Recherche

Essai Politique

Dossier : La fin des années Blair-Brown

Pourquoi le New Labour a besoin d’idées neuves


par Patrick Diamond & Roger Liddle , le 27 avril 2010


Le New Labour de Gordon Brown a-t-il encore un projet politique pour la Grande-Bretagne ? Après treize années d’exercice du pouvoir, l’essouflement idéologique des travaillistes n’est guère surprenant. Patrick Diamond et Roger Liddle, membres du think tank Policy Network, invitent les sociaux-démocrates à redéfinir le rôle de l’État.

Cet article est la traduction d’extraits de l’introduction et de la conclusion de l’ouvrage publié sous la direction de Patrick Diamond et Roger Liddle, Beyond New Labour. The Future of Social Democracy in Britain, Londres, Politico’s, 2009. Nous remercions les auteurs, l’éditeur et Policy Network d’avoir accepté la publication de ce texte sur La Vie des Idées.

Les sociaux-démocrates n’ont toujours pas tiré toutes les conséquences intellectuelles des gigantesques transformations économiques et sociales actuellement en cours. D’un côté, l’importance de l’État a été réaffirmée et la critique social-démocrate du marché doit être repensée et renforcée. De l’autre, ce serait commettre une profonde erreur que de croire qu’on pourra se contenter à l’avenir d’un retour à l’« étatisme » des années 1960 et 1970 et d’une remise au goût du jour de la social-démocratie keynesienne d’après-guerre. Cette crise constitue indiscutablement un tournant idéologique : dans le contexte britannique, elle est pour l’orthodoxie néolibérale qui a dominé la pensée politique à droite et, dans une certaine mesure, à gauche depuis 1979, l’équivalent de ce que fut le fameux Winter of Discontent [1] pour la social-démocratie d’après-guerre. Un retour au monde néolibéral des années 1980 et 1990 est impossible. Un interventionnisme économique accru est peut-être nécessaire ; on a en effet besoin d’une confiance renouvelée dans le rôle essentiel que devrait jouer l’État pour réguler et diriger le capitalisme. Mais cet interventionnisme ne suffit pas. Par ailleurs, exactement comme dans le domaine économique, un retour à la « normalité » qui dominait avant la crise mondiale est impossible. Des transformations sont nécessaires. En réponse à la crise, de nouvelles questions et de nouveaux débats vont émerger au sujet de ce qu’on entend par « État actif » : cet État a-t-il les capacités d’exercer les responsabilités qui lui sont confiées de façon inattendue, et comment doit-il les exercer ? Le retour de l’économie au premier plan du débat politique ne peut que provisoirement cacher les graves tensions et les dilemmes laissés ouverts au sein de la coalition social-démocrate entre les visions du monde que nous qualifierons de « cosmopolite » et de « communautariste », c’est-à-dire fondamentalement le fossé entre ceux qui sont favorables à la mondialisation et ceux qui y résistent. Avant qu’une social-démocratie « nouvelle » puisse être construite, une social-démocratie qui maîtrise la nouvelle conjoncture économique tout en réintégrant ces conflits sous-jacents, une période capitale de débats approfondis et de révision intellectuelle est à la fois nécessaire et inévitable.

Qu’est-ce qui s’est affaibli et pourquoi ?

Selon nous, le New Labour a voulu éluder trop de dilemmes et de contradictions de la social-démocratie, qui sont devenus plus aigus avec les transformations économiques et sociales du Royaume-Uni. En fait, le New Labour aurait dû s’attaquer frontalement à la modernisation nécessaire de la social-démocratie, penser jusqu’au bout les nouvelles pressions et les nouvelles obligations. Le spectaculaire « retour de l’économie » au premier plan du débat politique comporte un risque, qui serait de négliger le besoin plus général de « renouveau », qui était évident avant même que n’éclate la crise financière mondiale.

Les réticences passées du Labour face à un authentique renouvellement sont pour une bonne part le produit des dilemmes stratégiques non résolus qui sont au cœur de la social-démocratie moderne. D’un côté, le New Labour s’est efforcé de bâtir une machine à gagner les élections, grâce à laquelle il pourrait apparaître comme le parti naturel de gouvernement. De l’autre, il a reconnu la nécessité de procéder à de profonds changements qui remettraient en cause certains acquis et certains accords, qui compromettraient la stratégie visant à rassembler un maximum de voix. Une grande ouverture était nécessaire dans l’opposition, quand le New Labour cherchait à gagner le soutien de couches qui n’appartenaient pas à l’électorat travailliste traditionnel.

Mais une fois au gouvernement, le Labour manifesta une certaine confusion et refusa de reconnaître les obstacles ou les barrières s’opposant à son programme, en particulier quand celui-ci entrait en contradiction avec de puissants intérêts établis à la City et dans le secteur privé. Le gouvernement Blair manquait apparemment d’une conception cohérente de l’intérêt public – c’est-à-dire d’une vision claire des principes fondamentaux qui devraient sous-tendre la relation entre l’État et les citoyens et aussi protéger les droits et les obligations démocratiques – ce qui engendra une grande confusion dans la fonction publique sur la manière de promulguer et de mettre en œuvre les « nouvelles » institutions et les initiatives politiques du Labour. En conséquence, quatre tensions importantes se manifestèrent au cours de la période d’hégémonie mal assurée du Labour.

1. Concurrence contre régulation du marché

Le New Labour voulut défendre la City et les marchés financiers, pour renforcer la position du Royaume-Uni face à ses concurrents dans l’économie mondialisée. Mais le refus de réguler les marchés dans le souci de l’intérêt public mit le gouvernement en contradiction avec les besoins des consommateurs, qui cherchaient à obtenir le contrôle du prix des carburants, voulaient des garanties en ce qui concerne la sécurité alimentaire et exigeaient à juste titre la protection de leur épargne et de leurs retraites. Rien ne fut fait pour contester la position dominante du marché, en particulier dans le domaine des médias, des industries créatives et de l’armement, de peur d’effrayer les gros intérêts financiers. Il devint aussi évident, bien avant que la crise de 2008 ne vienne dissiper les derniers doutes sur le sujet, qu’il était impossible de garantir que les marchés, livrés à eux-mêmes, soient au service de l’intérêt public ; la concurrence en elle-même n’allait pas assurer les investissements privés nécessaires pour renouveler des infrastructures vieillissantes dans le domaine de l’énergie ou accoucher d’une économie à faible émission de carbone. L’abandon du secteur du logement au marché mit à jour aussi d’immenses problèmes liés à des besoins sociaux non satisfaits bien avant la crise des subprimes.

2. Égalité accrue contre « Middle England »

Le New Labour voulait réduire l’écart entre le « bas » et le « milieu » de la distribution des revenus en ciblant les ressources vers les moins riches. Mais il s’aperçut rapidement qu’obtenir le soutien des classes moyennes aux services universels exigerait un changement fondamental des investissements publics doublé de hausses d’impôts ciblées en 2001-2002 pour financer la modernisation du système public de santé (le NHS). Le gouvernement essaya de s’atteler à la quadrature du cercle en diminuant la détresse de la minorité exclue et en augmentant le niveau des services pour tous, en particulier dans le domaine de la santé et de l’enseignement. Les progrès dans le domaine de la pauvreté des enfants et des retraités furent au début impressionnants, mais ralentirent après les élections de 2001. Il n’était pas évident que de nouveaux progrès puissent être réalisés sans nouvelle hausse d’impôts, même si un rapport récent de l’OCDE montre que l’inégalité des revenus a baissé plus vite en Angleterre que dans n’importe quel autre pays industrialisé au cours des dix dernières années.

Dans le même temps, les revenus les plus modestes continuaient à être beaucoup trop lourdement imposés, la « part des impôts » dans le PNB restant globalement stable, expression de la nécessité de protéger les intérêts de la Middle England. La proportion de foyers entrant dans la catégorie des « travailleurs pauvres » changea à peine au cours de ces dix années. Le Labour parvint à rendre le travail rémunérateur (« making work pay  »), mais le taux de travailleurs pauvres augmenta de façon spectaculaire au cours de ces dix ans.

3. Tolérance contre majorité morale

Le New Labour a présidé à la plus ambitieuse libéralisation des attitudes sociales depuis la Seconde Guerre mondiale, avec des réformes majeures (contrats d’union civile, égalisation de l’âge de la majorité sexuelle, nouvelles initiatives sur l’égalité raciale et mesures en faveur des handicapés). Néanmoins, le gouvernement s’est efforcé de défendre vigoureusement la famille « traditionnelle » et de réaffirmer les valeurs morales fondamentales, telles que la civilité et la décence. Il a tenté de définir une vision du monde associant tolérance privée et vertu publique, dans laquelle les gens pouvaient faire ce qu’ils voulaient dans leurs vies privées mais étaient tenus de défendre les normes sociales au sein des communautés sociales auxquelles ils appartenaient.

Cette logique a souvent semblé fragile, et le gouvernement a combattu pour développer des principes solides qui pourraient nourrir des politiques crédibles permettant de traiter des problèmes sociaux comme la consommation de stupéfiants et l’alcoolisme. Le Labour s’est trouvé pris dans le conflit plus général, évoqué plus haut, entre les « cosmopolites », qui mettaient l’accent sur la liberté personnelle et voulaient que le Royaume-Uni regarde vers l’extérieur, et les « communautaristes », qui s’efforçaient de défendre leurs modes de vie traditionnels, en particulier dans les villes et les quartiers ouvriers.

4. Nouvel accord contre changement progressif

On n’a jamais su vraiment clairement si le but du New Labour était de lancer des réformes progressives après les bouleversements de l’époque Thatcher, symbolisées par les cinq engagements du Manifeste travailliste de 1997, ou si ce dont le Royaume-Uni avait besoin était un bouleversement radical lui permettant de saisir les occasions du XXIe siècle. Les ambitions du Parti travailliste étaient-elles modestes ou radicales ? Avait-il l’intention de définir un accord qui réorienterait de façon permanente le centre de la politique britannique dans une direction progressiste ? Ou, au contraire, son intention était-elle d’éliminer les risques inhérents à la mondialisation ? Le parti dut se débattre avec ce dilemme tenace : les électeurs exigeaient que le gouvernement les protège de l’incertitude et de l’instabilité, mais ils voulaient pouvoir exercer plus de choix et plus de contrôle dans un État centralisé réformé. Cela constitua peut-être le plus grand de tous les casse-tête : il y eut là ce que certains experts des sondages appellent une « dissonance cognitive », une apparente contradiction entre des opinions défendues par les mêmes électeurs.

Le refus d’affronter ces tensions a retardé le processus nécessaire de renouvellement politique et a empêché le Labour de passer la vitesse supérieure pour développer une analyse convaincante sur l’avenir du Royaume-Uni. Le parti est resté hanté par le spectre des années 1980, marqué par quatre défaites successives qui signifièrent qu’il devait se battre pour manifester une plus grande confiance sur la façon dont il voulait changer le pays. Établir un nouveau projet social-démocrate, cela signifie reconnaître le changement du paysage social, économique et culturel du Royaume-Uni, et le rythme de ce changement. Mais cela exigera aussi d’être prêt à faire face aux tensions inhérentes à la pensée social-démocrate britannique qui ont si souvent compromis la réussite du projet social-démocrate dans le passé.

La redéfinition nécessaire du rôle de l’État

Il y a toujours eu de vifs débats entre sociaux-démocrates sur le rôle de l’État. Pensons par exemple aux débats qui eurent lieu en Suède sur la construction de la « maison du peuple », à la reconnaissance par le SPD allemand du rôle du marché à Bad Godesberg en 1960, et aux différentes conceptions du rôle de l’État dans la tradition républicaine française. À tout cela il faut ajouter une dimension spécifiquement britannique : le profond attachement sentimental du Labour aux institutions et aux principes fondateurs du Royaume-Uni.

Pour certains, la doctrine social-démocrate de l’État-nation modernisé est un instrument de moins en moins tranchant. Vernon Bogdanor affirme que la social-démocratie a été régulièrement « émasculée » par les forces jumelles de la mondialisation et de la dévolution, qui l’une et l’autre fragmentent le pouvoir de l’État centralisé. Nous ne sommes pas d’accord avec la conclusion de Bogdanor, qui considère que l’État ne peut plus promouvoir la justice, mais il a incontestablement raison d’attirer l’attention sur la « camisole dorée » qui a été placée sur les gouvernements nationaux et sur les dilemmes auxquels se trouvent confrontés les sociaux-démocrates, dans un monde de marchés mondiaux, de migration rapide, de terrorisme ignorant les frontières et de changement climatique. Le tournant de plus en plus marqué vers la dévolution et le localisme pourrait menacer la possibilité de l’égalité des chances à l’échelle nationale.

Il y a toujours eu une tension concernant le rôle de l’État dans la pensée social-démocrate. Le rôle de l’État est-il de former les citoyens ou de donner à tous les citoyens également les moyens de se former eux-mêmes ? Les origines du Labour Party ont été fortement marquées par le volontarisme : comment le mouvement aurait-il pu se développer autrement, dans un environnement hostile et dans une société où la majorité des travailleurs n’avaient pas le droit de vote ? Le Labour Party compta à l’origine sur les mouvements de solidarité de sociétés amicales et de syndicats, de coopératives et de chapelles. Ces institutions représentaient les idéaux du collectivisme, sans recours à l’État. Pourtant, la croissance massive de l’État au cours des deux guerres mondiales, la transformation difficile mais progressive des syndicats en pilier essentiel de la société britannique au milieu du XXe siècle et la domination intellectuelle de l’idée de planification après l’échec massif du capitalisme dans la période de l’entre-deux-guerres ont abouti à une identification de plus en plus forte du collectivisme à l’État. La question-clé pour aujourd’hui consiste à savoir si cette identification peut être brisée, et comment.

Le New Labour n’a jamais exprimé des positions très claires sur toutes ces questions. À certains moments importants, il a agi, selon la terminologie de David Marquand, en « républicain démocrate » : en faisant passer la dévolution de l’Écosse et du Pays de Galles ; en défendant les droits des citoyens et en mettant en cause jusqu’à un certain point la souveraineté du Parlement par le Human Rights Act. Mais dans la plupart des domaines politiques, son approche fut dans le meilleur des cas confuse. Les hôpitaux furent censés jouir d’une certaine indépendance, mais les ministres continuèrent de prendre l’initiative en 2007 en demandant à tous les hôpitaux d’entreprendre un grand nettoyage pour combattre le staphylocoque doré (MRSA), que cela soit imposé ou non par les conditions locales. Les écoles eurent la possibilité de bénéficier d’une certaine indépendance vis-à-vis des autorités locales, mais ce fut pour être soumises à un régime plus strict d’inspection et d’intervention centralisée censé assurer l’amélioration de leurs performances. Les autorités locales bénéficièrent de dotations supplémentaires du gouvernement central si elles atteignaient leurs objectifs de performance, mais, contradictoirement, touchaient des compensations quand elles n’atteignaient pas leurs objectifs. Dans certains cas, le New Labour put sembler mener une politique quasi léniniste de renforcement de l’État, pour mieux en assurer le dépérissement.

La réalité, c’est qu’il y a des marchandages dans l’autonomie locale. On peut gagner en efficacité aux dépens de l’équité, ou vice-versa : cela dépend des choix politiques faits localement. Le New Labour n’a jamais pu se résoudre à l’accepter. On a beaucoup parlé de « nouveau localisme », du besoin de « double dévolution » et de participation de la communauté. Mais pour l’essentiel tout cela resta au niveau rhétorique parce que personne n’était prêt à résoudre la confusion intellectuelle sous-jacente.

Et puis il y a la question de l’attachement particulier des sociaux-démocrates britanniques à la forme unique de l’État britannique. Cet attachement se manifeste dans l’attitude de la gauche à l’égard de la Constitution et de la politique étrangère. Sur la Constitution, l’étendue des réformes du New Labour a été sans précédent au XXe siècle – mais les réformes furent en même temps limitées. Aussi bien la dévolution que le Human Rights Act furent entourés du discours d’une souveraineté parlementaire théoriquement non entravée, même si en pratique ils constituaient un tournant significatif dans une autre direction. L’impossibilité de parvenir à un accord sur des réformes démocratiques de la deuxième chambre témoigne d’une incapacité à aller jusqu’au bout du règlement constitutionnel là où une partie de la législature ne serait pas par définition sous le contrôle de l’exécutif. La volonté du Labour d’accepter différentes formes de représentation proportionnelle pour tout corps élu autre que la Chambre des Communes témoigne du préjugé persistant selon lequel tout ce qui est démocratique n’a guère d’importance, la seule chose qui compte étant d’exercer un contrôle absolu sur Westminster grâce au système du scrutin majoritaire. À la différence des sociaux-démocrates du reste de l’Europe, le Labour reste incapable d’imaginer que des étapes consensuelles progressives, dans le cadre d’un système démocratique pluraliste, permettraient peut-être de faire plus pour les valeurs social-démocrates à long terme que l’alternance de différentes dictatures élues à Westminster.

La croyance dans l’unicité du Royaume-Uni a aussi une influence négative sur les relations avec les autres pays. Pendant les vingt ans qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, cette idée prit la forme d’objectifs trop ambitieux, qui contribuèrent sensiblement aux problèmes de balance des paiements auxquels se heurtèrent les gouvernements successifs. Harold Wilson et Edward Heath menèrent alors une politique d’ajustement : au cours de cette période, le Royaume-Uni commença à perdre ses illusions sur le statut particulier qui aurait été le sien dans le monde. Le triomphe de Margaret Thatcher dans les Malouines réveilla ce sentiment d’exception britannique et le New Labour était décidé à ne pas être en reste. En conséquence, même si Tony Blair reconnut totalement que les intérêts britanniques avaient pâti d’un certain détachement à l’égard de l’Union européenne pendant un quart de siècle, l’idée d’une non-contradiction entre un engagement plein en Europe et la poursuite d’une relation spéciale entre le Royaume-Uni et les États-Unis signifiait que, quand ces deux dimensions entraient en contradiction, c’était la relation avec les États-Unis qui l’emportait sans la moindre hésitation. C’est ainsi que, à propos de l’Irak, le Royaume-Uni finit par exercer sur les États-Unis une influence moindre que s’il avait privilégié la construction d’une position européenne commune.

La position que nous défendons est que les défis structurels auxquels se trouve confronté le Royaume-Uni ne pourront être relevés que par la construction d’un État réformé « développemental » ayant des capacités stratégiques beaucoup plus fortes, plus concentrées. Cela implique un changement d’approche de la fonction gouvernementale. Certains diront que le moment est mal choisi pour défendre une telle position, alors que la mondialisation est en crise et que les marchés ont été visiblement incapables d’être des facteurs de stabilité. Mais en réalité il y a trois conceptions possibles du rôle de l’État, pas seulement deux. La première est la conception minimaliste, celle des adeptes du laisser-faire. La deuxième est celle des partisans d’un État puissant conçu comme garant de l’équité. Mais il existe aussi une troisième conception : celle d’un État ayant une forte capacité stratégique, qui n’essaie pas de tout faire lui-même. Le New Labour aurait pu décrire cette « troisième voie » comme celle d’un « enabling State » (un État donnant des capacités, un État stratège). Cependant, cela peut être compris comme une position plus minimaliste que celle qu’appelle la sitation : pour simplifier, la réponse à la crise mondiale doit être davantage qu’un schéma d’école. Une capacité stratégique exige la direction du marché, pas seulement son acceptation.

Donc, les sociaux-démocrates modernes doivent sans aucun doute rejeter l’hostilité des néolibéraux à l’égard de l’État. Ils doivent aussi prendre à leur compte l’idée d’Albert Hirschman selon laquelle la meilleure manière pour des progressistes de faire en sorte que l’action collective menée dans l’intérêt public soit populaire est de reconnaître que l’intervention de l’État peut avoir des conséquences imprévues, et qu’il y a des limites à l’étendue du pouvoir de l’État, comme l’a montré John Maynard Keynes dans les années 1920. Le Labour n’a pas pour mission de promouvoir et protéger l’État, mais de s’assurer que l’État défend l’intérêt collectif plutôt que les intérêts particuliers d’une élite.

Ce que les sociaux-démocrates doivent créer, ce n’est pas un gouvernement plus étendu mais un État stratége plus capable, qui puisse diriger et intervenir dans les réseaux et les institutions de plus en plus complexes d’une économie et d’une société mondialisées. Cela veut dire forger de nouvelles méthodes, de nouvelles capacités et de nouveaux instruments à différents niveaux de gouvernance, de l’échelon local à l’Union européenne et à la régulation des institutions financières mondiales. Une des questions importantes est de savoir si la social-démocratie peut être libéralisée et devenir plus pluraliste – autrement dit être réellement à l’écoute des besoins des institutions démocratiques locales de base ; être sensible à la politique du comportement personnel et à la variété et à la complexité des valeurs et des normes sociales ; être capable de reconnaître le désir qu’ont les gens d’exercer un plus grand choix et d’avoir un plus grand contrôle sur leurs vies.

Six rôles ou fonctions de l’État peuvent être envisagés :

  • premièrement, l’État comme régulateur : il promeut des marchés concurrentiels, défend l’intérêt public, donne une forme à la qualité de la vie et protège les valeurs éthiques contre toute interférence excessive du marché. La régulation doit s’accompagner d’une approche pluraliste du gouvernement, en fixant des règles nationales mais en laissant les institutions se contrôler elles-mêmes au lieu de définir des résultats à partir du centre.
  • deuxièmement, l’État comme garant : il assure des conditions minimales et une certaine équité, pour que chacun puisse mener une vie correcte et digne grâce à la protection publique universelle. Comme l’offre de services publics devient plus décentralisée et fait souvent intervenir des institutions et des acteurs différents, il est vital d’assurer des critères minimum de traitement et d’accès à chaque citoyen.
  • troisièmement, l’État comme catalyseur : il fédère le secteur public, le secteur privé et le secteur associatif pour former de nouveaux partenariats permettant le changement social, en particulier dans les communautés les plus défavorisées. L’État doit stimuler et soutenir les efforts locaux au lieu de laisser les communautés vulnérables « se débrouiller toutes seules » sans ressources adéquates et sans infrastructure, et il doit contribuer à entretenir une citoyenneté active.
  • quatrièmement, l’État comme donnant des capacités : il fait en sorte que les gens puissent développer leurs capacités, accroissant ainsi la mobilité sociale, brisant le lien insidieux entre origine familiale et destinée sociale, offrant aux individus de nouvelles possibilités tout au long de leurs vies. Cela inclut les biens publics, depuis l’enseignement jusqu’à certaines ressources : il revient aux individus de saisir les occasions nouvelles, mais ils peuvent être aidés ou entravés par la présence d’un État actif.
  • cinquièmement, l’État comme bouclier : il protège les citoyens de la violence organisée, y compris des violences policières et du contre-terrorisme, et est prêt à tenir tête aux régimes despotiques qui exportent le terrorisme dans le monde entier. Cela signifie s’attaquer aux causes autant qu’aux manifestations du terrorisme, y compris si cela implique de répondre aux griefs légitimes qui peuvent être formulés contre l’Occident.
  • enfin, l’État comme acteur mondial ; il permet au Royaume-Uni de rester un « citoyen du monde » responsable, remplissant ses obligations mondiales, dans des domaines allant du développement international jusqu’au changement climatique. La lutte contre l’injustice sociale dans le monde est un devoir moral, mais il est aussi dans l’intérêt national de protéger la stabilité des États faibles et de contrôler les flux de population vers l’Occident.

La reforme de l’État doit être sous-tendue par une conception rajeunie de la citoyenneté active pour donner à l’État légitimité et crédibilité, renforçant les liens « horizontaux » qui existent entre les citoyens et les liens « verticaux » entre les citoyens et l’État. En fait, le soutien accordé à un gouvernement actif dépend de l’existence d’un sentiment du « nous », d’une éthique collective de l’appartenance, d’une identité partagée et du respect mutuel. Le concept de « britannicité » (« Britishness ») et l’effort visant à élaborer une forme moderne d’identité britannique est enrichissant, mais il doit être placé dans le contexte de la dévolution, des migrations de masse et des conflits potentiels entre identités religieuses multiples et sécularisation. Il est étroitement lié à la tâche consistant à construire une société stable, cohérente, faisant disparaître la méfiance entre communautés religieuses et ethniques, et défendant des résultats sociaux et économiques plus équitables pour les communautés minoritaires.

Le défi pour le projet social-démocrate de l’avenir, après le New Labour, sera de résoudre un dilemme tenace sous une nouvelle forme : faire en sorte que le sort des plus défavorisés ne soit pas oublié par la majorité des classes moyennes, et assurer une distribution plus juste des revenus et des richesses, ainsi qu’un accès équitable aux institutions et aux services publics. Les sociaux-démocrates doivent y parvenir dans un monde qui est plus divers et atomisé, où les liens unissant les individus et les communautés ne sont plus considérés comme allant de soi et où les gouvernements suscitent le scepticisme plutôt que la confiance. Le défi du Labour est de continuer à se projeter comme un agent de changement vivant et dynamique. Le rôle du parti est de transformer la société bien plus que de simplement éliminer les pires excès de la mondialisation et de bricoler dans les marges. Les responsables politiques de la nouvelle génération du Labour ont aussi un grand avantage : ils peuvent s’appuyer sur la réussite du projet du New Labour, en sachant que le centre-gauche peut remporter la bataille des idées et gouverner avec compétence au nom d’une société plus égale et plus juste.

Nous sommes convaincus qu’un projet social-démocrate de la nouvelle génération pour le Royaume-Uni est une nécessité : il ne s’agit pas d’un retour au traditionalisme, ni d’un projet révisionniste sur le modèle de Crosland plaidant pour de nouveaux moyens au service d’une série de fins identiques et inchangées. Nous avons besoin d’être ouverts à une révision radicale des fins et des moyens pour donner naissance à une social-démocratie plus libérale et pluraliste. Cela suppose néanmoins de prendre au sérieux la nécessité d’une citoyenneté active, fondée sur la réciprocité et l’éthique de l’obligation mutuelle. Nous devons revoir les objectifs d’« égalite democratique » et d’« accomplissement individuel » pour les temps modernes ; nous devons admettre et accepter les tensions inhérentes au modèle plus libéral et pluraliste que nous préconisons.

Texte traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard.

par Patrick Diamond & Roger Liddle, le 27 avril 2010

Aller plus loin

 Le descriptif de l’ouvrage Beyond New Labour publié sous la direction de Patrick Diamond et Roger Liddle.

 Le site de Policy Network

Pour citer cet article :

Patrick Diamond & Roger Liddle, « Pourquoi le New Labour a besoin d’idées neuves », La Vie des idées , 27 avril 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Pourquoi-le-New-Labour-a-besoin-d-idees-neuves

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

À lire aussi


Notes

[1Cette formule désigne les nombreux mouvements de grève de l’hiver 1978-1979, qui se soldèrent par la chute du gouvernement travailliste de James Callaghan et l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet