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Essai Société

Honduras/Salvador

L’Amérique centrale au défi des gangs
Les maras dans le débat public


par Jan Anders & Bruno Cousin , le 1er mai 2007


Aux prises avec une violence juvénile particulièrement forte, les pays de l’Amérique centrale oscillent entre le « tout sécuritaire » et le travail de prévention. Utilisée à des fins électorales, la répression n’a eu pour effet que de renforcer et discipliner les gangs.

Depuis dix ans, la violence juvénile organisée s’est invitée de manière stable dans les agendas nationaux et internationaux de presque tous les gouvernements centraméricains, aussi bien qu’aux États-Unis et au Mexique. Deux grands gangs, la Mara Salvatrucha 13 (MS13) et la Mara 18 (M18) [1], ont notamment atteint des dimensions jusqu’alors inégalées en Amérique latine et sont devenus un référent central des politiques sécuritaires au Salvador, Honduras, Guatemala et, dans une moindre mesure, au Nicaragua.

Le Salvador est habituellement considéré com-me le lieu d’où ces organisations ont essaimé, tandis qu’au Honduras se trouverait actuellement le nombre de mareros le plus élevé de la région. En mai 2005, le président du Honduras Ricardo Maduro affirmait ainsi vouloir se « consacrer plus que jamais à vaincre ce fléau, ce risque énorme pour des milliers de nos compatriotes et pour la démocratie même du pays [2] ». Toutefois, les trois dernières années d’une politique centrée sur la répression, soutenue par une partie des médias nationaux versant dans le sensationnalisme [3], n’ont pas contribué à endiguer le phénomène et à en cadrer l’approche. Au contraire, elles ont concouru à exacerber le conflit et la peur régnant entre l’État et une partie de la jeunesse du pays. La polémique est vive mais les différentes positions restent confuses : considérées tantôt comme des organisations criminelles défiant la sécurité nationale, tantôt comme le dernier recours d’une jeunesse populaire en déshérence, les maras sont aujourd’hui au centre d’un débat fortement polarisé, sans qu’il soit même possible aux parties de s’accorder sur les dimensions, l’organisation et l’influence sociale, économique et politique de ces gangs transnationaux. Quelle que soit l’issue de cet affrontement entre positions alarmistes, réductrices ou modérées – expressions d’intérêts divergents et opposés – le thème des maras est désormais devenu un enjeu électoral crucial et une des oppositions structurantes de l’espace public.

Le débat sur les origines et les causes de la violence

Un premier élément du débat concerne l’origine même des maras. Depuis 1996 au moins, les gouvernements salvadorien et hondurien insistent sur la nature allogène du phénomène, qui serait principalement due à la politique d’expulsions forcées des États-Unis, mise en place en 1992 après les émeutes de Los Angeles et les accords de paix qui, la même année, mirent fin à la guerre civile salvadorienne [4]. C’est en effet dans la métropole californienne que la MS13 et la M18 seraient nées durant les années 1970 comme des groupes d’autodéfense des migrants centraméricains et mexicains. Les dernières statistiques citées par le gouvernement salvadorien font état, pour la seule année 2006, de 1500 pandilleros [5]déportés depuis les États-Unis. Ces expulsés, à la double acculturation nord-américaine et salvadorienne, auraient influencé – et continueraient à influencer – les jeunes des quartiers urbains en leur imposant les codes des maras, dans un contexte de flux migratoires circulaires : ils seraient ainsi le vecteur de la globalisation des gangs. Cette analyse est partagée par la plus grande partie du monde académique et de la société civile, y compris par Homies Unidos, ONG formée par des membres ou ex-membres des maras désormais engagés dans un travail social de réinsertion et de réhabilitation [6].

Le contexte socio-économique et politique des pays centraméricains où affluaient les expulsés aurait donc été favorable à la reproduction à grande échelle de gangs de type nord-américain : si les premiers immigrés salvadoriens s’étaient imposés dans les rues de L.A. et Washington D.C. pendant les années 1980, une partie de la génération suivante revenait au pays auréolée du prestige et des compétences accumulées dans les rues de Californie. Pour l’agence nord-américaine de développement USAID [7], il ne fait aucun doute que les gangs, en tant qu’organisations, sont bien transnationaux et issus d’un phénomène de migrations circulaires [8]. Néanmoins, cette analyse a été nuancée lors du Forum international sur la violence juvénile [9] organisé à San Salvador en octobre 2006 avec l’aide de l’ONG étasunienne WOLA (Washington Office on Latin America). Les recherches qui y furent exposées montrent que la plupart des mareros actuels, interviewés au sein de leurs bandes locales au Salvador ou au Guatemala, affirment ne jamais être allés à l’étranger et que plus de 50% d’entre eux appartiennent à des clicas dont aucun membre n’a jamais mis pied au Mexique et, a fortiori, aux États-Unis. En réalité, les expulsés ont joué pendant les années 1990 un rôle primordial dans l’internationalisation des maras en véhiculant des codes, des comportements et un langage propres aux gangs de style « californien » : un modèle culturel hautement attractif pour des jeunes déjà affiliés à des gangs locaux actifs – depuis les années 1980 – dans des contextes urbains en voie de paupérisation [10].

Un autre élément du débat concerne les causes explicatives et paraît encore plus controversé : alors même que tous les acteurs semblent aujourd’hui convenir que le phénomène est multidimensionnel et dépend d’un système intriqué de facteurs structurels et conjoncturels – familiaux, sociaux, économiques – les avis divergent quant aux raisons motivant l’affiliation aux gangs, leurs comportements ultra-violents et leur expansion continue. C’est à ce sujet que plusieurs acteurs politiques – au gouvernement ou dans l’opposition – opèrent des simplifications et des mises en agenda qui les servent électoralement : imprégné de références paternalistes et religieuses, le diagnostic de la perte des repères et de la disparition des valeurs traditionnelles est présenté comme une explication générique et apposé de manière rhétorique aux « questions » de la déstructuration des familles et des flux migratoires. Les églises évangéliques, qui jouent un rôle fondamental dans la mise en œuvre de projets de réhabilitation, participent aussi de la diffusion de ce cadrage en terme de perte des valeurs. Par opposition au monde académique qui consacre au contraire ses efforts à démentir les interprétations moralistes qui servent de justification aux politiques les plus répressives : l’IUDOP [11] a ainsi publié quatre volumes sur le thème des Maras y pandillas en Centroamé-rica [12], travail de référence pour les chercheurs et les partisans de la prévention (organisations internationales et personnels politiques nationaux). Par ailleurs, des ONG comme Homies Unidos (au Salvador et en Californie) et Casa Alianza (au Honduras) voient dans la prévention un choix stratégique, moins coûteux et plus efficace pour éradiquer une violence juvénile dont les premières victimes sont les jeunes eux-mêmes.

Néanmoins, c’est finalement la controverse autour de la « nature » même des maras qui est peut-être la plus révélatrice du niveau de politisation du débat, voire d’une certaine juxtaposition d’idées reçues : la capacité organisationnelle des gangs, leurs dimensions et leurs connections internationales, ainsi que leur niveau de connivence avec le crime, sont autant d’éléments qui sont emphatisés ou minimisés selon les cas. Concernant leurs tailles, mises à part les difficultés empiriques à mesurer l’ampleur du phénomène sans utiliser des sources policières, beaucoup d’observateurs se basent sur des définitions approximatives, qui cachent parfois des intérêts politiques ou particuliers. Les estimations varient ainsi énormément et sont parfois inconciliables : à titre d’exemple, alors que le sociologue Tomás Andino [13] parle aujourd’hui d’environ 4600 mareros actifs au Honduras, le chiffre retenu jusqu’ici était plutôt de 39 000 ! De même, alors que l’US Southern Command (Département de la défense) et le Congrès des États-Unis attribuent aux maras entre 70000 et 100 000 affiliés en Amérique centrale, pour de nombreux acteurs de la société civile locale ces chiffres devraient au moins être triplés. Ces divergences dépendent des définitions mobilisées pour établir qui est membre d’un gang ou d’une mara, dans un contexte où MS13 et M18 sont souvent désignées comme un défi à la sécurité publique.

À partir d’une approche mettant l’accent sur la nature criminelle des maras, se sont déclinées les politiques de « tolérance zéro » adoptées depuis quatre ans dans les trois pays les plus concernés. Or, si le Salvador est effectivement le pays le plus violent d’Amérique centrale – suivi de près par le Honduras – avec un taux d’homicides qui s’élève à une moyenne de 10 par jour et de 55,1 tués annuels pour 100 000 habitants [14], l’implication des gangs est difficile à établir et souvent exagérée par les médias. C’est en tout cas l’opinion d’USAID à propos de la situation au Honduras : dans son rapport d’avril 2006, l’agence affirme ainsi qu’« il est intéressant de remarquer que les statistiques de la police indiquent que seuls 7-8% des crimes sont commis par des jeunes associés aux gangs. Les campagnes massives du gouvernement contre les activités des maras et la tendance des médias à exagérer le problème ont créé la perception non fondée que les jeunes des gangs devraient être punis pour la majorité des crimes du pays. »

La Mano dura

C’est dans cette perspective que s’inscrivent les politiques policières connues dans la région sous l’appellation de Mano dura, du nom du plan initié en juillet 2003 par Francisco Flores, à l’époque président du Salvador, et renforcé par son successeur Tony Saca (également issu de l’ARENA, (droite nationaliste). Néanmoins, c’est le Honduras – avec son « Plan Liberté bleue » de 2002 – qui fut précurseur en termes de mesures répressives et liberticides visant à lutter contre les gangs. Ces plans prévoient notamment des lois spéciales « antimaras » criminalisant le simple port des signes d’appartenance aux gangs, et elles tentèrent au Salvador d’autoriser l’incarcération sur un simple soupçon d’affiliation (mais furent finalement abrogées comme contraires à la Constitution suite à une campagne de la société civile salvadorienne et des observateurs internationaux [15]). Pourtant, après trois ans de politiques focalisées presque exclusivement sur la répression, l’opinion publique comme nombre de hauts responsables gouvernementaux conviennent que l’objectif de réduire la violence n’a pas été atteint. Au contraire, la répression a contribué à la radicalisation des objectifs et à un renforcement de la discipline des maras : l’incarcération des leaders des gangs dans les mêmes prisons a renforcé leur cohésion, leur coordination et favorisé l’apprentissage de pratiques propres au crime organisé.

Ainsi, lors des élections de janvier 2006 au Honduras, le débat se focalisa sur la sécurité physique des citoyens (au détriment de tout autre thème). Deux candidats s’affrontaient : Mel Zelaya du Parti libéral et Porfirio Lobo du Parti national. Ce dernier en appela à la Bible lors d’un débat télévisé, réclamant le droit pour l’État de recourir à la peine de mort : « Sur le thème de la mort, la Bible abonde en citations. […] La parole de Dieu dit “Tu ne tueras point”, c’est-à-dire que ni moi ni personne ne pouvons attenter à la vie d’autrui ; toutefois, l’État est au contraire légitimé à le faire quand il s’agit de préserver les intérêts de la communauté et des personnes. » À Zelaya – futur vainqueur de l’élection – de répondre que « donner à l’État la faculté de tuer, c’est faire un pas en arrière ». Néanmoins, si son programme proposait un renforcement des politiques de réhabilitation [16] et la révision de la loi antimaras, il prévoyait surtout un durcissement des peines et une augmentation des effectifs policiers.

Le sécuritarisme international

Cette prédilection pour les approches sécuritaires doit autant à une culture politique locale fortement marquée par sa tradition autoritaire qu’aux répercussions de la rhétorique antiterroriste qui s’est développée aux États-Unis depuis le 11 septembre 2001 : initialement traitées comme un problème de délinquance et criminalité juvénile, les maras ont progressivement été requalifiées comme une menace contre la sécurité nationale et internationale. Cette requalification répond à des intérêts électoraux et participe des relations entre les pays d’Amérique centrale et du Nord. En 2005 la lecture sécuritaire du phénomène des gangs a été à l’origine des deux sommets présidentiels qui se sont tenus en Amérique centrale et d’une série de réunions des responsables de la police et des ministres de la Défense, alors qu’aucun sommet intergouvernemental en matière de politiques de prévention n’a jamais été convoqué dans la région. Parmi les résolutions adoptées lors du 26e sommet du Système d’intégration de l’Amérique centrale (SICA), qui a eu lieu fin juin 2005, les représentants des États-Unis, du Salvador, du Honduras, du Guatemala et du Nicaragua ont décidé de créer « une force d’intervention rapide contre les narcotrafiquants, les bandes et le terrorisme » composée de détachements militaires et policiers de chaque pays. Ils ont également convenu de créer à San Salvador une base de données centralisée recensant les bandes actives dans la région, un passeport unique pour les quatre Etats centraméricains et un mandat d’arrêt régional. La coopération s’est aussi traduite par l’implantation en 2004 d’une antenne du FBI au Salvador, censée aider les forces de l’ordre locales dans la lutte contre les gangs, puis par l’installation dans le pays de l’Académie internationale de police et de conseillers étasuniens ; elle se poursuit aujourd’hui avec l’organisation du Trans-national Antigang Group (TAG). L’emballement sécuritaire va même jusqu’à justifier la répression sur la base de simples rumeurs : en septembre 2004, le Washington Times reprenait ainsi la « nouvelle » qu’Adnan G. el-Shukrijumah, terroriste d’origine saoudienne considéré par le FBI comme un des principaux relais d’Al-Qaida aux Amériques [17], avait été signalé au Honduras lors d’une rencontre avec les chefs de la MS13 ; la rencontre aurait eu pour but de planifier des attentats contre les ambassades américaine, britannique et espagnole dans la capitale du pays. Ricardo Maduro et Tony Saca évoqueront par la suite ce prétexte pour appeler à un renforcement des politiques sécuritaires [18], alors même qu’il était bien placé pour savoir l’information infondée…

Enjeux économiques et gangs

Le sécuritarisme tient aussi à la manière dont le relations internationales de certains pays centraméricains avec les États-Unis s’enchevêtrent aux enjeux commerciaux, dans le cadre controversé du Traité de libre commerce d’Amérique centrale (CAFTA) : le 11 mai 2005, lors d’une visite à Washington [19] de six présidents centraméricains [20] visant à promouvoir le traité, Donald Rumsfeld leur avait rappelé que « les progrès économiques et la sécurité sont interdépendants : aujourd’hui, les menaces pour l’Amérique centrale et les Caraïbes relèvent d’une combinaison antisociale de gangs, narcotrafiquants, contrebandiers, kidnappeurs et terroristes ; cela ne peut se combattre efficacement que par la coopération étroite entre les pays. » La réponse sécuritaire, qui découle directement de cette approche du phénomène, implique ainsi des budgets au niveau de ses ambitions. Dans son étude Combien coûte la violence au Salvador ? [21], le PNUD a démontré qu’en 2003 la violence a coûté au pays 1,7 milliards de dollars, soit 11,5% du PIB. Une part significative de ce montant provient de fait des dépenses liées au contrôle et à la répression étatiques, ainsi qu’au marché des services de sécurité. Des entreprises privées florissantes au Salvador, au Honduras et au Guatemala, trouvent dans l’existence des maras un marché profitable, comme l’ont souligné de nombreux observateurs internationaux, dont Julio Rosemblat, délégué de l’Organisation des Etats américains pour les enjeux de violence juvénile. Ainsi, les controverses analytiques à propos du phénomène des gangs et notamment des maras s’articulent à des intérêts concrets, défendus par des pouvoirs nationaux et internationaux, autant publics que privés.

Les exécutions extrajudiciaires : quand plane la Sombra Negra

Le sentiment d’impuissance à l’égard d’un problème grandissant, exacerbé par sa médiatisation sensationnaliste, suscite par ailleurs l’exaspération d’une frange de l’opinion publique et des réactions qui ne sont pas sans rappeler les années les plus sombres de l’histoire de la région. Certains propos que nous avons recueillis lors de discussions ou sur des forums en ligne ont en commun de figurer les jeunes membres des gangs et tout particulièrement des maras comme une « génération perdue », socialement et irrémédiablement malade, qu’il serait souhaitable d’éliminer physiquement afin d’empêcher la contamination des suivantes : l’option du « nettoyage social » apparaît comme concevable, quoique minoritaire et extrémiste. Or, malgré le processus de démilitarisation qu’a connu le Honduras depuis le début des années 1990 [22], une certaine propension à l’activisme paramilitaire est aujourd’hui encore vivement dénoncée par l’Église catholique et les autorités internationales de défense des droits de l’homme. Pour ces cinq dernières années, l’USAID fait mention de 2 825 exécutions extrajudiciaires de jeunes. Suite à la mission d’Asma Jahangir, rapporteuse spéciale pour les droits de l’homme dépêchée par l’ONU au Honduras, qui dénonçait une recrudescence de ces liquidations sommaires, Amnesty International soulignait en décembre 2002 les liens de celles-ci avec l’activité de nombreuses sociétés privées de vigilance et sécurité, mais aussi les démarches entreprises par l’État hondurien afin d’élucider ces homicides, malgré la lenteur et le sentiment d’impunité suscités par l’inefficacité des enquêtes mises en place [23].

À l’instar de la rapporteuse spéciale de l’ONU et des ONG, les médias dénoncent aussi régulièrement la présence dans la région de véritables escadrons de la mort constitués pour assassiner les membres des maras. Bien qu’ils n’aient jamais été démantelés par la justice, les plus fameux d’entre eux – comme la Sombra Negra salvadorienne (« l’ombre noire ») et Los Magnificos (au Honduras) – seraient constitués de militaires et policiers, dont l’aura sanguinaire contribue à terrifier les mareros susceptibles d’être expulsés des États-Unis et les incite parfois, paradoxalement, à chercher la protection de leur gang d’affiliation dès leur arrivée en Amérique centrale [24]. Vu le degré de violence criminelle existant entre narcotrafiquants, maras, pandillas, groupes d’autodéfense, vigiles privés et éléments plus ou moins déviants des forces de l’ordre et de l’armée, faire précisément la part des uns et des autres est presque impossible (d’autant que les rôles ne sont pas toujours distincts), mais le poids des exécutions extrajudiciaires y est indéniable. Au Salvador, les exposants du FMLN y voient la filiation des stratégies d’épuration dont eux-mêmes furent victimes avant et durant la guerre civile [25].

D’autres événements tragiques semblent d’ailleurs confirmer cette propension à l’eugénisme social. Le 5 Avril 2003, dans la prison d’El Porvenir (banlieue de La Ceiba, Honduras), 69 personnes – dont 61 membres de la Mara 18 – ont perdu la vie au cours d’une mutinerie : les premières condamnations ont établi qu’une grande partie des victimes ont été tuées par les gardiens et d’autres prisonniers après s’être rendues. Entretemps, le 17 mai 2004, c’est un scénario semblable qui se déroulait au Centro Penal Sampedrano (Honduras) lorsque 107 membres de la Mara Salvatrucha périrent brûlés vifs dans l’incendie de la prison.

Vers une approche équilibrée ?

La victoire du candidat le plus modéré au Honduras (Mel Zelaya, du Parti libéral) lors de l’élection présidentielle de janvier 2006, ainsi que l’accent mis sur la prévention au Nicaragua et le discours plus posé du Guatemala permettent d’espérer que la perception des violences et les politiques adoptées à leur endroit vont évoluer. Les électeurs honduriens ont sanctionné les responsables politiques qui avaient brandi la répression à des fins électorales et se sont ensuite révélés incapable de résoudre les problèmes qu’ils avaient diabolisés. Par réaction au tout répressif, les maras ont au contraire renforcé leur discipline interne.

La prudence s’impose néanmoins, car débats et choix politiques dépendent toujours – comme on l’a vu – de la combinaison mouvante d’intérêts partisans et économiques, d’une vision répressive enracinée autant dans la tradition autoritaire locale que dans le contexte géopolitique actuel de sécurisation, de l’activité criminelle effective des maras et de la paupérisation d’une partie de la jeunesse. Le Salvador, appuyé par les États-Unis, persévère aujourd’hui dans une voie sécuritaire et les choix politiques que feront à long terme les États centraméricains restent d’autant plus incertains que les mesures préventives manquent de financements et que la majorité des médias perpétue des représentations sensationnalistes et haineuses contribuant à l’amalgame entre jeunes et violence – alors que l’évolution continue du phénomène requiert au contraire une analyse constante et exempte de simplifications. S’il est vrai que les maras atteignent aujourd’hui un degré inédit dans leur recours à la violence, ainsi qu’une taille et une complexité qui nécessitent (entre autres) une approche organisationnelle, en termes de politiques sociales et de la jeunesse, presque tout reste à faire.

Les maras, un objet qui se dérobe

Depuis l’émergence du phénomène, plusieurs chercheurs ont étudié les gangs transnationaux centraméricains. Juan Carlos Ramos (FLACSO) et José Miguel Cruz (UCA-IUDOP) sont les auteurs de travaux de référence sur le terrain salvadorien, qui ont entre autres favorisé l’émergence d’un discours plus favorable aux politiques de prévention ; à l’instar des études de Marcela Smutt (spécialiste en développement auprès du PNUD) et de celles de l’économiste colombien Marcelo Rubio Pardo (Universidad Externado de Colombia, Bogotá).

Les données statistiques concernant les maras varient énormément selon les observateurs : parmi les estimations les plus prudentes, l’US Southern Command (Département de la défense) et les rapports du Congrès étasunien dénombrent pour la seule Amérique centrale entre 70000 et 100000 membres de gangs (maras). D’après de nombreux acteurs de la société civile, ces chiffres devraient au moins être triplés. Si le Salvador est considéré comme le pays clé pour le traitement de cette question, le Honduras serait celui comptant le plus grand nombre de mareros (45000), tandis que le FBI considère qu’aux États-Unis se trouvent 38 000 membres des MS13 et M18. Pour les autorités salvadoriennes, entre 2003 et 2004, ils auraient été 17 000 dans le pays, distribués en 309 clicas contrôlant chacune un quartier.

Les sociologues travaillant sur la question s’accordent aujourd’hui pour situer entre 10 et 14 ans l’âge d’entrée dans le gang, alors que la moyenne d’âge des mareros actifs est de 17-20 ans. 9 sur 10 sont des garçons et 8 sur 10 ont été victimes de violences domestiques, tandis que 2 sur 3 auraient déjà été incarcérés pour vol, trafic de drogue ou homicide. 96,3% des membres savent lire et écrire et nombre d’entre eux poursuivent leur scolarité en marge de leur appartenance au gang. Les enquêtes montrent aussi que les majeurs sans emploi sont les plus impliqués dans les actes de violence.

Au niveau organisationnel, les cellules de la MS13 et de la M18 sont dirigées et coordonnées par des leaders transnationaux, donneurs d’ordres résidant ou incarcérés aux États-Unis. Alors qu’en 2003, 80% des affiliés interviewés affirmaient faire partie des gangs surtout pour el vacíl (« déconner »), aujourd’hui les gangs semblent avoir accentué leur propension criminelle : même le signe le plus caractéristique d’appartenance au gang, les tatouages, est en train de disparaître afin de privilégier la clandestinité et l’insertion dans l’économie clandestine. Par ailleurs, il est presque impossible de sortir du gang : il faut désormais motiver son choix, obtenir l’accord du chef de sa clica d’appartenance et ce dernier doit à son tour avoir le feu vert des leaders transnationaux.

article tiré de La Vie des Idées n°22/23, daté de mai/juin 2007

par Jan Anders & Bruno Cousin, le 1er mai 2007

Pour citer cet article :

Jan Anders & Bruno Cousin, « L’Amérique centrale au défi des gangs. Les maras dans le débat public », La Vie des idées , 1er mai 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-Amerique-centrale-au-defi-des

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Notes

[1La Mara Salvatrucha 13 et la Mara 18 ont phagocyté au cours des années les gangs centraméricains plus petits, à l’influence locale très circonscrite. Le terme mara viendrait de marabunta, fourmi carnivore africaine. Salvatrucha signifie « Salvadorien [Salva] éveillé [trucha] » et le chiffre 13 désigne la rue de Los Angeles qui a vu naître ce gang, par opposition à la 18e rue d’où vient la M18. Entre eux, les affiliés s’appellent homis homeboys ») et sont désignés de l’extérieur comme mareros

[2Gobierno intensificará lucha contra Maras y Narcoterrorismo », 25 mai 2005,www.casapresidencial.hn

[3Pour une analyse détaillée du contrôle et de l’instrumentalisation des médias salvadoriens, voir Nátaly Guzmán, Xiomara Peraza, Ivón Rivera, Estudio de campanas políticas. Los medios de comunicación y las elecciones de 2006 en El Salvador, Centro de competencia en comunicación para América Latina / Friedrich-Ebert-Stiftung, San Salvador, 2006.

[4De 1980 à 1992, le Salvador a été le théâtre d’une guerre civile sanglante (plus de 100 000 morts pour un pays de 6 millions d’habitants) entre l’armée, la police et les milices loyalistes d’extrême droite de l’Allianza Republicana Nacionalista (ARENA) d’un côté et les guérilleros marxistes du Frente Farabundo Martí de Liberación Nacional (FMLN) de l’autre.

[5La Mara Salvatrucha 13 et la Mara 18 ont phagocyté au cours des années les gangs centraméricains plus petits, à l’influence locale très circonscrite. Le terme mara viendrait de marabunta, fourmi carnivore africaine. Salvatrucha signifie « Salvadorien [Salva] éveillé [trucha] » et le chiffre 13 désigne la rue de Los Angeles qui a vu naître ce gang, par opposition à la 18e rue d’où vient la M18. Entre eux, les affiliés s’appellent homis homeboys ») et sont désignés de l’extérieur comme mareros.

[6Voir l’introduction de l’ouvrage collectif Mas allá de la vida loca, UCA, San Salvador, 2003.

[7La United States Agency for International Development (USAID) est une agence rattachée au gouvernement américain et spécialisée dans l’assistance économique et humanitaire.

[8USAID, Central America and Mexico Gang Assessment, avril 2006.

[9« La violencia juvenil en la región : un diálogo pendiente », conférence internationale organisée par le WOLA et la Coalition centraméricaine pour la prévention de la violence juvénile (CCPVJ), San Salvador, 26-27 octobre 2006.

[10Mike Davis, Le Pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, La Découverte, 2006.

[11L’Instituto Universitario de Opinión Pública (IUDOP) est un des centres de recherche en sciences sociales de l’Universidad Centroamericana (UCA) de San Salvador, principal établissement supérieur catholique du pays.

[12Maras y pandillas en Centroamérica, UCA, San Salvador, 2003-2006 (4 volumes). Ces ouvrages présentent les résultats les plus récents des recherches menées par quatre centres universitaires : l’ERIC (Honduras), l’IDESO (Nicaragua), l’IDIES (Guatemala) et l’IUDOP (Salvador).

[13Tomás Andino, Mencía, Juventud, Maras y Justicia, Tegucigalpa, 2007 (édité par l’ONG Save the Children).

[14Données officielles de l’Organisation mondiale de la santé, 2005.

[15Amnesty International, « El Salvador. Carta abierta sobre la Ley Anti Maras », AMR 290009, décembre 2003.

[16Au Salvador, les plans Mano amiga et plan Mano extendida n’ont pas reçu de financement et les politiques de réinsertion sociale des mareros sont restées lettre morte.

[17Josh Meyer, « A Mistery Man Who Keeps the FBI Up at Night », Los Angeles Times, 3 septembre 2006.

[20Seul le Belize était absent.

[21¿Cuanto le cuesta la violencia a El Salvador ?, Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), 2005.

[22Longtemps dépendant économiquement de la United Fruit Company, le Honduras fut gouverné jusqu’à la fin de la décennie 1980 par des dictatures inféodées aux États-Unis et soutenues par l’armée. Un processus de démocratisation et de démilitarisation progressives a été engagé depuis et voit s’alterner au pouvoir les deux partis historiques du pays : le PL et le PN. Les partis de gauche sont faibles voire inexistants.

[23Asma Jahangir, Les Droits civils et politiques, en particulier la question des disparitions et exécutions sommaires (Mission au Honduras), rapport de la Commission des droits de l’homme du Conseil économique et social de l’ONU, Genève, juin 2002. Amnesty International, Honduras – Tolérance zéro... pour l’impunité. Exécutions extrajudiciaires d’enfants et de jeunes depuis 1998, AMR 37/001/ 2003. Human Rights Watch, Principal concerns of Human Rights Watch for the 58th Session of the UN Human Rights Commission, 2002.

[24US Department of Homeland Security (Citizenship and Immigration Services), El Salvador. Re-emergence of « social cleansing » death squads, QA/SLV/99.001, mars 1999. Raphaëlle Bail, « En toute impunité, le Honduras liquide ses parias », Le Monde diplomatique octobre 2004.

[25Avec l’étroite collaboration du gouvernement du Honduras, John Negroponte, ambassadeur à Tegucigalpa de 1981 à 1985, organisa les contras nicaraguayennes et appuya l’armée et les milices gouvernementales qui combattirent le FMLN durant la guerre civile salvadorienne. De nombreux témoignages et documents de l’époque montrent également comment l’appui de la CIA étasunienne accorda une totale impunité à la DNI, la police secrète hondurienne, ainsi qu’au tristement célèbre Bataillon 3-16, escadron de la mort qui enleva, tortura et liquida sommairement des centaines d’opposants au régime. À ce propos, voir Stephen Kinzer, « Our Man in Honduras », The New York Review of Books, volume 48, n° 14, septembre 2001.

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