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Recension Histoire

Retour sur le New Deal

À propos de : Ira Katznelson, Fear Itself : The New Deal and the Origins of Our Time, Norton


par Jean-Christian Vinel , le 29 janvier 2015


Révisant l’histoire du New Deal, Ira Katznelson voit celui-ci comme un moment fondamental de réinvention de la démocratie américaine. En plaçant le Sud et le Congrès au centre de son récit, l’historien américain revoit cette histoire sur laquelle tout semblait avoir été dit.

Recensé : Ira Katznelson, Fear Itself : The New Deal and the Origins of Our Time, New York, W.W. Norton, 2013.

Peut-on encore dire quelque chose de nouveau sur le New Deal ? Posée en introduction de Fear Itself : The New Deal and the Origins of Our Time, la question n’est pas que rhétorique. A la fois politologue et historien réputé, enseignant à l’Université Columbia de New York, Ira Katznelson connaît toute l’étendue de la bibliographie, des dizaines d’ouvrages et des centaines d’articles qui font des années 1930 et 1940 une terre cartographiée avec précision. Au cours des trente dernières années, l’image désormais classique d’un New Deal orchestré depuis la Maison Blanche par Roosevelt et le Brains Trust [1] s’est effacée à la faveur de nouvelles perspectives montrant les mobilisations sociales, les travaux des réseaux réformateurs à partir de l’ère progressiste (1890-1920) les efforts des hommes d’affaires soucieux de rationaliser l’économie américaine ou encore les artistes et auteurs qui façonnèrent la culture de l’époque. Ce faisant, une idée forte s’est imposée. Moins que la cohérence de l’action politique menée par Roosevelt et son efficacité dans le combat contre la crise, c’est la rupture opérée dans l’histoire de la culture politique des États-Unis que l’on souligne désormais : le New Deal fut une période de redéfinition de la liberté américaine, l’État devenant, par son intervention, le garant d’une forme de sécurité économique fondée sur des droits sociaux complétant les droits politiques déjà inscrits dans la constitution.

Ira Katznelson a pourtant réussi le tour de force d’écrire un ouvrage novateur à plus d’un titre. Pour s’en convaincre, il faut toutefois abandonner l’espoir d’y trouver une nouvelle analyse des mécanismes de la crise de 1929, ou encore un nouveau récit de la politique de développement économique que fut la Tennesse Valley Authority. Les quatre élections successives de Roosevelt n’y sont pas mentionnées, pas plus que le célèbre affrontement l’opposant aux juges de la Cour suprême en 1937. Fear Itself rebat néanmoins les cartes du New Deal en proposant une analyse novatrice et stimulante qui place le Sud et le Congrès au centre d’un récit des années 1930 et 1940, construit autour du combat entre la démocratie et le totalitarisme.

Le New Deal du Congrès

Fear Itself tire son titre du passage le plus célèbre du discours d’investiture prononcé par FDR sur les marches du Congrès le 4 mars 1933. Au plus fort de la crise, le président démocrate y exhorte ses concitoyens à ne pas perdre confiance, affirmant sa conviction que « la seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle même ». Symbole du volontarisme du nouvel hôte de la Maison Blanche, ce discours d’investiture marque le début d’une session législative sans précédent qui semble placer le Congrès sous le boisseau du leadership présidentiel. Néanmoins, Fear Itself ne s’inscrit en rien dans la lignée des nombreux travaux montrant la croissance des pouvoirs de l’exécutif qui accompagna la redéfinition des missions et responsabilités de l’État américain pendant les années 1930 et 1940. Katznelson déplace la focale vers le Congrès afin de montrer la persistance d’une forme de sectionalisme sudiste hérité du XIXe siècle et de ses manifestations politiques et institutionnelles dans l’action politique. [2]

Lorsqu’il est élu en 1932, Roosevelt peut certes s’appuyer sur un parti à nouveau majoritaire à la Chambre et au Sénat, mais les logiques partisanes ne permettent guère de comprendre les mécanismes de l’action politique au Congrès à l’époque. Katznelson rappelle que le Congrès est alors une institution décentralisée, où le pouvoir est morcelé et réparti entre de nombreuses commissions autonomes dont les présidents sont tout puissants. Les démocrates étant majoritaires, la présidence de ces commissions leur revient mais, dans de nombreux cas, ce sont des élus du vieux Sud qui héritent de ces postes prestigieux : en 1933, ils président 29 des 47 commissions à la Chambre, et 13 commissions sur 33 au Sénat, dont les plus importantes, comme la commission des voies et moyens de la Chambre, qui se prononce sur tout ce qui touche à l’impôt, ou encore les commissions du budget, du commerce et des finances au Sénat. L’influence des élus du Sud sur le processus législatif tient donc à leur nombre (ils ne représentent jamais moins de 44 % de l’ensemble des démocrates au Sénat et 41 % à la Chambre), mais aussi à leur ancienneté, source de savoir-faire et de réseaux bien constitués. C’est dire que, même en 1936, quand les démocrates comptent 76 sénateurs et 336 députés, aucun projet de loi ne peut aboutir sans l’assentiment des démocrates du Sud, au nombre de 32 au Sénat et 144 à la Chambre. Le New Deal, insiste-t-il, n’aurait pu se faire sans la participation active du Sud.

Katznelson en convient, le Sud ne forme pas un tout homogène en matière politique. Certains députés et Sénateurs du Sud, tels le Sénateur de Virginie Howard Smith, sont conservateurs et resteront opposés au New Deal tout au long des années 1930. Mais ils ne forment qu’une minorité. De 1933 à 1937, premier temps du New Deal selon Katznelson, Démocrates du Sud et du Nord votent à l’unisson les grandes lois du New Deal et les élus sudistes sont souvent les porteurs des projets de loi. Défendu par Sam Rayburn, député du Texas, et Duncan Fletcher, sénateur de Floride, la loi de réglementation de Wall Street adoptée en 1934, le Security Exchange Act, en est un bon exemple. Quand ils ne sont pas porteurs des projets de loi au Congrès, les élus du Sud contribuent au New Deal en faisant corps avec leurs homologues du Nord pour s’opposer aux manœuvres dilatoires auxquelles recourent certains élus républicains pour entraver le processus législatif. Sans ce soutien, explique Katznelson, des lois emblématiques du New Deal comme le Social Security Act, acte de naissance de l’État providence américain, ou le Wagner Act, loi qui instaure la négociation collective à l’usine, n’auraient sans doute pas vu le jour.

D’aucuns noteront que ce soutien reflète avant tout l’intérêt que revêt le New Deal pour cette partie du pays où le revenu moyen annuel atteint à peine 314 dollars en 1937, alors que la moyenne nationale s’établit à 604 dollars. De toute évidence, les élus sudistes ne souhaitaient pas passer à côté des subsides de l’État fédéral au moment où celui-ci investit pour relancer l’économie. Cependant le propos de l’auteur est tout autre. Pour le suivre, il faut se souvenir que l’élection de 1896 avait donné naissance à une nouvelle carte politique, les Républicains devenant majoritaires au Nord et à l’Ouest tandis que les Démocrates s’imposaient durablement dans le Sud. Dans le même temps, les élus démocrates s’étaient faits les vecteurs d’une tradition réformatrice remontant au mouvement populiste des années 1870-1890. Au Sud comme à l’Ouest, des mobilisations s’étaient alors élevées pour exiger que les pratiques des banques et des grandes entreprises, notamment les compagnies de chemin de fer, soient réglementées donnant naissance aux premières agences fédérales chargées de la réglementation économique. Comme l’avait déjà montré la politiste Elizabeth Sanders, ce sont des élus issus d’États ruraux, au Sud et à l’Ouest, qui avaient répondu à cette pression en faisant adopter les lois à l’origine des premiers édifices de l’État administratif moderne : des agences fédérales contrôlant la monnaie, réglementant les trusts, et les relations entre patronat et ouvriers [3]. Katznelson reprend cette analyse, et avance même qu’il faut voir l’ensemble des réformes promues par le Progressiste Woodrow Wilson –un démocrate de Virginie- comme la manifestation de ce même courant réformateur. Si le Congrès -et notamment les élus du Sud- joua un rôle primordial dans la construction du New Deal, c’est donc qu’il était alors, toujours selon l’auteur, le lieu d’expression d’un élan réformateur étatiste qui trouva en fait son apogée, et non son commencement, lorsque le réalignement de 1932 donna au Parti démocrate une majorité [4].

Katznelson achève ainsi de « déprésidentialiser » le New Deal, l’hôte de la Maison Blanche se trouvant quasiment relégué à la marge de l’action politique, mais il propose également une nouvelle chronologie du New Deal, plus conforme au temps politique du Congrès que la chronologie des trois New Deals héritée des analyses construites autour des décisions de Roosevelt et du Brains Trust. Les années 1933-1938, premier temps du New Deal selon Katznelson, furent un « moment radical » (radical moment), la collaboration entre les Démocrates du Nord et du Sud ouvrant la voie à la construction d’un État capable de dépasser les intérêts particuliers et d’intervenir dans la sphère économique au nom du bien commun. Les élus du Sud, pourtant, bloquèrent cette possibilité dans les années qui suivirent.

Le New Deal du Sud

Paradoxalement, en effet, le Sud n’est pas démocratique. Contrairement aux spécialistes d’histoire sociale qui, depuis vingt ans, s’efforcent de décloisonner l’histoire du Nord et du Sud pour mieux en souligner les similarités en matière de relations raciales [5], Katznelson insiste sur tout ce qui sépare le vieux Sud du reste de la nation américaine. Le Sud, explique-t-il, c’est l’Amérique à une différence près (American with a différence). Une aristocratie de planteurs y bénéficie encore d’une main d’œuvre à bon marché. La ségrégation, triplement institutionnalisée, renforce la segmentation raciale du marché du travail. Les Noirs y sont d’une part privés de droits civiques et, d’autre part, soumis à un régime de ségrégation pénétrant chaque aspect de la société civile. Ils sont enfin victimes de lynchages réguliers destinés à maintenir par la force la hiérarchie raciale. Le monopartisme assure l’élection de députés et sénateurs démocrates soucieux de défendre cet ordre racial. Tout au long des années couvertes par l’ouvrage, les démocrates du Sud composent ainsi une minorité réactionnaire qui, en vertu de l’organisation décentralisée du Congrès, impose un compromis politique aux démocrates du Nord : le New Deal ne doit pas remettre en cause la ségrégation. Pour cela, les lois furent rédigées de manière à exclure les Noirs américains (notamment en excluant les ouvriers agricoles et employés domestiques) ou encore de manière à donner aux autorités locales toute la latitude dont elles avaient besoin dans l’application des programmes du New Deal pour préserver la suprématie blanche. L’un des chapitres les plus magistraux de l’ouvrage montre ainsi comment les élus du Sud, en plein effort de guerre contre l’Allemagne nazie, parvinrent à faire amender un projet de loi organisant le vote par procuration des soldats partis au front pour en exclure les soldats Noirs originaires du Sud.

Fear Itself reprend sur ce point le travail déjà effectué dans un ouvrage précédent, When Affirmative Action Was White [6]. Alors que d’autres historiens avaient souligné l’émergence d’un mouvement pour les droits civiques dans les années 1930 et 1940, montrant comment militants noirs et blancs s’étaient appuyés sur certains programmes du New Deal pour promouvoir les intérêts des Noirs américains et combattre la ségrégation, Katznelson avait lui mis en lumière les conséquences durables de l’institutionnalisation renforcée des hiérarchies raciales que le New Deal avait permise [7]. Des lois telles que le GI Bill de 1944, qui devait faciliter la réinsertion des anciens combattants dans la vie économique en proposant des formations techniques, des cursus universitaires, des prêts, ou des logements, avaient exclu de nombreux Noirs de la prospérité d’après-guerre, menant ainsi à la crise des années 1960.

Katznelson continue ici d’affirmer le primat du politique sur le social, mais il renverse la question traditionnellement posée par les historiens : il ne s’agit plus de comprendre quel fut l’impact du New Deal sur l’ordre racial américain, mais plutôt de montrer à quel point la défense de cet ordre racial limita l’ampleur des réformes entreprises. A la fin des années 1930, les élus du Sud s’inquiètent de la croissance rapide et du militantisme des syndicats américains, qui profitent pleinement du cadre législatif mis en place par la loi Wagner et représentent désormais près de 30 % de la main d’œuvre non agricole. Si l’ancienne American Federation of Labor (AFL), qui regroupe surtout des syndicats de métier, préserve la ségrégation en son sein, une jeune confédération le Congress of Industral Organizations (CIO), diffuse des idées plus progressistes et encourage Noirs et Blancs à remettre en cause la ségrégation dans le Sud, où des grèves éclatent et des velléités syndicales s’affirment jusque dans l’industrie du textile et du tabac. Dans le même temps, dans le Nord, les Noirs américains abandonnent le parti de Lincoln et se tournent vers les démocrates, qui se montrent désormais plus attentifs à leurs revendications. Enfin, en 1944, la Cour suprême lance une première salve contre l’édifice constitutionnel qui protège la ségrégation en statuant que l’exclusion des Noirs américains des primaires dans le Sud est contraire au 14e amendement.

Dès lors, l’alliance entre démocrates du Nord et du Sud se fissure. L’effort de guerre conduit certes l’État américain à s’impliquer dans la planification de l’économie, mais les élus du Sud se montrent défavorables au maintien de ces structures en temps de paix. Déjà échaudés par les débats houleux qui avaient précédé l’adoption du Wage Labor and Standards Act en 1938, ils s’inquiètent de l’homogénéisation du marché du travail qu’une politique dirigiste impliquerait, mais ils sont tout aussi soucieux de ne pas laisser s’imposer une organisation de l’économie qui laisserait un rôle politique trop important à des leaders syndicaux prônant l’égalité raciale alors que les leaders syndicaux lancent une offensive de grande ampleur pour organiser le Sud.

Le second temps du New Deal, de 1939 à 1947, est ainsi celui du chemin non parcouru, la défection des élus sonnant le glas de l’élan réformateur du New Deal. Au lendemain de la guerre, c’est une conception conservatrice de l’économie politique, resserrée autour des principes keynésiens qui s’impose. Le National Ressources Planning Board est éliminé dès 1944. En 1946, le Congrès rejette la politique de plein emploi voulue par certains démocrates, et crée, avec l’Employment Act, le Council of Economic Advisers, qui se voit seulement chargé de veiller à la stabilité de l’économie. Enfin, en 1947, la loi Taft Hartley, adoptée par-delà le veto de Truman par une alliance de républicains et de démocrates du Sud, limite le droit de grève et donne aux États du Sud la possibilité de déroger au cadre juridique instauré par la loi Wagner. La dimension locale et décentralisée de l’État américain est ainsi préservée.

La conclusion de Katznelson est sans ambigüité. Le Sud réactionnaire a façonné un État incapable d’organiser l’économie dans le respect de la démocratie et de l’égalité. À bien des égards, Fear Itself offre ainsi une suite logique au Building a New American State de Stephen Skowronek, qui avait montré le processus de « rapiéçage » qui avait présidé à la construction des capacités administratives de l’État américain de 1877 à 1917, les structures étatiques et politiques déjà en place limitant les possibilités de réforme [8]. Dans une perspective néo-institutionaliste similaire, Katznelson montre à son tour, comment le bipartisme et l’organisation du Congrès limitèrent les réformes que le New Deal put accomplir. Si le New Deal avait ouvert la voie à la construction d’un État capable d’articuler et de mettre en œuvre une vision claire et cohérente de l’intérêt général en matière économique et sociale, c’est un État seulement arbitre des intérêts privés et régionaux qui eût été construit.

Si cette thèse est très stimulante, elle soulève malgré tout une question importante : le Sud était-il vraiment le seul obstacle à la démocratie sociale aux États-Unis ? À cet égard, on peut regretter que l’auteur ne cherche pas à engager le débat avec des historiens tels qu’Alan Brinkley, qui avançait dans The End of Reform que les politiques interventionnistes impliquant une forme de planification un temps envisagées pendant les années 1930 n’étaient plus d’actualité à la fin de la guerre, les New Dealers s’étant tous convertis au keynésianisme entre 1937 et 1947 [9]. L’importance de la défection des élus du Sud peut d’autant plus être relativisée que les spécialistes d’histoire intellectuelle ont montré quant à eux la « déradicalisation » des intellectuels de gauche comme Daniel Bell dans les années 1940. Sous l’influence des événements en Europe, particulièrement l’Holocauste, ces derniers répondent au défi des systèmes totalitaires par un pessimisme grandissant à l’égard de la puissance étatique. S’ils soutiennent les acquis du New Deal, ils insistent désormais sur la protection des libertés individuelles et la nécessité de soutenir le système capitaliste sans l’étouffer [10]. Le conservatisme est l’autre élément manquant du récit de Katznelson. L’apport de travaux récents montrant la mobilisation patronale contre le New Deal, tant au Nord qu’à l’Ouest dans des États comme l’Arizona, a permis de remettre en cause l’idée d’un consensus social et politique dans l’immédiat après-guerre [11]. Enfin, comment attribuer aux seuls élus du Sud la responsabilité d’un échec de la social-démocratie aux USA dans les années 1940, quand on sait que le maccarthisme, dans un contexte d’anxiété croissante lié à la naissance de la guerre froide, eut pour principale conséquence de priver la gauche américaine de ses éléments les plus militants [12] ?

Vers une histoire transnationale du New Deal

S’il en critique les limites, Katznelson n’hésite pas à voir dans le New Deal un moment clé où la démocratie américaine se réinventa. « J’attribue au New Deal une importance presque aussi grande qu’à la révolution française » explique-t-il (p. 9). Ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe n’en est pas un, car Fear Itself ambitionne de revoir le New Deal à la fois sous l’angle du local et du transnational. Trop souvent, explique-t-il, les historiens ont perdu de vue le contexte de morosité extrême dans lequel les New Dealers se trouvaient. Loin de la détermination et de la confiance incarnées par Roosevelt dans ses causeries au coin du feu, c’est un doute profond qui habite les esprits quant à la capacité de la démocratie libérale à relever le défi des systèmes totalitaires. Selon Katznelson, ce qui caractérise les années 1930 et 1940, ce n’est pas seulement la peur née de la crise économique, mais l’effroi qui s’empare des élites américaines alors que la démocratie amorce en Europe un recul scandé par divers massacres et déportations, de l’invasion japonaise en Manchourie à la Grande Terreur en URSS et aux camps de la mort en Allemagne. Aussi le New Deal fut-il un « voyage sans carte », entamé avec la plus grande des incertitudes : l’État libéral était-il vraiment, comme le déclarait Mussolini en 1932, « destiné à périr… toutes les expériences politiques de notre époque étant illibérales » (p. 6) ? Pour l’auteur, la démocratie n’aurait aujourd’hui ni le même prestige, ni la même légitimité si les États-Unis n’étaient pas parvenus, dans les années 1930, à répondre à ce défi.

Ce jeu d’échelles confère à Fear Itself une épaisseur historique et une dimension novatrice certaines. Il permet d’une part à l’auteur de mieux appréhender encore le compromis forgé par les Démocrates du Nord avec leurs homologues du Sud de 1933 à 1938 : à un moment où l’urgence est d’assurer la pérennité des institutions politiques, ce compromis était selon Katznelson un renoncement inévitable, sans lequel le pouvoir législatif n’aurait pu continuer à fonctionner. D’autre part, la perspective transnationale adoptée par Katznelson complète les travaux récents sur la reconfiguration de la citoyenneté et de la liberté en montrant à quel point la concurrence des totalitarismes joua sur l’esprit de réforme des New Dealers, que l’on avait jusqu’ici analysé à partir de considérations purement intérieures, telles l’urgence de la crise, la résolution de la question sociale, ou encore la construction d’un État fédéral doté des capacités d’intervention à la mesure des enjeux économiques et sociaux du XXe siècle [13]. Comme l’expliquait Walter Lippmann en 1935, « le problème de notre temps est de savoir si les démocraties occidentales, en restant fidèles à leur mode de vie, se montreront plus à même de restaurer la sécurité des peuples supérieurs que les régimes despotiques. » [14]

Pour autant, l’utilisation de la peur comme élément fondateur d’une nouvelle conceptualisation du New Deal ne va pas de soi. D’abord parce qu’elle n’est guère compatible avec toute la partie de l’ouvrage portant sur le Sud, où la peur disparaît au profit du maintien de la ségrégation. De fait, ce sont plutôt des certitudes qui caractérisent l’action des élus des États du vieux Sud au Congrès. Cette peur semble tout aussi difficile à réconcilier avec l’isolationnisme auquel Roosevelt se heurte tout au long des années 1930, lequel suggère que nombre d’Américains perçoivent la menace pesant sur la démocratie comme un problème européen. Enfin, Katznelson reste très ambigu sur le danger que représente réellement le fascisme dans les années 1930 aux USA. « Bien sûr, reconnaît-il, ce serait une exagération que de dire que les États-Unis étaient sur le point de succomber à l’effondrement démocratique qui se propageait, comme par effet de domino, dans les années 1930. Mais les dangers étaient nombreux à l’intérieur du pays et la démocratie ne cessait de s’atrophier à l’extérieur [15]. »

Les historiens ayant abordé cette question se sont eux montrés plus catégoriques. En dépit de l’intérêt que portent certains New Dealers à l’égard de l’Italie fasciste, les similitudes que l’on peut déceler entre le New Deal et certaines politiques mises en place par l’Italie, voire l’Allemagne, révèlent à quel point la crise a légitimé des principes d’investissement de l’État et de régulation de l’économie. Certes, le succès relatif, en 1935, d’une pièce de théâtre comme It Can’t Happen Here, adaption du roman de Sinclair Lewis imaginant l’élection à la présidence d’un leader fasciste très similaire au populiste Huey Long, gouverneur de Louisiane, témoigne des interrogations de l’époque, interrogations nourries par la droite américaine qui, de Hoover à Reagan, a souvent comparé New Deal et fascisme. Cependant, il n’y a jamais eu de chemises noires aux USA et la National Recovery Administration, qui pourrait rapprocher l’Amérique de l’Italie fasciste, fut un échec retentissant avant d’être frappé d’anti-constitutionnalité en 1935. Quant aux mobilisations ouvrières qui marquèrent ces années-là, elles contribuèrent surtout à réhabiliter les figures tutélaires de la tradition politique américaine, Jefferson ou Madison, que le mouvement syndical s’appropria pour revendiquer la négociation collective et la démocratie industrielle [16].

In fine, c’est bien une spécificité toute américaine que montre Fear Itself, spécificité également soulignée par l’historien Nelson Lichtenstein [17]. S’il est une partie des États-Unis où les libertés sont bafouées, où des milices tel le Ku Klux Klan maintiennent par la violence et le lynchage un ordre politique raciste et anti-démocratique, ce avec le soutien d’une partie de la classe ouvrière soucieuse de défendre une vision purifiée du peuple américain, c’est bien le vieux Sud. Mais les élites du Sud n’avaient en rien besoin de marcher sur Washington. Ils y étaient déjà. Et Ira Katznelson montre avec brio à quel point ils parvinrent à utiliser cette position institutionnelle pour guider, puis freiner, le New Deal.

par Jean-Christian Vinel, le 29 janvier 2015

Pour citer cet article :

Jean-Christian Vinel, « Retour sur le New Deal », La Vie des idées , 29 janvier 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Retour-sur-le-New-Deal

Nota bene :

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Notes

[1Utilisée pour la première fois en 1932 par le journaliste du New York Times James Kieran, l’expression « brains trust » fait référence au groupe d’universitaires qui se réunit autour de Roosevelt pendant la campagne présidentielle. Elle évoque fort bien l’atmosphère de fermentation intellectuelle et le recours à l’expertise qui caractérisent l’action mise en œuvre à partir de 1933.

[2Par sectionalisme, on entend l’affirmation d’un intérêt particulier par une région formant une unité historique, tant sur le plan politique que social et économique. Traditionnellement, le sectionalisme du Sud s’est exprimé par la défense de l’esclavage, l’opposition aux barrières douanières et, bien sûr, par la guerre de Sécession.

[3Elizabeth Sanders, Roots of Reform : Farmers, Workers, and the American State, 1877-1914, Chicago, The University of Chicago Press, 1994.

[4Le réalignement politique est une redéfinition durable, à l’occasion d’une élection, des assises sociales et géographiques des deux partis. Voir notamment Gary Gerstle and Steve Fraser, The Rise and Fall of the New Deal Order, Princeton, Princeton UP, 2009.

[5Voir notamment Thomas Sugrue, “Crabgrass Politics : Race, Rights, and the Reaction Against Liberalism in the Urban North, 1940-1964”, Journal of American History, vol. 82, n°2, septembre 1995, p.551-778 ; Sweet Land of Liberty, New York, Random House, 2009, et Joseph Crespino et Matthew Lassister, The Myth of Southern Exceptionalism, New York, Oxford, 2009. Ces travaux démontrent toute l’importance et l’étendue de la ségrégation raciale dans le Nord, tant dans l’emploi que l’habitat.

[6Ira Katznelson, When Affirmative Action Was White : An Untold History of Racial Inequality in Twentieth Century America, New York, Norton, 2005.

[7Robert Korstad, Civil Rights Unionism : Tobacco Workers and the Struggle for Democracy in the Mid-Twentieth Century South, The University of North Carolina Press, 2003 ; Patricia Sullivan, Days of Hope, Race and Democracy in the New Deal Era, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1996 ; Karen Ferguson, Black Politics in New Deal Atlanta, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2002.

[8Stephen Skowronek, Building a New American State : The Expansion of National Administrative Capacities, 1877-1920, New York, Cambridge, 1982.

[9Alan Brinkley, The End of Reform : New Deal liberalism in Recession and War, New York, Norton, 1994.

[10Howard Brick, Daniel Bell and the Decline of Intellectual Radicalism, Madison, University of Wisconsin Press, 1986.

[11Elizabeth Fones Wolf, Selling Free Enterprise : The Business Assault on Labor and Liberalism, 1945-1960, University of Illinois Press, 1995 ; Elizabeth Tandy Shermer, Sunbelt Capitalism, Philadelphie, The University of Pennsylvania Press, 2013 ; Kimberley Philips-Fein, Invisible Hands, New York, Norton, 2009.

[12Ellen Shrecker, Many Are The Crimes : McCarthyism in America, Princeton, Princeton UP, 1998.

[13Voir notamment David M. Kennedy, Freedom from Fear : The American People in Depression and War, 1929-1945, New York, Oxford, 1999.

[14Cité dans Maurizio Vaudagna, “Social Rights and the Definitions of Liberty : America, Europe, and the Dictators”, in A.Kessler Harris et M. Vaudagna, dirs, Democracy and Social Rights in the ‘Two Wests’, Turin, Otto, 2009, 29.

[15Katznelson, Fear Itself, p. 39.

[16John A. Garraty, “The New Deal, National Socialism, and the Great Depression”, The American Historical Review, vol. 78, n°4, octobre 1973, p. 907-944 ; Wolfgang Schivelbusch, Three New Deals, Reflections on Roosevelt’s America, Mussolini’s Italy and Hitler’s Germany, 1933-1939, New York, Metropolitan Books, 2006, p. 166.

[17Nelson Lichtenstein, “The United States in the Great Depression : Was the Fascist Door Open ?”, A Contest of Ideas : Capital, Labor, Politics, Urbana, The University of Illinois Press, 157-166. Il convient de noter toute l’originalité de ce point de vue, l’historiographie ayant surtout souligné la participation des Démocrates du Sud à une coalition conservatrice dès la fin des années 1930, et leur défection vers le parti Républicain dans les années 1960. Voir notamment James Patterson, “A Conservative Coalition Forms in Congress”, The Journal of American History, vol. 52, no. 4, mars 1966, p. 757-772 et Kari Frederickson, The Dixiecrat Revolt and the End of the Solid South, 1932-1968, Chapel Hill : The University of North Carolina Press, 2001.

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