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Recension Société

L’adieu à la caisse

À propos de : Sophie Bernard, Travail et automatisation des services : la fin des caissières ? , Octarès


par Pascal Barbier , le 30 mai 2013


L’automatisation des services se déploie dans de nombreux secteurs : banques, cinémas, administrations publiques. Une enquête sociologique démontre que cette tendance conduit à une intensification du travail des agents concernés. L’exemple de la grande distribution est emblématique de la mobilisation psychique et des compétences relationnelles désormais exigées de nombreux salariés.

Recensé : Sophie Bernard, Travail et automatisation des services : la fin des caissières ? , Toulouse, Octarès Editions, 2012, 204 p., 23 €.

Banques, cinémas, administrations publiques : on ne compte plus les lieux destinés à accueillir un public ayant adopté les automates. En France, les débats sur l’automatisation des services se sont largement focalisés sur le commerce de détail soulevant des inquiétudes pour l’emploi des salariés. Tout en reconnaissant l’importance de cet aspect, l’ouvrage de Sophie Bernard étudie l’automatisation du point de vue du travail. Et du travail humain, il en demeure dans ces dispositifs qui n’ont d’« automatiques » que le nom. En cumulant des savoirs élaborés à partir de la sociologie du travail industriel et de la sociologie des services, l’auteure fait de l’implantation des caisses automatiques dans la grande distribution un sujet d’interrogation plus générale permettant d’étudier le travail, le rapport au travail et l’avenir des professions engagées dans des situations impliquant une interaction avec un public.

Son propos s’appuie sur une somme de matériaux conséquente réunis dans le cadre de trois monographies effectuées dans des hypermarchés entre 2001 et 2009 : observations participantes et non participantes, entretiens (avec des caissières, employés de rayon, chefs de secteur, managers de rayon, délégués syndicaux, directeurs de magasin, etc.), analyse documentaire (documents d’entreprise, presse professionnelle). Ces matériaux permettent à Sophie Bernard d’analyser à travers quatre chapitres la genèse de l’automatisation des caisses et ses conséquences sur le travail des salariés.

Au nom de la fluidité et de la flexibilité

L’auteure revient d’abord sur les enjeux socio-économiques de l’implantation des caisses automatiques. La caisse est un secteur clé aux yeux des distributeurs car il engage des frais de personnel conséquent et car le temps d’attente en caisse est jugé essentiel pour fidéliser la clientèle. Aussi, les distributeurs s’emploient à « obtenir une adéquation parfaite entre le flux de clientèle et le nombre de caissières présentes » (p. 42). Pour cela, ils utilisent déjà de manière intensive le temps partiel et les « heures complémentaires » (sur ce point voir Angeloff, 2000). Ils peuvent désormais compter sur les caisses automatiques qui, grâce à une déconnexion du travail et de la production, permettent de prendre en charge les clients « sans mobiliser une main d’œuvre proportionnelle » (p. 43). Mais l’implantation des caisses automatiques ne s’est pas faite en un jour. Les distributeurs ont imposé cette dernière à des organisations syndicales, salariés et clients souvent réticents au nom, principalement, des suppressions d’emploi qu’elle pourrait provoquer. Aussi, les distributeurs ont procédé à des tests sur quelques magasins à partir de 2001. Ce faisant, ils souhaitaient d’une part, démontrer la non-incidence des caisses automatiques sur l’emploi. Chiffres à l’appui, ils affirment ne procéder à aucun licenciement, oubliant de rappeler que licencier n’est pas nécessaire dans un secteur où le taux de turn-over est élevé. D’autre part, ils martèlent un argumentaire du « tous gagnant » : les clients gagneraient du temps, les distributeurs de la compétitivité, les caissières (transformées en VRP des caisses automatiques auprès des clients) un contenu de travail plus riche et moins pénible.

Du séquentiel au simultané

Mais quelles sont les conséquences de l’implantation de ces caisses (qui ne remplacent pas mais s’ajoutent aux caisses « classiques ») sur le travail des caissières ? Pour répondre à cette question, l’auteure compare le travail en caisse classique à celui qui se fait en caisse automatique. Elle observe ainsi que de « séquentiel » en caisse classique (la prise en charge d’un client se faisant à travers une succession de tâches rappelant le travail à la chaîne), le travail devient « simultané » en caisses automatiques (la caissière devant traiter quatre clients en même temps). Ce changement affecte le degré de maîtrise dont les caissières disposent sur l’activité qu’elles effectuent. En caisse classique, les caissières ont les moyens de contrôler leur rythme de travail : elles influent sur la rapidité du passage en caisse, elles se ménagent de courtes pauses entre chaque client en accélérant le passage des articles. Elles parviennent à reprendre, en certaines occasions, possession de leur temps de travail. Avec la simultanéité du travail imposée par les caisses automatiques, cette maîtrise du rythme du travail s’étiole. Les caissières doivent réaliser plusieurs tâches en même temps : surveiller les procédures d’encaissement de quatre clients sur un écran de contrôle (« superviseur »), surveiller les vols, former les clients. Si les caisses automatiques évitent aux caissières des contraintes physiques lourdes, elles les contraignent aussi à une extrême disponibilité. Ainsi, les caissières n’ont que peu d’instant de répit. Le travail est intense par la variété des tâches qu’il engage et par les multiples sollicitations qu’il nourrit : sollicitations humaines des clients et de la hiérarchie, sollicitations visuelles et sonores des machines. Sophie Bernard a pu constater un éparpillement des tâches fort étranger au séquençage bien ordonné de la caisse classique : les tâches se chevauchent de manière imprévisible et le travail s’intensifie par le simple fait de ne pas entrer en relation avec un client mais avec plusieurs clients en même temps. Ici, les effets de l’automatisation dans l’industrie et les services sont proches : si le corps du travailleur « est pratiquement libéré de toute contrainte de « travail » classique, son esprit doit par contre être entièrement disponible, toutes ses fonctions psychiques parfaitement concentrées sur cet objectif » (Vatin, 1987, p. 163).

La relation avec le client

Sophie Bernard examine ensuite les transformations générées par l’implantation des caisses automatiques sur la « relation de service », aspect du travail jugé le plus valorisant par les caissières. Sur la base d’observations et d’entretiens, l’auteure présente le « cadre institutionnel » (Hughes, 1996) dans lequel se déroulent ces interactions et indique avec une remarquable précision les différents enjeux que recouvre l’automatisation des caisses pour les caissières mais aussi pour les chefs de zone, les chefs de caisse ou les clients.

Ainsi, l’automatisation transforme d’abord la nature des relations entre caissières et clients : la « mise au travail » (Dujarier, 2008) des clients conduit les caissières à devoir « former » les clients, à les « encadrer » dans le cadre d’une relation où le rapport de subordination demeure inchangé : si les caissières encadrent le « travail » des clients, elles n’en deviennent pas pour autant leurs contremaîtres car, d’un point de vue statutaire, la relation de pouvoir demeure favorable aux clients. Ce travail de « formation » des clients est concomitant avec la surveillance des autres clients installés en même temps sur les caisses automatiques. Cela conduit à une lourde charge de travail : intervenir auprès d’un client, c’est potentiellement laisser passer ou créer d’autres incidents sur les autres caisses, incidents qu’il faudra ensuite corriger. Avec ce nouveau rôle de formation, c’est une nouvelle « répartition des tâches entre caissières et clients » qui se dévoile. En effet, la « mise au travail des clients » renouvelle la frontière entre le travail fourni par les uns et les autres. Cette frontière « s’inscrit dans un rapport de pouvoir entre caissières et clients » (p. 110) et apparaît dans les mots et les gestes des caissières qui cherchent à établir nettement ce qu’elles pourront faire elles-mêmes et ce que les clients devront faire. Ainsi, parce que les caissières souffrent parfois de se laisser instrumentaliser par des clients, elles « expliquent sans faire », de manière à laisser au client l’exécution de la tâche. Si elles en viennent elles-mêmes à exécuter une tâche qui incombe désormais au client, c’est pour répondre à la pression des autres clients qui attendent et manifestent leur impatience. Mais c’est aussi parce qu’elles souffrent parfois de voir un travail qu’elles exécutaient auparavant avec rapidité et dextérité laissé entre les mains de clients lents et maladroits. Elles interviennent alors autant pour manifester toute leur expertise que pour accélérer le passage en caisse.

Cette « délimitation de la frontière entre l’activité des caissières et celle des clients est [...] source de tensions » (p. 114). Cela tient au fait que le travail des caissières apparaît peu visible aux yeux des clients : ces derniers ignorent souvent que leurs erreurs sont corrigées et qu’ils sont surveillés. Mais cela tient également au fait que les temporalités des clients et des salariés ne se recouvrent qu’imparfaitement. Sophie Bernard montre ainsi que les clients s’inscrivent dans un cadre temporel restreint (il évalue leur rythme selon leurs propres besoins) et dans une succession de tâches séquentielles. À l’inverse, les caissières s’inscrivent dans un cadre temporel élargi, dont l’objectif est la fluidité du passage en caisse de l’ensemble des clients, et dans une simultanéité des tâches réalisées. Ainsi, le client peut être extrêmement lent au moment de traiter sa propre marchandise, sans se soucier des autres clients et compliquant ainsi la tâche de la caissière. Mais il peut aussi devenir très exigeant en cas de problème et demander l’intervention immédiate de la caissière (cette dernière ayant dans le même temps trois autres clients à gérer).

Enfin, tout en reléguant l’aspect jugé le plus valorisant du travail (la relation avec les clients), les caisses automatiques rendent plus visible et substantiel un aspect du travail jugé fortement dégradant par les caissières, celui du contrôle. Cette activité prend en caisse automatique une importance considérable du fait de l’autonomie laissée à la clientèle. Alors qu’elle est largement invisible aux clients en caisse classique, elle se fait ici centrale. Cela est parfois source de tensions dans les relations entre caissières et clients car, comme le remarque Sophie Bernard, les caissières disposent de qualités qui, aux yeux de la clientèle, ne leur octroient qu’un faible crédit pour endosser un rôle de contrôle : elles sont des femmes, souvent de milieux populaires. Ces difficultés pour assumer ce « nouveau rôle » les amènent à interagir de manière plus directe avec le personnel de sécurité des magasins. Face à l’étendue des tâches et le faible attrait des tâches visant à contrôler la clientèle, les caissières attendent que les vigiles « prennent le relais » (p. 155), qu’ils prennent en charge ce qu’elles apparentent à du « sale boulot » (Hughes, 1996).

Au total, les caissières entretiennent avec les caisses automatiques un rapport relativement ambigu. Rassurées sur le plan de l’emploi, elles apprécient de pouvoir changer de caisse au cours d’une même journée (passant des caisses classiques aux caisses automatiques). Elles apprécient le rythme très soutenu des caisses automatiques qui permettrait d’échapper à l’ennui. En se voyant confier des caisses automatiques, elles éprouvent également une forme de reconnaissance professionnelle. Mais aux yeux des caissières, les caisses automatiques altèrent l’un des aspects les plus valorisants de leur métier : le « commercial » et « la relation clientèle ». Si les caisses classiques permettaient de s’engager dans un « registre de civilités » grâce à un ensemble d’outils ritualisant l’interaction, les caisses automatiques contraignent à s’engager dans un « registre technique » (Joseph, 1994) où il ne s’agit, sous la contrainte du temps et de la simultanéité des tâches à effectuer, de ne répondre qu’à une urgence ou un problème technique manifestés par la clientèle à l’aide d’une interpellation bruyante ou des gestes explicites. Peut-être l’auteure aurait-elle ici gagné à examiner de plus près le rôle joué par les propriétés sociales des caissières et par les caractéristiques des entreprises étudiées (chances de promotion, etc.) dans le rapport au travail des caissières, notamment dans la manière dont elles apprécient l’automatisation des caisses. Mais cette analyse des conséquences de l’automatisation des caisses sur le travail des caissières est profonde et ne fait l’économie d’aucune nuance et ambiguïté. Elle renseigne à la fois sur le travail des caissières, sur celui des managers et sur les nouvelles formes prises par la « relation de service » avec l’automatisation. Exemplaire en raison de son caractère encyclopédique (les concepts classiques de la sociologie du travail sont toujours mobilisés avec justesse et effort de définition), cet ouvrage constitue également un plaidoyer en faveur d’une lecture interactionniste des contextes professionnels. L’auteure interprète l’automatisation des caisses à partir de points de vue variés, en faisant l’effort de restituer l’ensemble des chaînes d’interdépendances qui unissent les acteurs concernés. C’est particulièrement exemplaire dans la manière dont elle restitue les diverses pressions qui se déversent en cascade des chefs de caisse jusqu’aux caissières. Ce faisant, l’auteure démontre la capacité de la démarche ethnographique de décrire « l’intensification du travail » autrement que sous une forme quantitative.

par Pascal Barbier, le 30 mai 2013

Aller plus loin

Références

Tania Angeloff, Le temps partiel, un marché de dupes ?, Paris, Syros, 2000.

Marie-Anne Dujarier, Le travail du consommateur. De McDO à Ebay : comment nous coproduisons ce que nous achetons, Paris, La Découverte, 2008.

François Vatin, La fluidité industrielle, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987.

Isaac Joseph, « Les protocoles de la relation de service » in Jean Gadrey et Jacques de Bandt (dir.), Marché de services et relations de service, Paris, Editions du CNRS, 1994, p. 175-200.

Everett Hughes, Le regard sociologique, Paris, Editions de l’EHESS, 1996.

Pour citer cet article :

Pascal Barbier, « L’adieu à la caisse », La Vie des idées , 30 mai 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-adieu-a-la-caisse

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