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Recension International

Quand les femmes torturent

À propos de : C. Fusco, Petit manuel de torture à l’usage des femmes-soldats, Les Prairies ordinaires.


par Raphaëlle Branche , le 11 décembre 2008


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Les photos d’Abu Ghraib, où des soldates humilient des prisonniers irakiens, révèlent une nouvelle facette de l’armée américaine. Loin d’être des petites misères infligées par des minettes, ces tortures prétendent être plus efficaces que les tortures « d’homme à homme ». Il en ressort une vérité embarrassante : l’armée américaine utilise les soldates pour ce que leur appartenance à un sexe spécifique permet d’obtenir.

Recensé : Coco Fusco, Petit manuel de torture à l’usage des femmes-soldats, traduit de l’américain par François Cusset, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008. 128 p., 12 €.

Petit manuel de torture à l’usage des femmes-soldats : tel n’est pas exactement ce qui nous est donné à lire. Le manuel existe bien, mais il tient en un très court texte et quelques images, à la fin du livre. L’essentiel de l’ouvrage est intitulé « Extension du domaine de la femme ». Coco Fusco y poursuit une réflexion entamée lors de la performance qu’elle a créée en 2006, « A Room of One’s Own : Women and Power in the New America ». Il s’agit, pour cette artiste, de prolonger le choc des photos sorties de la prison américaine d’Abu Ghraib où des femmes américaines, en treillis, posaient devant des prisonniers irakiens dénudés, torturés, voire morts. Ces images d’humiliation, où l’image devenait un élément du mécanisme de destruction de l’autre, ont fait le tour du monde très rapidement, achevant de ruiner tout discours sur le bien-fondé de la présence américaine en Irak.

Là n’est cependant pas le propos de Coco Fusco. De cette affaire qui a révélé la lâcheté de la structure de commandement tout autant que son implication dans les violences perpétrées sur les suspects irakiens (comme d’ailleurs sur les internés de Guantanamo), l’artiste ne retient qu’un aspect, passé presque inaperçu : ce sont des femmes qui torturent et humilient, des femmes qui violentent des hommes. Bien sûr, la dimension du genre n’a pas été gommée aux États-Unis lorsque le scandale a éclaté. En réalité, elle a même fait partie du subtil système d’euphémisation et d’excuse qui s’est alors mis en place. Rappelons-nous en effet qu’une fois la phase de déni passée, les autorités américaines se sont attachées à montrer que la responsabilité était limitée aux acteurs photographiés et à l’une de leurs responsables ; en l’occurrence, celle qui avait sous son commandement les prisons américaines en Irak, la générale de brigade Janis Karpinski. Unique femme dans cette zone de guerre, elle devint assez rapidement le bouc émissaire idéal, rétrogradée d’ailleurs quelque temps plus tard [1]. À côté des soldats de la police militaire, dont on soulignait l’aspect prolétaire, peu cultivé, voire attardé, on avait trouvé ainsi la chef qui pourrait porter le chapeau : l’onde de choc serait limitée, les tortures réduites à une simple bavure. Les soldates elles-mêmes pouvaient alors – retournement ironique – être présentées comme de simples subalternes, de pauvres victimes.

Femmes et soldats

Que le système de détention américain en Irak, à l’image de la guerre menée dans ce pays, permette de penser qu’il ne s’agissait absolument pas de bavures, mais bien d’un système d’humiliation validé en haut lieu et conçu d’après une certaine conception de l’ennemi – terroriste, arabe et musulman –, n’est sans doute plus à démontrer [2]. En revanche, que les femmes soldats aient joué, dans ce système, un rôle spécifique pouvait encore être éclairé : c’est ce que se propose de faire Coco Fusco.

Bien sûr, on pourrait insister sur le fait que Lynndie England et Sabrina Harman sont devenues de véritables personnages de l’histoire de la guerre en Irak. On pourrait rappeler comment les autorités américaines ont vicieusement instillé l’idée que ces photos étaient la partie émergée d’un iceberg d’horreurs, qu’elles n’étaient que peu de choses à côté de ce qui aurait pu être montré à un public vite effarouché. Utilisant l’arme psychologique envers son propre électorat, le gouvernement américain suggérait toujours, sans jamais admettre, et tentait de faire passer ces photos pour des choses sans importance [3]. Que ces photos aient été immédiatement reproduites, qu’on en ait trouvé des répliques peintes sur les murs de nombreux pays musulmans et en particulier en Iran, n’est pas le sujet de ce petit livre. Loin de la géopolitique et loin de l’Irak finalement, Coco Fusco se penche sur son pays et sur ce que ces photos ont montré de la place que les femmes y avaient encore, notamment dans l’armée. En effet, Lynndie England et Sabrina Harman ne sont pas des « minettes de la torture » [4] ; elles ne sont pas la face sombre des femmes soldats en Irak, là où Jessica Lynch incarnerait la lumière, l’héroïsme mais aussi la faiblesse [5]. Le propos de Coco Fusco renverse cette pensée réconfortante : ces femmes sont des femmes soldats et en tant que telles – femmes et soldats – elles participent pleinement du système militaire américain. Ce que ces photos ont révélé est bien une facette de la nouvelle armée américaine, qui ne recourt pas aux femmes comme à d’autres volontaires. L’armée sait utiliser les individus pour leurs qualités propres et les femmes pour ce que leur appartenance à un sexe spécifique permet d’obtenir.

Pour s’en convaincre, Coco Fusco a loué les services d’anciens spécialistes américains de l’interrogatoire, qui prolifèrent aux États-Unis. Avec quelques complices féminines, elle a fait un stage auprès d’eux pendant trois jours. Elle voulait ainsi tester l’idée selon laquelle une recrue féminine n’est pas entraînée de la même manière qu’un homme à interroger des suspects. L’expérience fut concluante : les corps – de celui/celle qui interroge comme de celui/celle qui est interrogé(e) – sont essentiels. Elle en a tiré un petit film et la matière de sa performance, dont certains dessins nous sont fournis à la fin du livre (c’est le manuel proprement dit). Par des attouchements, des postures provoquant les prisonniers, par des gestes obscènes sur elles-mêmes ou sur eux, les femmes soldats exploitent lors des interrogatoires une gamme d’attitudes allant de la femme consolatrice à l’actrice pornographique, en passant par l’utilisation du sang menstruel comme arme (supposée) impure.

Le rôle des soldates, au-delà du discours égalitaire

Révélant ainsi que les femmes sont utilisées en tant que femmes pour torturer des prisonniers hommes, Coco Fusco ne se contente pas de briser le miroir que les autorités ont tenté de présenter aux Américains : non, les photos d’Abu Ghraib ne constituaient pas des bavures ou des farces de mauvais goût. Ces photos indiquent très nettement que les suspects irakiens sont perçus comme des hommes pour qui être interrogés par une femme ajouterait une dimension humiliante à la situation et pour qui, en outre, être torturés par elle constituerait la pire des choses. Loin d’être des petites misères infligées par des minettes, ces tortures prétendent bien atteindre, plus vite peut-être et plus efficacement que les tortures « d’homme à homme », le nœud psychique sur lequel tente d’agir tout tortionnaire – celui qui, une fois atteint, se dénouera et laissera couler informations, estime de soi et capacité à résister [6]. C’est du moins ce que croient ceux qui mettent en œuvre ces tortures.

Cette affirmation reste du domaine de la conjecture quant à sa réalité pour les victimes. En revanche, ce que Coco Fusco souligne avec justesse, c’est qu’ainsi l’armée américaine révèle non seulement l’image qu’elle a de ses adversaires, mais bien l’image qu’elle a des femmes dans ses rangs et, sans doute, des femmes en général. « Les personnages de femmes qui font leur apparition au détour de ces témoignages sont autant d’archétypes venus tout droit de la culture américaine », écrit-elle nettement (p. 60). C’est ici que le propos prend une dimension vraiment novatrice. L’auteure s’attache en effet à dénoncer le biopouvoir à l’œuvre dans l’institution militaire. Les femmes ont, dans cette perspective, droit à un traitement spécifique qui, au-delà d’un discours égalitaire, révèle qu’elles sont perçues de manière différenciée, selon une perspective de genre tout à fait traditionnelle. L’étude des violences internes à l’institution militaire, des viols notamment, aurait pu sans doute montrer la même chose.

Mais, en étudiant les pratiques révélées par les photos d’Abu Ghraib, Coco Fusco bouscule bien davantage. En effet, dénoncer les violences sexuelles que l’armée américaine laisse exercer en son sein pourrait contribuer à ajouter les soldates à la liste des femmes victimes de la violence des hommes ou, moins radicalement, de la violence de la domination masculine. Le sujet est d’importance et, si Coco Fusco ne s’y attarde pas, il reste d’une redoutable actualité.

Pourtant, s’intéresser aux femmes tortionnaires attire le regard ailleurs, sur un domaine auquel beaucoup de femmes et de féministes aiment à penser qu’elles sont étrangères : celui de la violence. Le texte est, pour cette raison, composé comme une lettre à Virginia Woolf, référence iconique des réflexions féministes sur les femmes et la guerre [7]. Le livre de Coco Fusco insiste sur ce qui blesse et gêne en affirmant haut et fort que les femmes peuvent être des agents de la violence de guerre. Cette réalité est, selon elle, « le signe manifeste d’une instrumentalisation par l’État de l’identité sexuelle, de la sexualité et de la différence culturelle » (p. 63). La perspective féministe, en effet, n’est pas abandonnée : elle est complexifiée et dégagée de la grande naïveté qui renvoie les femmes à une nature pacifique, ainsi que de celle qui les inclut dans un système de domination dont elles seraient les pures victimes. Abu Ghraib n’est pas la preuve que les femmes ont perdu leur innocence en entrant dans l’armée, ni qu’elles sont encore une fois utilisées et manipulées.

Coco Fusco propose de regarder ces femmes soldats et tortionnaires comme des actrices à part entière d’un système de domination masculine dans lequel la valeur dominante est construite non seulement par rapport aux femmes mais par rapport aux autres hommes, ici les prisonniers irakiens. Participant de leur propre aliénation, des femmes américaines, blanches et blondes si possible, ont eu ainsi tout leur rôle à jouer.

par Raphaëlle Branche, le 11 décembre 2008

Aller plus loin

 Le site de Coco Fusco

 Sur ce site, on peut consulter des extraits en ligne de la performance artistique de Coco Fusco intitulée A Room of One’s Own : Women and Power in the New America

 Plusieurs vidéos de Coco Fusco

 Un entretien de Colette Copland avec Coco Fusco sur le pouvoir, le genre et le corps.

Pour citer cet article :

Raphaëlle Branche, « Quand les femmes torturent », La Vie des idées , 11 décembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Quand-les-femmes-torturent

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Pour sa défense, elle a publié One Woman’s Army (Miramax Books, 2005).

[2L’auteure précise à plusieurs reprises que son frère a été tué alors qu’il menait une opération secrète en tant que membre des forces spéciales dans les années 1980. Les forces spéciales sont, en particulier, chargées des missions les plus secrètes et les plus délicates pouvant impliquer la torture et la disparition physique.

[3Est-il besoin de rappeler que l’administration américaine avait la connaissance de ces pratiques par des rapports officiels de longs mois avant la publication des photos et que c’est seulement le scandale public qui l’a poussée à réagir ?

[4Elles ont en effet été qualifiées de « torture chicks », « minettes de la torture », manière de déplacer l’euphémisation de l’acteur vers son action. Est ainsi suggéré, estime Coco Fusco, qu’une torture perpétrée par une minette est moins impressionnante qu’une torture infligée par une armoire à glace.

[5En mars 2003, les Américains apprenaient l’enlèvement de Jessica Lynch après une embuscade puis sa libération par la force. Ils découvrirent ensuite que la réalité était bien différente et que l’affaire était de pure propagande. La soldate, blessée et évanouie, avait en réalité été conduite à l’hôpital par des soldats irakiens. En revanche, dans sa biographie parue ultérieurement, celle-ci révéla avoir été violée par les soldats irakiens. I am a Soldier too. The Jessica Lynch Story a été un best-seller à sa sortie, fin 2003.

[6Les Américains n’ont pas inventé la dimension sexuelle de la torture. Les organes sexuels sont en effet toujours les sites de prédilection des violences que l’on inflige dans le but d’humilier quelqu’un. À leur dimension sensible évidente s’ajoute en effet une dimension symbolique qui, si elle varie selon les cultures, existe par-delà leurs différences.

[7Voir la préface de Claire Fontaine à la traduction française du livre de Coco Fusco.

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