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Recension International

Une liberté anxiogène
Être Indien et Sud-Africain dans la période postapartheid


par Juliette Galonnier , le 3 décembre 2012


Près de deux décennies après la fin de l’apartheid, l’Afrique du Sud continue d’être marquée par une très forte ségrégation raciale. Enquêtant sur les Indiens d’Afrique du Sud, Thomas Blom explique pourquoi le maintien de frontières strictes entre les groupes constitue un élément incontournable du processus de construction identitaire de la période postapartheid.

Thomas Blom Hansen, Melancholia of Freedom : Social Life in an Indian Township in South Africa, Princeton, Princeton University Press, 2012

En 1994, l’Afrique du Sud sortait de l’apartheid, suscitant de nombreux espoirs : la nation arc-en-ciel allait peut-être devenir la « première société non-raciale de la Terre [1] ». Aujourd’hui, force est de constater que la plupart de ces espoirs ont été déçus : le pays continue d’être marqué par une très forte ségrégation, les mariages mixtes restent rares, et les inégalités ethno-raciales persistent. Les différentes communautés continuent de vivre côte à côte sans vraiment interagir. Pourquoi le changement tant attendu ne s’est-il pas produit ?

Trouver sa place dans un ordre social nouveau

Melancholia of Freedom cherche à comprendre comment les groupes ethniques redéfinissent leur identité suite à de profonds bouleversements sociaux. La fin de l’apartheid correspond en effet à un tel bouleversement, évidemment positif et bénéfique. Hansen montre cependant qu’accéder à une liberté nouvelle a généré une profonde anxiété chez les différentes communautés du pays.

Le régime d’apartheid régulait en effet chaque aspect de la vie des individus. Les catégorisations raciales administratives avaient progressivement acquis une réalité dans la vie quotidienne. Systématiquement réduits à leur apparence phénotypique dans les interactions interethniques, les individus ne pouvaient développer un véritable sens d’eux-mêmes qu’au sein de leur propre groupe racial. Leurs visions du monde, leurs horizons personnels et familiaux étaient strictement bornés par l’espace du township. Confinées dans leurs quartiers respectifs, les communautés évoluaient en autarcie.

La fin de l’apartheid a bien entendu changé les choses : les frontières spatiales sont maintenant formellement abolies, et il devient difficile pour les différents groupes ethno-raciaux de s’ignorer mutuellement. D’après Hansen, l’un des principaux défis de l’Afrique du Sud postapartheid est d’accommoder cette « nouvelle économie de la reconnaissance » (p. 2) : désormais en contact, les communautés doivent redéfinir leurs identités collectives relativement les unes aux autres [2]. Ce processus de construction en miroir produit incertitude et anxiété. Hansen le qualifie de mélancolique.

La mélancolie correspond à un sentiment de perte, sans que l’objet de cette perte ne puisse être clairement identifié (p. 16). Avec la fin de l’apartheid, les communautés opprimées ont obtenu de nombreuses avancées. Mais elles ont aussi perdu ce qui avait été si crucial à la formation de leur identité : la ségrégation forcée. Le « confort » associé à la vie dans un environnement ségrégué est désormais menacé par une proximité spatiale de plus en plus grande avec les autres groupes. Cependant, eu égard au passé douloureux de l’apartheid, il n’est pas approprié d’évoquer avec nostalgie le township et sa vie communautaire intense. Dans la mesure où la perte de l’enclavement ethno-racial ne peut être formulée clairement, « l’expérience de la liberté devient mélancolique » (p. 17).

Une ethnographie multidimensionnelle du Durban indien

Pour illustrer sa thèse d’une liberté mélancolique, Hansen a choisi de se concentrer sur la minorité indienne d’Afrique du Sud. Ayant consacré la plupart de sa carrière académique à l’Inde [3], il lui était sans doute plus aisé d’établir le contact avec cette partie de la population sud-africaine. Mais ce choix s’est également avéré heuristique, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la position des Indiens dans le système de stratification raciale sud-africain est relativement atypique : « groupe intermédiaire de quasi-citoyens, situé à mi-chemin entre la supériorité blanche et la déchéance africaine » (p. 15), les Indiens se caractérisent par une double extranéité. Blancs et Noirs les perçoivent comme une minorité étrangère et parasite. D’autre part, les Indiens d’Afrique du Sud sont une communauté très diverse et hétérogène (constituée d’une classe moyenne musulmane aisée parlant Gujarati, d’agriculteurs et d’artisans de langue Hindi ou Ourdou, ainsi que d’une classe ouvrière parlant Tamil ou Telugu), mais dont l’expérience a été unifiée par l’apartheid : « l’on devenait Indien en vivant une vie indienne – en étudiant dans des écoles indiennes, en faisant ses courses dans des magasins indiens, en allant au cinéma indien, sur les plages indiennes, et en rendant visite à sa famille habitant également dans des enclaves indiennes » (p. 80). Les Indiens d’Afrique du Sud sont donc un cas fascinant pour comprendre comment la ségrégation façonne le quotidien des individus.

L’ouvrage se concentre sur le township indien de Chatsworth dans la ville de Durban, souvent désignée comme la plus grande ville indienne en dehors de l’Inde [4]. La population de Chatsworth se compose de 85% d’Indiens et de 14% de Noirs Africains. Plusieurs séjours de recherche, répartis sur une décennie, ont permis à Hansen de collecter de très riches données ethnographiques (observations, entretiens, photographies, archives, films, pièce de théâtre, émissions télévisées) sur la vie ordinaire du township. L’ouvrage décrit les pratiques du quotidien, ainsi que les débats culturels et moraux que ces pratiques suscitent au sein de la communauté. Les Indiens d’Afrique du Sud s’interrogent constamment sur leur identité, générant un corpus impressionnant de plaisanteries, récits et anecdotes qui permettent de saisir leurs espoirs et angoisses.

L’ethnographie de Hansen est donc multidimensionnelle, puisqu’elle s’attache à décrire les nombreux domaines dans lesquels l’identité indienne se réinvente au quotidien : occupation de l’espace urbain, pratiques religieuses, politique, musique, cinéma, relations avec les Africains, cultures juvéniles, sexualité, etc. Le résultat est un ouvrage foisonnant et inclassable.

Indiens et Africains à Chatsworth

L’un des principaux apports de l’ouvrage est de rendre compte de la complexité des relations entre Indiens et Africains dans la période postapartheid. Avec la fin de la ségrégation d’État, les enclaves indiennes ne sont plus aussi strictement isolées qu’auparavant. Des Africains se sont désormais installés à Chatsworth. Le township n’est plus un quartier culturellement homogène, mais un espace de plus en plus mixte dans lequel les frontières ethniques doivent être constamment renégociées.

La proximité nouvelle avec les Africains a avant tout suscité de grandes peurs. Les incidents violents ayant opposé les deux communautés par le passé continuent de hanter les esprits (émeutes de Cato Manor en 1949, et émeutes d’Inanda en 1985). A cette époque, la ségrégation était apparue comme l’unique moyen de se protéger contre la violence. La fin de l’apartheid a donc réactivé un fort sentiment d’insécurité.

À la sensation de danger s’ajoute également une crainte de pollution et de souillure : à Chatsworth, les Africains sont appelés ravans (démon noir d’Inde du Sud) et considérés comme de violents prédateurs sexuels. Maintenir les Africains à distance (à travers la construction de murs de plus en plus hauts, une sécurisation de plus en plus poussée des maisons et l’interdiction des liaisons interraciales) est devenu une marque de statut et de moralité. « Tourner le dos à l’autre » (p. 125) est ainsi l’une des stratégies adoptées par les Indiens pour conserver leur identité culturelle dans l’Afrique du Sud postapartheid.

À la recherche de l’indianité

Cependant, le maintien de frontières avec « l’Autre » ne suffit pas. Les habitants de Chatsworth doivent aussi relever le défi de leur propre définition. Comment être Indien et Sud-Africain dans la période postapartheid ? Le livre recense les différentes stratégies auxquelles les individus ont recours pour répondre à cette question.

L’un de ces procédés relève de l’humour et de l’autodérision. L’ouvrage s’attache à décrire les innombrables plaisanteries qui circulent dans le township. Le personnage récurrent de ces histoires drôles est le charou, un Indien de milieu populaire, non éduqué, vulgaire, parlant un anglais indo-sud-africain argotique, buvant de l’alcool bon marché et appréciant les chansons et films Bollywood de mauvaise qualité (p. 78). Il s’agit toutefois d’une figure ambivalente : il incarne tout ce que les Indiens d’Afrique du Sud essaient de ne pas être, mais représente aussi un personnage attachant, qu’ils évoquent avec tendresse et nostalgie. Tourner le charou en ridicule est en réalité une façon de recréer une certaine intimité culturelle. En critiquant « en coulisses [5] » et dans un humour intraduisible les aspects les plus embarrassants de la culture indienne, la communauté maintient une forme de complicité.

Les habitants de Chatsworth tentent également de réinventer leur identité en renforçant leurs liens avec la « mère patrie » indienne. En revisitant le concept de diaspora, Hansen parvient à montrer que l’expérience diasporique est marquée par de profonds doutes. Les Indiens d’Afrique du Sud craignent de ne pas être suffisamment Indiens, de manquer d’authenticité dans leurs pratiques culturelles, perverties par un mode de vie trop charou. Les individus de classe moyenne et supérieure tentent de surmonter ces craintes en multipliant les séjours touristiques en Inde. Cependant, ces « retours aux sources » sont souvent très déconcertants. Les Indiens d’Afrique du Sud sont en Inde de parfaits étrangers et la réalité du pays ne correspond pas à la vision romantique qu’ils s’en étaient fait. Hansen considère que l’Inde agit plutôt comme un « fétiche », c’est-à-dire un « mensonge qui fonctionne » (p. 202) : les Indiens d’outremer sont attachés à une certaine idée de l’Inde, et construisent leur identité en fonction de celle-ci, aussi irréelle soit-elle.

Il existe une stratégie alternative à celle de l’indianité dans la construction identitaire postapartheid. Il s’agit du renouveau religieux, auquel Hansen consacre les deux derniers chapitres de son ouvrage. Dans un contexte où l’identité indienne reste difficile à assumer, certains habitants de Chatsworth essaient de se rattacher à des références plus valorisantes : l’hindouisme, l’islam ou le pentecôtisme. Certains Hindous ont ainsi commencé à purger leurs rituels des pratiques ancestrales charou, pour rejoindre un hindouisme plus universel. Certains musulmans se sont aussi engagés sur cette voie, en se débarrassant des traditions locales pour suivre un islam plus littéral et global. Enfin, de nombreuses conversions au christianisme pentecôtiste ont eu lieu dans le township au cours des dernières années, un « passing » religieux impliquant souvent un reniement complet des pratiques culturelles indiennes/hindoues (nourriture, rituels magiques, etc.). Il s’agit donc d’une tendance nouvelle dans laquelle l’identité indienne est reléguée à l’arrière-plan.

Conclusion

Le livre de Thomas Blom Hansen est à la fois très important et inclassable. Cette courte recension n’a pas pu rendre justice à l’immense variété des thèmes abordés. Qu’il soit intéressé par la ségrégation, les conflits ethniques, l’espace urbain, l’identité, la religion, les migrations, la musique ou le cinéma, le lecteur trouvera sûrement son compte dans cet ouvrage. De façon plus générale, Melancholia of Freedom fournit une interprétation éclairante du sort des minorités, et de leurs efforts de démarcation vis-à-vis d’autres groupes. L’Afrique du Sud est certes un cas paradigmatique pour aborder ces questions (au regard de l’extrême ségrégation et conflictualité ethnique qui caractérise le pays), mais l’ouvrage permet d’identifier les processus généraux à travers lesquels les groupes minoritaires tentent de maintenir une certaine sociabilité et un certain sens de leur identité dans des contextes difficiles. Par ailleurs, le livre montre bien que ce travail de construction identitaire ne relève pas seulement de l’ethnicité : la classe et le statut social y jouent également un rôle crucial. Pour les Indiens de classe moyenne et supérieure, rester « respectable » dans la société postapartheid passe par une mise à distance des Africains, mais aussi des charous et autres Indiens de statut social inférieur. Il apparaît donc primordial de ne pas considérer la communauté indienne comme un monolithe mais comme un groupe traversé par de nombreux conflits sociaux et moraux. Cet ouvrage est une invitation à poursuivre les recherches dans ce sens.

par Juliette Galonnier, le 3 décembre 2012

Pour citer cet article :

Juliette Galonnier, « Une liberté anxiogène . Être Indien et Sud-Africain dans la période postapartheid », La Vie des idées , 3 décembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Une-liberte-anxiogene

Nota bene :

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Notes

[1Achille Mbembe, “Passages to Freedom : the Politics of Racial Reconciliation in South Africa”, Public Culture, vol. 20, n°1, Winter 2008, p. 5-18

[2Nous devons l’idée que les groupes ethniques s’auto-définissent dans leurs interactions avec d’autres groupes à Fredrik Barth et son livre Ethnic Groups and Boundaries (1969). Barth considère que les identités ethniques émergent lorsque différents groupes entrent en contact et instituent des frontières entre eux. Son analyse s’avère tout à fait pertinente pour appréhender les dynamiques identitaires de l’Afrique du Sud postapartheid, où les contacts interraciaux ont acquis une dimension nouvelle.

[3Thomas Blom Hansen est en effet un chercheur incontournable sur les conflits entre Hindous et Musulmans en Inde. Ses travaux les plus marquants sur ces questions sont The Saffron Wave. Democracy and Hindu Nationalism in Modern India (Princeton University Press, 1999) et Wages of Violence. Naming and Identity in Postcolonial Bombay (Princeton University Press, 2001)

[4D’après le recensement sud-africain de 2001, la population de la ville se compose de 37% de Noirs Africains, 27% d’Indiens et 26% de Blancs. (http://census.adrianfrith.com/place/57218)

[5Andrew Syrock (ed.), Off Stage/On Display : Intimacy and Ethnography in the Age of Public Culture, Palo A lot, CA : Stanford University Press

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