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Essai Arts

La solitude du silure et des petits poissons

À propos de : L’Inconnu du lac, d’Alain Guiraudie, sorti en salles le 12 juin 2013.


par Fabien Gris , le 24 juillet 2013


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À travers la mise en scène d’un lieu de drague homosexuelle au bord d’un lac, Alain Guiraudie bâtit un thriller minimaliste qui touche à la fois au conte, au mythe, et à l’observation oblique de la solitude affective contemporaine.

Recensé : L’Inconnu du lac, d’Alain Guiraudie, sorti en salles le 12 juin 2013 (festival de Cannes 2013, présenté à la Quinzaine des réalisateurs : Queer Palm et prix de la mise en scène).

L’été, au bord d’un grand lac aux eaux turquoise. Alors que l’on devine au loin les vacanciers qui barbotent en famille ou qui font du bateau, une petite plage de galets blancs chauffés par le soleil devient le théâtre d’une autre forme de divertissement dans la langueur estivale. Caché des regards, l’endroit est un lieu de drague homosexuelle masculine, où l’on se rencontre avant de gagner la forêt qui borde la plage. Là, derrière les buissons et les hautes herbes, se déroulent de brèves étreintes, auxquelles assistent parfois quelques voyeurs.

C’est sur la scène à ciel ouvert de ce théâtre très codifié – l’unité de lieu y est rigoureusement maintenue – que prennent place les trois personnages principaux du film : Franck (Patrick Deladonchamps), un jeune homme familier des lieux ; Michel (Christophe Paou), séducteur et archétype de la virilité, dont la moustache brune rappelle Burt Reynolds ou le Alain Delon du Cercle rouge ; enfin, Henri (auquel Patrick D’Assumçao prête sa silhouette ronde), quadragénaire désabusé récemment séparé, qui assiste de loin au ballet des corps et des regards qui se déroule sur la plage. En dépit des mises en garde d’Henri, avec qui il se lie d’amitié au fil des après-midi, Franck est irrésistiblement attiré par Michel. Ce qui commence comme une chronique glisse alors vers une forme de thriller minimaliste : tandis qu’il les observe depuis la rive, à la tombée de la nuit, Franck voit Michel noyer son amant qui, jusque-là, le chaperonnait jalousement. Conséquence paradoxale de l’assassinat : il rend Michel enfin « disponible » au désir sexuel puis amoureux de Franck, tout en instillant dans ce désir un irrépressible sentiment de peur et de danger.

Présenté avec succès à la Quinzaine des Réalisateurs lors du 66e Festival de Cannes, lauréat du prix de la mise en scène de la section et de la Queer Palm 2013, L’Inconnu du lac a néanmoins gagné sa réelle visibilité médiatique à l’occasion d’un malheureux événement. Victime collatérale de l’opposition à la récente loi sur le mariage pour tous, la magnifique affiche du film, au graphisme coloré et stylisé, a été retirée de ses supports publicitaires à Saint-Cloud et Versailles, à la demande des maires et sous la pression de quelques familles se disant choquées par la représentation peinte d’un baiser entre deux hommes. Si l’on ne peut que se réjouir de la publicité involontaire donnée au film à cette occasion, il est remarquable de voir à quel point la polémique, issu de l’immédiat contexte sociopolitique, repose sur un contresens par rapport à l’œuvre elle-même. En effet, la question du mariage gay y est totalement absente (le terme de « mari » est d’ailleurs prononcé à plusieurs reprises pour railler les comportements jaloux de tel ou tel personnage), tout comme est absente, plus généralement, toute revendication militante en faveur des droits des homosexuels. Mais il est finalement révélateur que ce soit ce film qui ait connu une telle mésaventure, quand bien d’autres, comme In and Out (Franck Oz, 1997) ou même Quatre mariages et un enterrement (Mike Newell, 1994), posaient plus directement la question de la conjugalité homosexuelle : bien plus que la problématique de la reconnaissance institutionnelle des couples de même sexe, c’est ici l’homosexualité en tant que telle, en tant que mouvement désirant vers l’autre, ainsi que sa représentation frontale à l’image – le baiser de l’affiche, mais aussi les scènes explicites du film –, qui ont été rejetées a priori, au nom d’une quelconque « protection » des enfants et des bonnes mœurs.

Simplicité archétypale

Si nous avons choisi de commencer en évoquant cette triste anecdote, c’est parce qu’elle permet de saisir, par contraste, l’un des aspects les plus remarquables du film : son constant souci de stylisation et d’essentialisation. Bien que le contexte homosexuel soit loin de n’être qu’un pur prétexte – c’est même une sociologie de certaines pratiques libertines gay qui est donnée à voir, parfois non sans humour –, L’Inconnu du lac tend en permanence vers une essentialisation formelle et narrative qui l’éloigne de l’enclave générique du « film gay » [1]. Alain Guiraudie fait clairement le choix du mythe dans l’élaboration des situations, plutôt que celui de l’originalité scénaristique et des circonvolutions psychologiques. C’est ainsi que l’on retrouve le vieux couple tragique du désir, formé par Eros et Thanatos, ici incarné par le personnage de Michel. L’irrésistible attirance de Franck à son égard ne cède pas face à la potentielle violence de cette séduisante figuration de la mort – et inversement. L’amour et la terreur alternent et se confondent, selon le battement séculaire des représentations de la passion. La généalogie n’est donc pas seulement cinématographique (même si l’on pense à l’oncle Charlie dans L’Ombre d’un doute d’Hitchcock, au Harry Powell de La Nuit du chasseur de Laughton) ; elle ambitionne de revenir à une forme de simplicité archétypale du récit. Ce « monstre du lac » fascinant qu’est Michel – à l’image du « silure » terrifiant qui rôderait dans les eaux selon une rumeur rapportée par Henri – renvoie plaisamment au mystérieux Nessie comme, plus profondément, au fantasme primal de la dévoration.

Ce travail d’essentialisation ne se limite pas aux seuls éléments de la fable : c’est l’ensemble de la narration filmique qui concourt à cet effet. L’absence de musique, le découpage volontairement répétitif de l’action en journées, l’utilisation de la lumière naturelle en sont des exemples manifestes. Plus encore, c’est la gestion admirablement stylisée de l’espace qui distingue L’Inconnu du lac. Alain Guiraudie fait montre d’une très grande intelligence des lieux en déployant une topographie qui, au fil des linéaments du récit, accueille et anime la chorégraphie des personnages. L’espace naturel – tantôt majestueux et lyrique, accueillant une utopie des corps libérés, tantôt étouffant et désorienté – emblématise la cartographie dramatique des tensions, des rivalités et des attractions. Il est divisé en quatre « cercles » : le parking où viennent se garer les personnages ; la forêt abritant les ébats ; la plage, lieu du dialogue, de la socialisation et de l’approche séductrice ; enfin le lac lui-même. Les personnages se définissent chacun par leur position, à la manière d’un jeu d’échec en plein air. Franck est celui qui explore tous les espaces, avec peut-être une prédilection pour la plage, lieu solaire et ouvert ; en lien avec sa dimension mystérieuse et inquiétante, Michel habite davantage le lac et la forêt, éléments primordiaux, archaïques, où l’on met en jeu son corps, voire sa vie ; Henri, enfin, possède une position paradoxale : ni dans l’eau, ni dans la forêt, il demeure toujours sur la plage, mais à l’écart des autres hommes, à la manière d’un observateur solitaire qui ne parvient pas à se mêler aux jeux se déroulant à quelques mètres de lui. À partir de cette disposition spatiale initiale, le moindre mouvement, le moindre passage d’un cercle à l’autre, est signifiant : l’enjeu, pour Franck, est de suivre Michel dans ses terrains de prédilection, quitte à se mettre en danger : nager avec lui ou bien s’enfoncer à ses côtés dans les hautes herbes et les frondaisons ; de même, la seule fois où Henri décide de quitter sa place correspond à un moment dramatique majeur du film, que l’on ne peut révéler ici.

Les solitudes du lac

Mais L’Inconnu du lac n’est-il qu’une brillante leçon de mise en scène minimaliste, dans laquelle chaque micro-événement offre une remarquable concentration narrative et symbolique ? La construction tout à la fois rigoureuse et légère ne fonctionne pas seulement comme un exercice de style graphique doublé d’un jeu sur les codes cinématographiques. À travers cette intelligence de la réalisation, le film donne à voir, de façon très sensible, le sentiment de la solitude – décliné sous ses prismes affectif, social, sexuel. On pense bien sûr à Henri, qui porte en lui une tristesse absolue et cherche à la chasser en nouant une amitié. Mais il en va de même pour Franck, qui ne se satisfait bientôt plus du seul plaisir pris dans les bois entre les bras de Michel : comment rompre le caractère éphémère de cette relation ? Comment convertir le désir ponctuel en une passion prolongée ? Le temps du désir et le temps de l’amour ne concordent pas. En effet, ce qui frappe le spectateur dans ce rituel codifié de drague homosexuelle, c’est la sensation d’abandon qui accompagne inextricablement les contacts charnels frénétiques. Les étreintes sont et doivent être brèves, ne connaissent aucune suite ; on se quitte une fois l’orgasme obtenu. Il en va moins ici d’une critique moralisatrice et réactionnaire du comportement libertin – ce serait sans doute un contresens – que d’une interrogation sur une certaine « obligation de jouir » qui se pense presque en termes de rendement. À ce titre, Henri, qui reste à l’écart et ne consomme pas, apparaît à la petite communauté comme une anomalie menaçante. Inversement, Michel s’impose comme le parangon de ce système : celui qui fuit tout attachement et qui, même, n’hésite pas à se débarrasser de tout compagnon trop « collant ». Incarnant une dynamique du pur désir, il refuse la relation passionnelle, à la fois hédoniste et romantique, que lui propose Franck.

Le titre du film affiche alors sa polysémie : « l’inconnu du lac » n’est pas seulement l’insaisissable Michel, ni même l’étrange Henri. C’est presque chacun de ces hommes qui demeure à jamais, pour tous les autres, un inconnu. L’inspecteur de police qui vient enquêter sur le meurtre en fait la remarque, dans une scène qui a parfois été comprise – malencontreusement de notre point de vue – comme un point de vue extérieur homophobe : les affaires du noyé sont restées plusieurs jours sur la plage, de même que sa voiture sur le parking, sans que personne s’en inquiète. Étonnantes pratiques que ces étreintes entre des hommes qui parfois ne connaissent même pas le prénom de leur partenaire, qui semblent se désintéresser de l’autre sitôt le corps à corps achevé. La dernière image du film – un homme qui en appelle désespérément un autre à la tombée de la nuit – emblématise la volonté de rompre à tout prix, jusqu’à en risquer sa vie, cette solitude qui entoure les individus. Mais le constat ne se limite pas à la communauté gay : le propos de Guiraudie n’est bien sûr pas de pointer un malaise qui relèverait spécifiquement des comportements homosexuels [2]. L’essentialisation formelle et narrative du film, son inscription dans un cadre exclusivement naturel aux résonances élémentaires, enfin sa dynamique mythifiante, conduisent le spectateur à voir au-delà de ce petit théâtre gay. C’est à la coexistence problématique de la jouissance sexuelle et d’un attachement romantique que nous assistons – l’une ne cédant jamais sur l’autre –, ce qui apporte son lot de solitude et de souffrance. Sous les dehors de la fable, L’Inconnu du lac met en images la non-coïncidence des différentes temporalités désirantes, entre le paradigme traditionnel de l’amour et du couple – sans cesse guetté par un conformisme conjugaliste et moralisateur – et le paradigme jouisseur – dont les origines libertaires affichées ont glissé peu à peu vers une normativité paradoxale et une logique inflationniste, convoyant son lot de frustrations et d’insatisfactions [3]. Le film rejoue la trame mythique – amour et mort, désir, jalousie – tout en désignant un aspect de l’époque contemporaine – celui d’un plaisir qui hésite entre des normativités concurrentes. À ce titre, le thriller épuré et solaire d’Alain Guiraudie constitue un regard désenchanté sur nos solitudes affectives actuelles.

par Fabien Gris, le 24 juillet 2013

Pour citer cet article :

Fabien Gris, « La solitude du silure et des petits poissons », La Vie des idées , 24 juillet 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-solitude-du-silure-et-des

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Notes

[1Si nous évoquons une telle catégorie générique, c’est moins selon des critères théoriques solides que sur la base d’observations empiriques : en témoigne la présence d’un tel rayon au sein de l’offre de DVD d’une célèbre enseigne de grande distribution culturelle.

[2Le cinéaste a choisi de faire le portrait de cette micro-communauté homosexuelle dans la mesure où son caractère d’emblée marginalisé la pousse, par contraste, à intensifier – voire « maximiser » – de telles pratiques. Le contexte est investi d’une dimension « exemplaire » accrue, en accord avec la logique du mythe et de la fable propre au film.

[3En entretien, Alain Guiraudie parle symptomatiquement de Michel comme d’un « jouisseur ultra-libéral », c’est-à-dire d’un individu réglant sa vie sexuelle sur un impératif de nombre et de performance.

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