de radiodiffusion et des services en ligne ont récemment dépassé ceux tirés de la vente de produits physiques, grâce notamment au succès de la plateforme de téléchargement d’Apple, iTunes. De plus, les revenus générés par les apparitions publiques des artistes ont augmenté grâce aux concerts, aux diffusions dans les espaces publics (publicités, clubs, radio, télévision) et au merchandising industriel. Les pertes liées à la baisse des ventes de CD audio sont donc compensées par les gains générés par les nouveaux accords de licence.

De même, en France, les recettes de la SACEM ont progressé de manière quasi continue au cours des dix dernières années. Ainsi, les recettes en provenance des modes de consommation collective et celles en provenance de la radio et de la télévision ont dépassé les revenus issus de la consommation privée (CD, Internet, téléphone mobile) en 2006. La situation était inverse il y a seulement dix ans.

Les nouveaux entrants et les nouveaux modèles économiques

Le marché de la musique pré-enregistrée a donc évolué d’un format unique vers une multitude de canaux de distribution et de produits où chaque entreprise teste un modèle économique en créant de la valeur à partir de nouvelles formes d’audience en ligne. Les opérateurs de télécommunications ont été les premiers à proposer de la musique numérique pour faire face à l’érosion du revenu moyen par utilisateur et à la stagnation des données consommées. Cependant, les consommateurs sont réticents à l’idée de payer directement pour de la musique numérique, ce qui a conduit ces opérateurs à proposer des offres sous forme de bouquets, leur permettant par ailleurs de différencier leur offre de celles de la concurrence. SFR en France a ainsi fait évoluer sa distribution de musique en ligne vers une plateforme plus sophistiquée avec des services communautaires (comme SFR jeunes talents) et des concerts (par l’achat de la salle La Cigale à Paris). Afin d’attirer de nouveaux abonnés et de développer leur audience en ligne, Orange (Musique Max) et SFR ont tous deux lancé des offres illimitées à 12 euros par mois.

De manière plus générale, les nouveaux services d’abonnement en ligne tels que Napster ou Rhapsody ont connu une croissance soutenue de 63% entre 2005 et 2007. Le potentiel de ces services semble énorme, malgré une limite due au manque d’interopérabilité avec certains baladeurs numériques existants tels que l’iPod.

L’idée de grouper une offre musicale avec d’autres services ou produits a émergé au même moment. Le fournisseur d’accès Internet Neuf offre plus de 150 000 titres à ses abonnés, avec un nombre illimité de téléchargements gratuits. La musique est donc gratuite pour les utilisateurs finaux mais les maisons de disques et les artistes récupèrent une partie de l’argent de la vente des produits et services complémentaires. De manière similaire, Nokia a signé un accord avec Universal Music pour lancer le programme Comes with music qui offre aux acheteurs de ses téléphones un accès à l’ensemble du catalogue d’Universal pendant 12 mois. Le bénéfice pour Nokia est double : d’une part, obtenir un élément de différenciation et, d’autre part, bénéficier du renouvellement de téléphone portable lorsque l’offre musicale expire au bout de 12 mois.

De nouveaux sites financés par la publicité ont également été lancés. Ils continuent à promouvoir la notion de musique dite gratuite. Ces services offrent aux internautes un accès gratuit à des contenus en streaming ou en téléchargement ; les revenus générés par de la publicité sont reversés en partie aux artistes et aux maisons de disque. Outre des services indépendants comme Deezer, les sites de vidéo à la demande comme YouTube ou DailyMotion, dont un quart des visiteurs se dirigent vers des contenus musicaux, peuvent être rangés dans cette catégorie. La profitabilité de ces initiatives doit encore être prouvée, étant donné la nécessité de monétiser une très large audience pour être rentable.

Illustration 1 : Les nouveaux acteurs de l’industrie musicale
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Les nouveaux modèles économiques des acteurs de l’industrie de la musique sur Internet devraient essayer de mieux segmenter le marché des consommateurs de musique, entre ceux qui souhaitent découvrir à tout prix les nouveaux talents, même avec une qualité d’écoute faible, et ceux qui souhaitent construire une audiothèque numérique de haute qualité. Les nouveaux services musicaux sur Internet, qui permettent aux internautes de télécharger autant de fichiers musicaux numériques qu’ils le souhaitent pour un abonnement mensuel, sont donc des initiatives intéressantes.

Les maisons de disques dont le modèle économique est construit autour de la production et de la distribution de CD sortent clairement affaiblies de ces évolutions du marché. Mais, si les perdants ont largement fait entendre leurs voix, il ne faudrait pas oublier les gagnants : les artistes indépendants qui profitent d’un outil pour exposer leurs nouveaux albums au public à faible coût, d’autres artistes qui vivent essentiellement de leurs concerts, les fabricants de lecteurs MP3 et DIVX, les fabricants de téléphones portables qui proposent des sonneries personnalisées, les fournisseurs d’accès à Internet à haut débit, les agences de marketing qui exploitent les données des comportements en ligne de fans de musique, et la SACEM qui collecte les redevances sur les produits dérivés de la musique. Il existe donc des stratégies gagnantes, notamment fondées sur la vente de produits physiques complémentaires. Cependant, pour être rentables sur le long terme, les nouveaux modèles économiques devront attirer les artistes déjà reconnus par le public en leur offrant de nouvelles sources de revenus, en plus d’une visibilité internationale accrue. Les services fournissant des abonnements ou financés par la publicité pourront peut-être un jour supplanter les maisons de disques en signant des contrats avec les artistes qui sont prêts à échanger le revenu des ventes de CD contre une meilleure visibilité en ligne.

L’avenir de la musique numérique

Le développement du Web 2.0 et des réseaux de partage a rendu la musique numérique virtuellement gratuite pour les internautes. Avec un nombre réduit d’intermédiaires, les artistes peuvent se rapprocher plus facilement de leurs auditeurs en distribuant leur musique gratuitement pour augmenter leurs revenus de concerts et de merchandising. Un acteur qui se veut dominant sur ce marché devra être capable d’attirer les artistes connus et de signer des contrats attractifs. Ce qui nécessite deux éléments clés : la capacité de monétiser les audiences en ligne et celle de garantir une visibilité internationale afin d’améliorer l’efficacité des campagnes de promotion.

Face à ces développements, la France a décidé d’adopter une approche institutionnelle pour gérer le problème des copies sur Internet en créant Hadopi, instance chargée de couper la connexion Internet des internautes téléchargeant illégalement sur des réseaux de partages (après plusieurs avertissements écrits). Il est nécessaire de s’attarder un peu sur l’effet prévisible de cette loi.

L’efficacité de cette loi pour rétablir les ventes de musique sur support physique semble tout d’abord douteuse. Elle n’empêchera pas ceux qui téléchargent beaucoup de continuer à le faire, car il existe d’autres moyens de se procurer des fichiers musicaux gratuitement, tels que les échanges directs par le biais de disques durs portables, les réseaux privés et les intranets, sans compter les outils d’anonymisation sur Internet qui rendent très difficile la récupération de l’adresse Internet d’un utilisateur de réseaux de partage. De plus, en supposant même qu’on parvienne à diminuer durablement le téléchargement illégal, l’effet sur les ventes sera sans doute limité. Beaucoup de gens qui téléchargent sont peu disposés à payer pour la musique pré-enregistrée et n’achèteront pas plus de CD si l’on renforce la protection et la répression par la loi Hadopi. Ils se tourneront alors vers des alternatives gratuites comme le streaming et les web radios ou substitueront à la musique de nouvelles formes de loisirs numériques comme l’utilisation des réseaux sociaux et les jeux en ligne. Ainsi, aux États-Unis, une stratégie répressive a également été tentée. Les maisons de disque ont lancé plus de 20 000 poursuites judiciaires (l’État n’est pas intervenu directement, contrairement à la situation en France). Cela n’a pas empêché les ventes de musique de baisser.

Par ailleurs, les grandes maisons de disque, les « majors », continuent d’appliquer une stratégie hit and run : elles misent tout sur des stars puis récoltent l’argent le plus vite possible. Mais on peut imaginer d’autres scénarios qui ne passent plus par les maisons de disque. Il y a d’abord celui de la « Star Ac’ », dans lequel la télévision finance la création musicale et assure sa promotion via les médias de masse. Plus radical, on peut imaginer un modèle où les artistes ne seraient rémunérés que par les concerts et les produits dérivés. La loi Hadopi risque de renforcer le star system, qui consiste à promouvoir un très petit nombre d’artistes superstars et d’inonder le marché avec leurs CD, au détriment de la diversité culturelle et de l’accès au marché d’artistes émergents indépendants. Il est intéressant de noter que la liste noire des titres dont le téléchargement est surveillé sur les réseaux de partage contient les titres réalisant les meilleures ventes, laissant aux artistes moins connus le soin de se protéger eux-mêmes. On peut alors s’interroger sur l’efficacité de cette loi pour protéger la diversité culturelle, l’un de ses principaux objectifs affiché. Enfin, la baisse des prix des CD qui s’était amorcée ces dernières années pour répondre à la concurrence des réseaux de partage risque de s’inverser pour retrouver les niveaux initiaux.

Au final, il sera facile de juger de l’efficacité de la loi Hadopi en comparant ses bénéfices à son coût. Ce coût comprend les frais d’installation et de fonctionnement de Hadopi et le coût pour les internautes en termes de réduction de la protection de la vie privée suite à l’installation des filtres pour contenu téléchargé. Il inclut également l’augmentation du prix de la musique par manque de concurrence, et la réduction du surplus des consommateurs, liée à une baisse de la fréquentation des réseaux de partage par peur de la circulation des fichiers illégaux. Les bénéfices sont représentés par une augmentation potentielle des ventes de CD et de musique numérique légale. Au vu des éléments précédents, on peut se demander si les bénéfices pour les industries culturelles sont à la hauteur des coûts imposés à l’ensemble de la société.

par Patrick Waelbroeck, le 21 septembre 2010

Pour citer cet article :

Patrick Waelbroeck, « L’industrie musicale face au téléchargement », La Vie des idées , 21 septembre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-industrie-musicale-face-au

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

À lire aussi


Notes

[1Peitz M. et Waelbroeck, P., « The Effect of Internet Piracy on Music sales : Cross-Section Evidence », Review of Economic Research on Copyright Issues, Vol.1 n°2, 2004, p.71-79

[2Zentner A., « Measuring the Effect of File Sharing on Music Purchases », Journal of Law and Economics, Avril 2006, p. 63-90

[3Bounie D., Bourreau M. et Waelbroeck P., « Pirates or Explorers ? Analysis of Music Consumption in French Graduate Schools », Cahiers économiques de Bruxelles, 2008

[4Bounie D., Eang B. et Waelbroeck P., « Les plateformes de vente en ligne : une opportunité pour les industries culturelles ? », Revue économique, à paraître.

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