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Essai Société

La culture du repas


par Fabrice Etilé , le 21 novembre 2017


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Inscrit depuis peu au patrimoine de l’UNESCO, le « repas gastronomique français » est censé incarner la quintessence d’un modèle alimentaire singulier et remarquable. Mais ce dernier traduit-il vraiment un rapport spécifique à l’alimentation ? F. Etilé montre qu’il cache plutôt une démarche industrielle et commerciale, au détriment de la qualité alimentaire qu’il devait représenter.

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Le gouvernement français a lancé à la fin du mois de juin 2017 des États généraux de l’alimentation, visant à débattre des moyens d’améliorer les revenus des producteurs agricoles, de préserver l’emploi dans l’agriculture et les industries agro-alimentaires, mais aussi de favoriser des objectifs de santé nutritionnelle et de protection de l’environnement [1]. Une des thématiques ouvertes aux discussions et contributions publiques s’intitule « Conquérir de nouvelles parts de marché sur les marchés européens et internationaux et faire rayonner l’excellence du modèle alimentaire et le patrimoine alimentaire français en France et à l’international ». Le « modèle alimentaire français » est ici mobilisé à l’appui d’une promotion de l’excellence alimentaire et culinaire « Made in France », porteuse de qualité et de convivialité.

Au delà de cette utilisation commerciale, que recouvre le « modèle alimentaire français » ? Sa définition s’est construite principalement sur des comparaisons internationales visant à souligner les différences entre les pratiques moyennes des Français et celles qu’on observe dans d’autres pays, notamment anglo-américains. Pour autant, la confrontation aux faits empiriques et historiques suggère que le modèle alimentaire français reste une construction artificielle, ignorant la diversité et l’évolution constante des pratiques alimentaires des Français. Si l’on peut dès lors douter de la validité et de l’intérêt scientifique du concept, il n’en reste pas moins largement utilisé comme élément de cadrage des politiques alimentaires françaises, permettant d’une part de nier les divergences entre intérêts de santé publique et intérêts des agro-industriels français, et d’autre part de participer à la promotion de ces intérêts sur les marchés mondialisés.

Genèse du concept de « modèle alimentaire français »

Mobilisant des éléments conceptuels et empiriques issus de travaux de sociologie, d’anthropologie et d’histoire, le concept de « modèle alimentaire » est défini de manière extensive par Jean-Pierre Poulain comme renvoyant à « un ensemble sociotechnique et symbolique qui articule un groupe humain à son milieu, fonde son identité et assure la mise en place de processus de différenciation sociale interne » (Poulain, 2002, chap. 1). Cette définition très générale élargit le concept de « systèmes culinaires » proposé par Claude Fishler (1990) à « l’ensemble des pratiques culinaires et de table socialisées ».

D’un point de vue empirique, le contenu du modèle alimentaire français est alors défini par ce qui différencie les pratiques alimentaires et culinaires observées en France de celles observées dans d’autres pays, notamment anglo-américains (Fishler et Masson, 2008). Il se caractérise, selon Poulain (2005) par trois éléments : le primat du goût, une sociabilité alimentaire tournée vers la convivialité, et des règles ordonnant la prise de nourriture. Mathé et al. (2009) affinent cette description dans un document de travail du Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de Vie (CREDOC), un organisme associatif prestataire d’études pour des institutions publiques ou des clients privés :

Aujourd’hui les tendances fortes de ce modèle français se rassemblent autour de six points centraux :
 Trois repas principaux par jour, pris à plusieurs et autour d’une table, à des heures relativement fixes et communes à tous ;
 Un temps de préparation et une durée des repas relativement élevée (plus que dans d’autres pays européens) ;
 Un repas structuré par au moins 3 composantes pris dans l’ordre ;
 Une grande importance accordée au goût des aliments ;
 Une diversité alimentaire importante ;
 Une intervention de savoir-faire transmis par l’expérience.

La méthode empirique utilisée pour produire cette définition se revendique d’une filiation levi-straussienne, via les recherches anthropologiques d’Igor de Garine (1979). Elle présuppose que les différences relevées entre les pratiques alimentaires moyennes observées en France, et celles observées dans d’autres pays, sont des marqueurs d’appartenance culturelle. Mais là où de Garine (1979, 1980) attire l’attention sur des pratiques de groupes régionaux ou sociaux précis, considérés dans leur environnement spécifique, donc sur les différences sociales et spatiales internes à la France, le concept de modèle alimentaire français est constitué en référence à la nation, ignorant les différences sociales et régionales autant que les dynamiques historiques qui modifient continuellement les pratiques. De Garine (1980) soulignait que les variations internes à la population française sont suffisantes « pour infirmer les généralisations trop hâtives » à propos du « “consommateur français” » (p. 232). De fait, les promoteurs du concept de modèle alimentaire français évacuent la question de l’hétérogénéité et de la dynamique des pratiques au profit d’une approche identitaire particulière : dire ce qui « nous » distingue des « autres », et plus particulièrement des Anglo-américains.

Cette approche identitaire s’exprime encore plus explicitement dans la notion de « repas gastronomique des Français », que l’on peut considérer comme le fleuron hyperbolique du modèle alimentaire français (plus de cuisine, plus de plats, plus de sociabilités, plus de rites, plus de diversité alimentaire, etc.). Ce repas obtient son inscription sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, après 7 ans de démarches, de 2003 à 2010. Les travaux de Sidonie Naulin (2012) retracent de manière documentée ce processus. Ils montrent notamment que le projet, porté par des universitaires, visait initialement à faire inscrire au patrimoine la gastronomie française. Ce projet bénéficiait d’un fort soutien des milieux de la « Gastro-industrie », mêlant chefs étoilés, industriels de l’agro-alimentaire et milieux du tourisme. Cet affichage marchand de la supériorité de la cuisine française, « meilleure gastronomie au monde » (dixit Nicolas Sarkozy) suscitèrent l’émoi des Italiens qui dénoncèrent l’arrogance française, et l’opposition de l’UNESCO, choquée par l’instrumentalisation de la Convention sur le patrimoine immatériel par des intérêts ouvertement marchands.

Les règles d’inscription au patrimoine culturel immatériel requièrent avant tout que soient démontrés le caractère populaire et la singularité culturelle de l’élément patrimonial, à rebours de toute tentation marchande ou élitiste. L’élément patrimonial doit procurer à la « communauté » un sentiment d’identité et de continuité. S’ensuivit donc un travail de définition d’une « gastronomie populaire », si bien que « les porteurs du projet [furent] amenés à rechercher ce qui, dans les pratiques alimentaires courantes des Français, est distinctif, typique, et transmis de génération en génération » (Naulin, 2012). Le travail des porteurs du projet aboutit à une définition de compromis, qui inscrit au patrimoine culturel de l’humanité, non la gastronomie, mais le « repas gastronomique des Français ». Ce dernier « est une pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes, tels que naissances, mariages, anniversaires, succès et retrouvailles », bien distincte donc des pratiques quotidiennes, comme le reconnaît d’ailleurs Julia Csergo (2016), qui fut la porteuse du dossier.

La reconnaissance patrimoniale du repas gastronomique des Français est l’aboutissement d’une histoire de 4 siècles qui vit la gastronomie être utilisée comme une marque de prestige par les nobles et les bourgeois, un instrument d’influence diplomatique par les rois et les présidents, un outil de promotion de la production agricole, de la diversité et des terroirs français, un symbole républicain d’unité des territoires de France (Csergo, 2016, chap. 9, 10, 11). Mais comme le reconnaît lucidement l’auteure du dossier, c’est pour « répondre à une demande politique que j’ai inventé le “repas gastronomique des Français”. Je dis inventer, car, en réalité, j’ignore, et personne ne le saura jamais (?), si j’ai donné un nom à une chose qui existait et qui n’en avait pas, ou si nommer une chose qui n’existait pas l’a fait exister » (p. 17). Sidonie Naulin (2012) note que cet objet s’apparente à un « artefact », intégrant « la spécificité française de la grande cuisine » dans une pratique populaire, « le repas des Français » pour créer un terme qui ne correspond à aucune réalité. Le même phénomène s’est-il produit avec le modèle alimentaire français ?

Le modèle alimentaire français au miroir de l’alimentation industrielle

Loin d’être figées dans un modèle alimentaire, les pratiques alimentaires quotidiennes des Français (et des « autres ») sont marquées par une hétérogénéité importante et des transformations continues. Ces transformations dans les manières de produire, préparer et consommer les aliments sont le produit de dynamiques technologiques, sociologiques et économiques profondes.

Du côté des consommateurs, on observe que la part du budget des ménages affectée à la consommation alimentaire a baissé, passant de 35 % en 1960 à environ 20 % aujourd’hui, et que la structure de la dépense alimentaire s’est modifiée (INSEE, 2014). Le recours aux produits ultra-transformés, plats préparés et à la restauration hors domicile, notamment la restauration rapide, est plus fréquent, et l’on observe en miroir que le temps consacré à faire la cuisine a diminué, à la fois en raison de la plus grande participation des femmes au marché du travail et des progrès technologiques (Etilé, 2013 ; Etilé et Plessz, 2016 ; Lhuissier et al., 2006). La diversification des modèles familiaux, la diversité culturelle des populations, l’étirement de l’âge de la jeunesse, la déstructuration des rythmes de travail, l’allongement des temps de transport ainsi que de multiples autres facteurs sociaux contribuent également à augmenter encore l’hétérogénéité de pratiques quotidiennes qui ont toujours été marquées par des variations géographiques et sociales importantes.

La part de l’alimentation industrielle dans les dépenses alimentaires des ménages est restée assez stable depuis 1960, passant de 80 % à près de 85 % aujourd’hui. Mais on observe dans le même temps une baisse du prix des produits industriels : la consommation des produits industriels a donc largement augmenté en volume. Cette baisse massive des prix résulte de diverses innovations tout au long des filières reliant la fourche de l’agriculteur à la fourchette du consommateur. En ce qui concerne la production agricole, le prix des matières premières agricoles a baissé de près de 50 % entre 1978 et 2005, du fait des gains de productivité rendus possibles par la poursuite d’un mouvement sociotechnique impulsé par l’État dès 1946 : amélioration variétale, usage massif d’intrants chimiques, mécanisation, puis développement des techniques de culture et d’élevage hors-sol caractérisent un modèle de production agricole orienté vers l’amélioration et la sécurisation des rendements sur des aires de culture élargies (Bonneuil et Hochereau, 2008 ; Butault, 2008).

En ce qui concerne les aliments transformés, diverses innovations en génie des procédés ont permis à partir des années 1970 de produire une plus grande variété de produits à partir d’un nombre plus réduit de variétés agricoles. Appliquée en premier lieu aux produits des plantes de grande culture, la technique du fractionnement permet ainsi d’extraire un certain nombre de composés de base à partir de variétés agricoles préalablement optimisées pour ce processus, via une sélection variétale en amont. Une fois ces composés extraits, il est possible de formuler des produits alimentaires différenciés grâce à diverses opérations physico-chimiques allant de la manipulation des textures à l’utilisation d’agents de saveur, arômes et additifs divers. Ainsi, une même usine fabriquera indifféremment du camembert et du brie à partir d’une pâte de lait pasteurisé — peu importent la vache et le terroir — auquel sont ajoutés des ferments artificiels qui feront le travail de différenciation. L’industriel peut donc répondre au moindre coût à la segmentation des marchés intermédiaires (par exemple, les restaurateurs) ou finaux [2]. Ces innovations permettent au restaurateur de multiplier les lignes de son menu en combinant à loisir fonds de sauce variés, viandes ou poissons précuits, et garnitures. Quant au consommateur, si l’on prend l’exemple du rayon ultra-frais dont la consommation a été multipliée par 25 en volume entre 1960 et 2000, il a désormais accès à une gamme de yaourts et desserts lactés composée de centaines de références. Parallèlement à cet élargissement des gammes, les produits des industries agro-alimentaires voient leur prix baisser. La concurrence est évidemment un moteur essentiel de la baisse des prix et de la recherche de différenciation. Lorsqu’elle est intense, le seul moyen de faire quelque profit est d’ajouter de la valeur au produit brut. Ceci passe notamment par la différenciation en goût, mais aussi en emballage, ou par la construction d’un capital de marque qui apporte au consommateur une certaine sécurité gustative. Les progrès technologiques ont non seulement contribué à une baisse du prix absolu des produits transformés, d’autant plus importante qu’ils sont plus élaborés, mais aussi à une baisse de leurs prix relativement à ceux des produits bruts.

Enfin, l’expansion de la grande distribution permet des économies d’échelle importante. Le premier supermarché s’est ouvert en 1953, le premier hypermarché en 1963. Les grandes surfaces alimentaires sont désormais le lieu où s’effectuent plus de 70 % de l’ensemble des dépenses alimentaires, dont presque un tiers dans les hypermarchés. Ces économies d’échelle dans la logistique de la distribution des aliments ont été permises par une maîtrise des techniques de conservation (en partie lors des opérations de transformation) et de la chaîne du froid. L’essor de la grande distribution conduit en retour à transformer les filières en amont. Elle ne se contente pas de répercuter les variations de la demande, mais altère également l’offre par ses démarches de standardisation, qui visent à proposer au moindre coût les produits les plus sûrs et stables en goût, grâce par exemple à l’imposition de critères privés de sécurité sanitaire ou de qualité. L’extension de la grande distribution n’est donc pas sans conséquence sur les traitements imposés aux produits (la pasteurisation, par exemple) ou le choix des ingrédients et additifs destinés à stabiliser les recettes et l’aspect des aliments.

Les métamorphoses technologiques rapidement décrites ici ont eu un autre effet : favoriser la mise sur le marché de produits riches en graisses ou en glucides rapides (Cutler, D. M., E. L. Glaeser et J. M. Shapiro, 2003 ; Finkelstein, E. A., C. J. Ruhm et K. M. Kosa, 2005 Drewnowski, A., 2007). En effet, ces produits sont issus de matières premières agricoles se prêtant facilement à l’agriculture intensive ; ils peuvent être utilisés, après fractionnement, dans des processus industriels assez variés ; ils créent rapidement du plaisir en bouche ; ils sont souvent plus faciles à conserver, incitant aux achats en gros. La hausse de la part des lipides ou des glucides rapides dans les apports caloriques, observable dans tous les pays développés, s’explique donc en partie par les mutations technologiques des processus de fabrication de l’alimentation [3]. Ainsi, au delà des particularités culturelles, les pratiques alimentaires sont partout dans le monde soumises aux mêmes dynamiques technologiques qui, partout, produisent les mêmes effets sur l’offre alimentaire. La logique industrielle homogénéisation-fractionnement-assemblage permet, à partir de variétés agricoles peu nombreuses, de produire des aliments au goût adapté aux marchés locaux (par la variation des arômes, des textures, etc.). Le marketing permet ensuite de combler les besoins symboliques propres à chaque segment de consommation (aliments plus ou moins prêts à l’usage, variations de l’emballage, etc.). La « diversité alimentaire » qui serait constitutive du modèle alimentaire français n’est donc en réalité pas spécifique à l’alimentation quotidienne des Français. Elle relève d’une dynamique d’innovation qui, dans tous les pays, propose à de larges pans de la population de passer d’une alimentation ordinaire peu diversifiée à une offre élargie… mais industrielle et riche en graisses, sucres, sel et additifs.

Donner leurs normes aux pratiques ?

Le concept de modèle alimentaire français n’est donc pas pertinent pour caractériser les pratiques quotidiennes des Français. Pour autant, il pourrait capturer un ensemble de normes relatives aux « bonnes » manières de manger, cette fois spécifiques à la France.

Cette question est discutée dans une Expertise scientifique collective sur les comportements alimentaires (ESCo CA), menée en 2009-2010 par l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) dans le cadre d’une collaboration avec la Direction générale de l’Alimentation (ministère de l’Agriculture). Dans la Section 1.1.4 de cette expertise, Sévérine Gojard, sociologue à l’INRA, et Pascale Hébel, directrice du CREDOC, s’interrogent sur la réalité des différences culturelles qui pourraient être constitutives d’un modèle alimentaire français (ESCo CA, 2010). Elles notent que le modèle du proper family meal, un repas familial, non festif, et cuisiné, existe aussi en Angleterre, et plus encore dans les pays scandinaves. De même, si l’on considère les trois éléments proposés par J-P. Poulain (goût, convivialité, structuration des prises), alors la France se différencie assez peu de l’Italie, à laquelle nous avons d’ailleurs emprunté une partie de notre répertoire gastronomique. Une étude comparative entre la France et la Suède révèle de surcroît que la régularité des prises alimentaires est importante pour les Suédois, mais secondaire pour les Français, à l’inverse de la convivialité (Biltgard, 2010).

L’ESCo CA propose un état de la littérature scientifique sur les évolutions de chacune des composantes constitutives du modèle alimentaire français défini plus haut. Elle souligne la résistance de certaines normes alimentaires, comme la composition du repas en trois plats, la commensalité, la cuisine ou le repas familial. Ces normes alimentaires se sont cristallisées sur le temps long, marquant la convergence de la gastronomie (aristocratique puis bourgeoise) et de règles ordonnant les prises alimentaires dans les institutions (églises, armées, écoles), comme l’avait documenté Claude Grignon dès les années 1990 (Grignon, 1993). Mais l’ESCo CA souligne également l’écart croissant entre ces normes et les pratiques quotidiennes des Français (ESCo CA, 2010, p. 18-23). Les individus tendraient à choisir un « type » de repas dans un « répertoire » en fonction des contextes, alternant « repas convenables », conformes au « modèle du repas français », et repas « normaux » plus simples, et parfois pris seuls. S’inspirant des travaux de Claudine Marenco (1992), l’ESCo CA propose finalement de réduire le modèle alimentaire français à un « modèle de repas », envisagé comme une ressource activable à volonté. En ce sens, le modèle alimentaire français conserve une force normative, mais perd de sa pertinence descriptive. Et, puisque les pratiques évoluent en permanence, on peut penser que ce, ou plutôt ces « modèles de repas » et répertoires sont eux-mêmes appelés à évoluer. Loin d’être produites par une identité alimentaire caractérisée par des différences persistantes avec « les autres », les pratiques produisent les modèles culturels.

Le modèle alimentaire français est finalement construit sur la fiction d’un consommateur français moyen ou représentatif, aux pratiques elles-mêmes « moyennes ». L’agrégation de représentations et de pratiques individuelles et sociales qui étaient et restent hétérogènes, et l’usage de comparaisons de moyennes internationales soigneusement sélectionnées, n’aboutit in fine qu’à la production d’un artefact, et à une vision biaisée de la réalité.

Un concept politique

En dépit de sa faible assise scientifique, le concept de modèle alimentaire français s’est largement diffusé dans les discours politiques et économiques sur l’alimentation. De manière emblématique, le texte du Programme national pour l’Alimentation (PNA), publié en février 2011 dans le cadre de la Loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche de 2010, fait de la défense du modèle alimentaire français la pierre angulaire des actions publiques en matière d’alimentation. Son introduction commence par l’affirmation de l’exceptionnalité culturelle du modèle alimentaire français :

Les Français ont toujours eu une relation privilégiée avec leur alimentation. Cette relation a profondément marqué l’histoire, la culture et le mode de vie de notre pays. Manger n’est pas seulement un acte fonctionnel, c’est un plaisir quotidien et partagé qui obéit à certaines règles : la convivialité, la diversité alimentaire, le respect d’horaires fixes et la structuration des repas autour de trois plats principaux. Ces règles définissent un modèle alimentaire français.

Puis, dans un raccourci saisissant, il est affirmé que « L’équilibre de ce modèle expliquerait pour partie qu’en France, seulement 14 % des adultes ont des problèmes d’obésité contre plus de 30 % aux États-Unis ». Cette affirmation se retrouve telle quelle dans un document de travail du CREDOC (Mathé et al., 2011, p. 3) qui compare les pratiques alimentaires et la qualité nutritionnelle de l’alimentation des Français et des Américains, à partir des données du CREDOC (2007) et du NHANES (2008). Sur la base de ces comparaisons, le rapport conclut que « les facteurs explicatifs d’un poids de l’obésité plus important [aux États-Unis] sont donc à rechercher : dans des comportements extrêmes de certains individus ; dans la rythmicité des prises alimentaires et la diversité alimentaire ; dans l’activité physique et la sédentarité et tout autre facteur environnemental ou génétique. »

L’ESCo CA mentionne pourtant que « les données portant sur les relations entre typologies alimentaires [par exemple, le régime méditéranéen, etc.] sont peu nombreuses en France et ne permettent pas d’appréhender clairement les particularités des relations entre alimentation “française” et santé » (ESCo CA, Section 1.4.1, 2010, contribution d’Emmanuelle Kesse, épidémiologiste). Les quelques études mentionnées ne traitent pas du modèle alimentaire français, mais font référence à des régimes alimentaires de type « méditerranéen », « occidental » (western), etc. L’ESCo CA reste également très prudente sur le lien entre déstructuration des prises (les grignotages, plus courants aux États-Unis) et santé, soulignant en revanche l’importance de facteurs comme la consommation de soda. France Bellisle, nutritionniste à l’INRA (ESCo CA, 2.7.1) met l’accent sur la stimulation sociale à manger, maximale dans un contexte de convivialité. Sa contribution et d’autres soulignent qu’il existe des mécanismes puissants régulant la prise alimentaire, et que le problème se situe plutôt du côté des « stimuli de l’environnement qui peuvent déclencher une consommation en l’absence de besoin » [4].

Le texte introductif du PNA désigne ensuite le « péril jeune » menaçant ce modèle :

Face à la mondialisation et à l’uniformisation des habitudes alimentaires, le modèle français reste pour l’instant relativement préservé (…) Cependant, ce constat ne doit pas cacher la remise en cause croissante de ce modèle, notamment chez les jeunes (…) Cette dérive pourrait s’accélérer avec l’éclatement de la structure familiale traditionnelle et la mondialisation des modes de vie.

Puis vient l’affirmation définitive de la valeur du modèle, déjà revendiquée dans le domaine de la santé, réaffirmée pour le domaine économique :

Ce modèle alimentaire est pourtant l’un des moteurs les plus dynamiques de notre économie : la France est le premier producteur agricole de l’Union européenne et le second pour le chiffre d’affaires des industries agroalimentaires (IAA). Un changement de nos habitudes alimentaires se répercuterait donc sur notre agriculture et nos IAA. À titre d’exemple, si les Français mangeaient 5 fruits ou légumes par jour, il faudrait multiplier par trois la production nationale de fruits et légumes.

On note la petite pierre lancée dans le jardin du Plan national Nutrition Santé, qui recommande de manger « 5 fruits et légumes par jour », mais surtout la proximité d’usage avec le repas gastronomique des Français, conçu lui aussi comme un « instrument de défense des produits et du savoir-faire français sur les marchés mondialisés » (Csergo, 2016, p. 14).

Le modèle alimentaire français apparait finalement comme un instrument symbolique et politique à double usage : il défend l’agro-industrie française contre les initiatives institutionnelles ou citoyennes qui mettraient en question les liens entre la qualité nutritionnelle de la production agro-industrielle et l’évolution de la santé nutritionnelle de la population ; il permet de souligner l’excellence de l’alimentation des Français en termes de qualité et de performance économique. Ceci permet finalement de limiter les possibilités de redéfinition radicale de ce qu’est la qualité de l’alimentation et de ce que pourrait être une offre alimentaire de qualité au quotidien.

par Fabrice Etilé, le 21 novembre 2017

Aller plus loin

  Biltgard, T. (2010), « What It Means to “Eat Well” in France and Sweden », Food and Foodways, 18, p. 209-232.
  Bonneuil, C. et F. Hochereau (2008), « Gouverner le “progrès génétique”. Biopolitique et métrologie de la construction d’un standard variétal dans la France agricole d’après-guerre », Annales. Histoire, Sciences sociales, nov.-déc., p. 1305-1340.
  Butault, J.-P. (2008), « La relation entre prix agricoles et prix alimentaires », Revue française d’économie, 23, p. 215-241.
  Bye, P. et A. Mounier (1981), « L’application des biotechnologies dans l’industrie agro-alimentaires : enjeux et impacts », Revue d’Économie industrielle, 18, p. 192-199.
  Csergo, J (2016), La gastronomie est-elle une marchandise culturelle comme une autre ?, Éd. Menu Fretin.
  Cutler, D. M., E. L. Glaeser et J. M. Shapiro (2003), « Why Have Americans Become More Obese ? », The Journal of Economic Perspectives, 17, p. 93-118.
  Ducrot, P., Méjean, C., Bellisle, F., Alles, B., Hercberg, S. et Péneau, S. (2016), « L’adéquation au modèle alimentaire français est associée à un statut pondéral plus faible dans un large échantillon de population générale », Nutrition clinique et métabolisme, 30 (3), p. 270-271.
  De Garine, I. (1979), « Culture et nutrition », Communications, 31 (1), p. 70-92.
  De Garine, I. (1980), « Une anthropologie alimentaire des Français ? », Ethnologie française, p. 227-238.
  Drewnowski, A. (2007), « The real contribution of added sugars and fats to obesity », Epidemiologic Reviews, 29, p. 160-171.
  Etiévant, P., Bellisle, F., Dallongeville, J., Etilé, F., Guichard, E., Padilla, M. et Romon-Rousseaux, M. (2010), Les comportements alimentaires. Quels en sont les déterminants ? Quelles actions, pour quels effets. Expertise scientifique collective, INRA, Paris, INRA.
  Feillet, P. (dir.) (1988). Aliments et industries alimentaires : les priorités de la recherche publique, Paris, INRA, p. 40-52.
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  Fischler, C. et Masson, E. (2008), Manger : Français, Européens et Américains face à l’alimentation, Paris, Odile Jacob.
  Grignon, C. (1993), « La règle, la mode et le travail : la genèse sociale du modèle des repas français contemporains », in Aymard, Grignon et Sabban (dir.), Le Temps de manger, alimentation, emploi du temps et rythmes sociaux, Paris, MSH/INRA, p. 275-323.
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  Mathé, T., Tavoularis, G., et Pilorin, T. (2009), La gastronomie s’inscrit dans la continuité du modèle alimentaire français, Cahier de recherche du CRÉDOC, 267.
  Mathé, T., Francou, A., Colin, J., et Hebel, P. (2011) , Comparaison des modèles alimentaires français et états-uniens, Cahiers de Recherche du CRÉDOC, 283.
  Marenco, C. (1992), Manière de table, modèles de mœurs, Éditions de l’ENS-Cachan.
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  Oberlander, L., Disdier, A. C., Etilé, F. (2017), « Globalisation and national trends in nutrition and health : A grouped fixed‐effects approach to intercountry heterogeneity », Health Economics, 26(9), p. 1146-1161.
  Poulain, J. P.(2002), Manger aujourd’hui. Attitudes, normes et pratiques, Paris, Privat.
  Régnier, F., Lhuissier, A., et Gojard, S. (2006), Sociologie de l’alimentation, Paris, La Découverte.

Pour citer cet article :

Fabrice Etilé, « La culture du repas », La Vie des idées , 21 novembre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-culture-du-repas

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

À lire aussi


Notes

[1L’auteur remercie Anne Lhuissier et Marie Plessz pour leurs suggestions bibliographiques et leurs relectures d’une vision préliminaire de cet article, et bien entendu Thomas Vendryes et l’équipe de La Vie des idées pour leur travail de relecture critique et d’édition.

[2L’exemple est tiré du documentaire Ces fromages qu’on assassine de J.-C. Deniau, et J. Santoni (Éditions Montparnasse). Les industriels ont explicitement pris pour modèle l’industrie pétrochimique. Pour une présentation plus détaillée des opérations de transformation appliquées notamment aux céréales, oléagineux et plantes sucrières, voir Feillet, P. (dir., 1988) ; Bye, P. et A. Mounier (1981).

[3Sur le lien entre globalisation et tendances nutritionnelles, voir Oberlander, L., Disdier, A. C., Etilé, F. (2017).

[4Ceci étant, une recherche récente sur la cohorte Nutrinet note que certaines composantes du modèle alimentaire français, comme le fait de prendre trois repas par jour, de manger à heures fixes, de prendre le temps de manger, de prendre son repas assis et de considérer le repas comme un moment de plaisir, sont négativement associées au surpoids. Aucune corrélation n’est détectée pour la commensalité ou le nombre de plats consommés au cours du repas (Ducrot et al., 2016).

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