Recherche

Recension Arts

La splendeur culturelle de Prague


par Duane Huguenin , le 28 juillet 2008


Télécharger l'article : PDF

Prague à la Belle Époque : ville cosmopolite, multilingue, lieu d’une rivalité tchéco-allemande qui ne cessa jamais, ou presque, d’être pacifique – le livre de Bernard Michel vient opportunément raviver le souvenir d’une page importante et méconnue de la culture européenne.

Recensé : Bernard Michel, Prague Belle Époque, Paris, Aubier, 2008, 25€, 352 p.

L’ouvrage de Bernard Michel est consacré à une période encore trop souvent méconnue de l’histoire culturelle de l’actuelle République tchèque, qui s’étale de la fin du XIXe siècle à la fin des années 1920. Le choix de ces bornes chronologiques indique une volonté forte de la part de l’auteur, celle de ne pas réduire les évolutions de la culture de la Bohème-Moravie à une chronologie « occidentale », voire française. Le choix d’englober dans une même analyse les périodes de l’avant-guerre et de l’après-guerre est l’un des attraits de cet ouvrage. En effet, cela remet en perspective la portée de la rupture introduite dans l’Histoire européenne par la Première Guerre mondiale. Pour les artistes tchèques au moins, cette rupture fut moins importante qu’on put le penser, et si les courants artistiques évoluent naturellement après la guerre, nombre d’artistes centraux dans les milieux culturels de la jeune République tchécoslovaque dans les années 1920 ont commencé leur carrière artistique ou littéraire au début du siècle.

Prague la cosmopolite

Le livre suit une démarche globalement chronologique, en explorant successivement l’avant puis l’après-guerre, et l’auteur met un soin particulier à séparer les différentes composantes de la culture pragoise de l’époque. Prague est alors, à l’instar de la plupart des grandes cités habsbourgeoises, une ville cosmopolite, et son essor économique rapide à la fin du XIXe siècle lui offre un rôle important sur la scène autrichienne. Prague accueille des communautés tchèques, allemandes et juives notamment, et ces trois communautés sont à la fois diverses mais profondément interdépendantes. Bernard Michel revient ainsi en détail sur des faits historiques trop souvent ignorés de ceux qui se sont intéressés à la culture de l’Empire vieillissant : s’opposant à la vision trop facile de communautés fermées et antagonistes, l’auteur rappelle l’importance du multilinguisme dans la Bohême fin de siècle, et le fait que si Allemands et Tchèques étaient engagés politiquement et économiquement dans une rivalité croissante, cela n’excluait ni le dialogue, ni les influences réciproques. Revenant ainsi sur un thème qui lui est cher, Bernard Michel dessine le portrait d’un Empire autrichien qui ne fut ni excessivement autoritaire, ni noyé sous la bureaucratie, mais qui offrit à ses nationalités un cadre pacifique de compétition et d’émulation extraordinairement propice sur le plan culturel. Au delà de la modernité viennoise désormais largement connue et reconnue, ce livre propose d’explorer ce qui fit alors la richesse culturelle de Prague, alors deuxième ville de la partie autrichienne de l’Empire. On oublie encore trop souvent que Prague fut alors une métropole culturelle de premier plan, la ville de Max Brod [1] et de Franz Kafka, la ville d’Alfons Mucha [2] et d’Egon Erwin Kisch [3]. Et si cette ville fut le théâtre d’une vie culturelle aussi riche, c’est parce qu’elle offrit un cadre privilégié à l’expression artistique d’une rivalité tchéco-allemande qui ne cessa presque jamais d’être pacifique.

La ville de Kafka

Une figure littéraire domine l’ensemble de l’ouvrage, celle de Franz Kafka, qui est sans aucun doute l’écrivain pragois le plus connu, même si trop de gens ignorent encore qu’il vécut l’essentiel de sa vie à Prague. Revenant sur ce que fut la ville de Kafka, Bernard Michel dissipe certaines illusions qui marquent encore l’oeuvre de nombre de ses biographes : Kafka ne fut ni un Juif persécuté par une population de plus en plus antisémite, ni un Allemand traumatisé de n’avoir accès qu’à une langue et une culture provinciales, ni le critique féroce d’une bureaucratie envahissante préfigurant les totalitarismes du XXe siècle. Kafka fut plutôt l’écrivain pragois par excellence, le représentant le plus éminent de l’apogée de la culture allemande de Bohème qui sut développer des thèmes spécifiques comme celui du poids d’une culpabilité dont la source est insaisissable (à l’instar de Joseph K qui, dans Le Procès, est condamné pour un crime dont il ignore tout). Bernard Michel rappelle également que si Kafka quitta Prague après la guerre, ce ne fut pas à cause de l’antigermanisme fanatique dont les Tchèques sont censés avoir fait preuve, mais du fait de ses ennuis de santé.

La culture allemande de Prague décline en effet après 1918, mais ce phénomène est plus lié à des considérations économiques (les écrivains allemands sont payés en schillings ou en marks, deux monnaies dévaluées ne permettant guère de vivre dans la prospère Tchécoslovaquie). À l’inverse, la culture tchèque, moins brillante que son homologue allemande avant-guerre, connaît ensuite un développement spectaculaire qui fait de Prague une des grandes capitales culturelles de l’Europe d’après-guerre, avec des figures comme celles des frères Čapek, de Jaroslav Hašek [4] ou de Vitězslav Nezval [5]. Encouragée par le pouvoir incarné par le « président philosophe » Thomáš Masaryk [6], cette culture tchèque se nourrit soit, pour le mouvement Devětsil, d’un enthousiasme révolutionnaire d’avant-garde doublé d’un optimisme qui le distingue de la culture française ou allemande, soit d’un humanisme démocratique proche des idées de Masaryk.

En fin de compte, le grand mérite de ce livre est de ressusciter une page méconnue de l’histoire culturelle européenne tout en offrant un aperçu forcément synthétique de la richesse des courants et des univers artistiques qui se développèrent alors à Prague. Cependant, l’auteur a souvent pris le parti de tout évoquer, et faute d’analyses aussi bien littéraires qu’historiques poussées plus avant, l’ouvrage tourne parfois au catalogue des auteurs et des œuvres, et certains chapitres ressemblent à une suite de notices biographiques où manquent les développements qui donneraient plus de sens et de cohérence à cette accumulation de faits. L’ouvrage est donc remarquable pour son rôle informatif et descriptif, mais les aspects analytiques sont parfois trop lapidaires pour être pleinement convaincants. Bernard Michel est un grand partisan de l’histoire des sociabilités, mais force est de constater qu’en la matière, beaucoup de travail reste à faire pour donner une image globale et précise des réseaux d’interconnaissance, des lieux de rendez-vous et des lieux où se fabrique la culture pragoise de la Belle Époque.

En somme, on ne peut qu’apprécier à sa juste valeur le travail de l’auteur pour rendre accessible au public français cette culture très riche mais souvent ignorée, notamment pour des raisons linguistiques. Non sans regretter que le projet historiographique, qui visait à expliquer les causes de ce surgissement créatif en un lieu précis sur une période assez brève, tourne trop souvent à la juxtaposition de chapitres d’histoire politique et d’histoire culturelle, sans que les liens entre les deux soient toujours suffisamment explorés et explicités. On ne saurait donc trop conseiller cette lecture à ceux qui s’intéressent à la culture centre-européenne ou même européenne des années 1880-1930, tout en souhaitant que cette lecture stimule chez ses lecteurs historiens l’envie d’aller plus loin et de relever les défis historiographiques soulevés par Bernard Michel.

par Duane Huguenin, le 28 juillet 2008

Pour citer cet article :

Duane Huguenin, « La splendeur culturelle de Prague », La Vie des idées , 28 juillet 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-splendeur-culturelle-de-Prague

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Max Brod (1884-1968) fut l’ami intime de Kafka et fit publier Le Château et Le Procès après la mort de Kafka. Lui-même fut un romancier de premier plan, notamment dans le style expressionniste.

[2Alfons Mucha (1860-1939) est surtout célèbre pour ses affiches des pièces de Sarah Bernhardt. Il est l’un des grands pionniers et des grands maîtres de l’Art Nouveau. À Prague, il a notamment réalisé les grandes fresques des plafonds de la Maison Municipale.

[3Egon Erwin Kisch (1885-1948) fut un grand journaliste, publiant des séries d’articles sur la vie de Prague avant 1914. Juif allemand, il fut immergé dans le monde tchèque. Mobilisé en 1914, il devient pacifiste et révolutionnaire et commande la Garde Rouge de Vienne en1918. Il ne revient en Tchécoslovaquie qu’en 1945 et y soutient les communistes.

[4Jaroslav Hašek (1883-1923), l’écrivain tchèque le plus connu grâce au Bon Soldat Švejk paru en 1921 (et parvenu à la notoriété internationale grâce aux pièces de Brecht). Il se situe en marge de tous les courants littéraires.

[5Vitězslav Nezval (1900-1958) est le grand poète des années 1920 et du poétisme au sein du courant Devětsil. Après 1934, il se rallie au Surréalisme. Il publie entre autres Poèmes à la nuit en 1930 et Le Passant de Prague en 1938.

[6Thomáš Masaryk (1850-1937) est une figure de la vie politique et intellectuelle tchèque à la fin du dix-neuvième siècle où il impose notamment une exigence de justice et de vérité face aux excès des nationalistes. Devenu président en 1918, il encourage autant que possible la création artistique. À partir de 1928, il accorde à Karel Čapek des Entretiens avec Masaryk où il explique son engagement.

Nos partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet