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Ascètes et truands

À propos de : Dhirendra K. JHA, Ascetic Games. Sadhus, Akharas and the Making of Hindu Vote, Chennai, Westland Publications


par Véronique Bouillier , le 19 février 2020


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L’univers des ascètes hindous est structuré par la violence, la vénalité et les jeux de pouvoir. Si ces pratiques ne sont pas nouvelles, elles se sont intensifiées depuis que les organisations politiques défendant l’idéologie du suprématisme hindou ont infiltré le monde des renonçants.

La force politique que constituent les ascètes hindous, les sadhus, a été mise en lumière par les tensions autour du site d’Ayodhya. Les sadhus s’y sont mobilisés pour la construction d’un temple dédié au dieu Ram sur les ruines de la Babri Masjid, une mosquée détruite par une foule en furie le 6 décembre 1992. Direndra K. Jha, un journaliste engagé, a consacré de nombreux articles et deux autres livres (Shadow Armies : Fringe organisations and Foot-Soldiers of Hindutva, New Delhi 2017, et Ayodhya : The Dark Night, New Delhi 2012) à ces acteurs de premier plan de la montée de la violence liée à l’Hindutva, une idéologie qui consiste en une sorte de suprématisme ethnique et religieux hindou, défendant l’idée d’une nation hindoue, d’une race hindoue et d’une civilisation hindoue. Son ouvrage donne à voir de manière inédite les jeux de pouvoir qui se déroulent dans un milieu ascétique sous l’emprise grandissante de ce suprématisme hindou. Le RSS, le Rashtriya Swayamsevak Sangh (Association des Volontaires Nationaux, fondée en 1925 avec l’objectif à long terme de faire de l’Inde une nation hindoue) fait en effet preuve d’une volonté tenace de noyauter ces ascètes qu’il tend spontanément à considérer comme les champions naturels de l’Hindouisme nationaliste. L’objet de l’ouvrage de Dhirendra Jha est précisément d’évaluer le succès de cette stratégie d’influence auprès de ceux qui sont les détenteurs de l’immense capital symbolique qu’offre l’apparent renoncement aux biens matériels.

Les Nagas

L’auteur veut détruire le mythe de la non-violence des ascètes indiens, comme l’ont fait d’autres chercheurs [1]. Il est donc logique que son investigation porte sur les Nagas, les « Nus », ceux que l’on appelle les ascètes combattants. Si la surprise qu’il exprime dans les toutes premières pages peut laisser croire à une certaine naïveté (oui, les Nagas sont violents mais c’est après tout là leur fonction et leur histoire), la lecture de quelques pages supplémentaires laisse le lecteur sidéré par les formes et le degré de la violence ici décrite.

Nombre de récits plus ou moins légendaires ont rendu familière la violence d’ascètes exhibant leurs pouvoirs magiques pour assurer leur suprématie. Les témoignages se font ensuite plus nombreux sur la présence de bandes itinérantes de sadhus souvent agressifs et armés, ceci menant à la constitution de véritables branches combattantes des grands ordres ascétiques. La version officielle de la principale secte d’ascètes shivaïtes, les Dasnami Sannyasi [2], soutient que la formation des groupes combattants Naga aurait été conseillée par l’empereur Akbar aux Dasnami pour se défendre contre les attaques des faqirs musulmans. Mais ce mythe largement popularisé de défense contre les agressions musulmanes ne tient pas longtemps devant les témoignages d’affrontements internes à l’hindouisme, notamment entre sectes shivaïtes et vishnouites. Les Nagas recrutés dans les castes non-brahmanes sont initiés comme sadhus dans leur secte respective puis subissent un entraînement spécifique aux armes, et une initiation finale qui les rend définitivement chastes (ce que désigne l’euphémisme « tang tode », jambe brisée). Les Nagas sont regroupés en akharas, un terme qui désigne à la fois un monastère naga (et donc souvent maintenant un espace voué à l’apprentissage de la lutte) et un niveau d’organisation qui se concrétise sous la forme de sorte de régiments se succédant par ordre de préséance au moment des grands bains des Kumbh Melas, ces immenses pèlerinages organisés tous les douze ans dans quatre villes saintes, Haridwar et Allahabad/Prayag étant les plus fréquentées.

Dhirendra Jha centre son enquête sur deux pôles où le poids des Nagas se fait le plus visible : d’une part un lieu, Ayodhya, la ville sainte vouée à Ram, où fut démolie la Babri Masjid en 1992, essentiellement l’apanage des Ramanandis vishnouites, dont la branche Naga possède le grand monastère-forteresse d’Hanumangarhi [3], et d’autre part un moment, les Kumbh Melas, notamment ceux qui se sont déroulés à Haridwar et Allahabad, qui voient le triomphe des Nagas Dasnami Sannyasis shivaïtes. L’auteur a procédé à de nombreuses interviews des protagonistes des histoires qu’il révèle et, en journaliste très informé, il souhaite donner un large retentissement à ses investigations. Il ne faut pas se laisser arrêter par certaines formulations ou passages sensationnalistes comme l’extrait figurant sur le rabat de la jaquette où est décrit un sadhu s’emparant du cadavre d’un ascète abandonné sur le sol pour le brandir comme une arme et se jeter dans la bataille, ou bien comme les titres de certains chapitres : Murder in a Holy City, or The Broken Leg Test. L’intérêt du livre dépasse de beaucoup ce côté thriller horrifique.

Les enjeux financiers de la virtuosité religieuse

La domination britannique a enlevé aux Nagas les ressources que représentaient la garde armée des princes et surtout l’enrôlement comme mercenaires dans les conflits armés. Les ascètes se sont alors reconvertis dans la gestion foncière et le prêt à intérêt, à partir des propriétés considérables qui étaient en leur possession (souvent à la suite de donations princières). Jha estime ainsi qu’aujourd’hui presque la moitié d’Ayodhya et de Haridwar sont la propriété des akharas vishnouites et shivaïtes (p. 15). Ce sont l’appropriation et la transmission de ces fortunes qui constituent les enjeux actuels de rivalités, qui se déroulent moins entre sectes qu’au sein des différentes branches, temples et monastères d’une même secte. Les passages les plus précisément documentés et saisissants du livre décrivent les conflits et même les batailles rangées et meurtrières qui peuvent se produite à Ayodhya au décès d’un mahant, d’un chef de monastère [4].

Précisons que les terres ou autres biens attachés à un monastère sont propriétés du monastère et sont légalement inaliénables. Ils sont gérés par le mahant et transmis en gestion à son successeur. Cependant la loi est souvent contournée, et la terre vendue ou achetée et appropriée personnellement (p. 32), ce qui explique donc pourquoi, à la mort d’un mahant, les enjeux successoraux sont si considérables. Lorsque le chef de monastère avait fait auparavant reconnaître le disciple qui lui succédera, il arrive, dit l’auteur, que l’héritier désigné fasse tout pour accélérer le décès de son guru (« In Ayodhya, there is a rather disturbing trend of an abnormally high number of mahants dying mere days or weeks after writing their will », p. 33). Dans les cas où le mahant décède sans avoir nommé de successeur ou si le successeur désigné ne dispose pas d’appuis forts au sein de la communauté des Nagas, les factions rivales, souvent des Nagas d’Hanumangarhi puisque c’est le monastère le plus puissant, se saisissent du cadavre du mahant, procèdent à son immersion dans la rivière Sarayu (le mode classique à Ayodhya de disposer des corps des mahants) et proclament l’un d’entre eux successeur.

Cependant, pour mieux saisir les enjeux de ces luttes intestines, il serait important d’en savoir davantage sur les propriétés et les régimes de gestion et transmission de ces grandes fortunes monastiques. Selon D. Jha, le régime de succession obéit au « Riwaz-e-Aam, the customary law of Ayodhya’s vairagis » (p. 32) avec transmission du guru à un disciple unique choisi. Mais pour P. Van der Veer, les règles sont différentes selon la catégorie des monastères et, chez les Nagas, la succession se décide en principe par élection sur la base d’une rotation (1988, 153-158). Les principes peuvent cependant être détournés et le recours à l’autorité judiciaire pour faire entériner des successions plus ou moins contestées est un phénomène apparemment répandu et qu’il serait intéressant d’étudier. Qu’ils soient à Ayodhya ou Haridwar, les akharas de sadhus semblent échapper à tout contrôle, ne pas dépendre du régime général qui gouverne les fondations religieuses (Hindu Religious And Charitable Endowments) [5] et donc représenter une source de revenus et de pouvoir utilement et facilement manipulables.

Les exemples précis et nombreux que donne le livre laissent stupéfait quant à la perversion de la relation traditionnelle guru/disciple et accréditent les affirmations de l’auteur sur la pénétration du milieu ascétique par des gangs mafieux de truands connus (cf. chap 2, The Thugs of Ayodhya).

Une autre source de revenus pour les autorités des akharas, c’est la mise en vente des titres. Les dernières années ont vu se multiplier les titres prestigieux réservés en principe aux plus hautes autorités sectaires. Ainsi, les mahamandaleshwar, un titre d’invention relativement récente pour désigner les maîtres spirituels en charge d’initier les Nagas, sont passés de quelques-uns dans les années 1950 à plus de 500 lors du Kumbh Mela de 2013. Et ceux qui sont ainsi choisis le sont pour des critères qui n’ont rien de religieux et ont tout à voir avec leur fortune ou leur réseau d’influence. On peut notamment citer Radhe Maa, une riche et sulfureuse publicitaire de Mumbai qui a été au cœur d’un scandale médiatique en 2015, Martand Puri, un journaliste qui se consacre à ses fonctions religieuses après avoir été rédacteur en chef de Disha TV, ou Nithyananda, parfois désigné comme « the richest swami in the world ». Outre l’achat du titre, ils sont tenus à des offrandes régulières, négociées à l’avance ! Bref c’est un business rentable pour les akharas !

Akharas, Hindutva et pouvoir politique

Cette inflation vénale des titres ne se limite pas au simple cas des Nagas. Les pontifes (les shankaracharyas) de la secte des Dasnami Sannyasis étaient depuis des siècles au nombre de quatre ou cinq, et on en compte maintenant plus de cent. Mais, dans ce cas, ce n’est pas simplement une question d’argent : les enjeux qui poussent par exemple Achyutanand Tirtha, à rivaliser avec Swaroopanand Sarasvati pour la fonction de shankaracharya du Dwarka Peetha, l’un des quatre grands monastères emblématiques de la secte des Dasnami Sannyasis, sont beaucoup plus politiques et il a ainsi été activement soutenu par la Vishwa Hindu Parishad (l’Organisation Hindoue Universelle, l’une des plus influentes organisations de la nébuleuse de l’hindutva, chargée de rallier les figures religieuses au projet du RSS de création d’une nation hindoue).

Selon l’auteur, la volonté du RSS de faire des ascètes le fer de lance de leur pénétration spirituelle de la société indienne ne fut pas tout de suite couronnée de succès, malgré la fondation de la Vishva Hindu Parishad en 1964. Et cela jusque dans les années 80 où tout changea, avec la réactivation de la thématique de la « Liberation du lieu de naissance du dieu Ram » (Ramjanmabhumi [6]) à Ayodhya.

Le RSS décida alors d’infiltrer les organisations ascétiques, de les conquérir de l’intérieur, de faire initier ses membres, ce qui n’est pas difficile dans le contexte actuel de pénurie des vocations, notamment chez les Nagas où les akharas doivent même recruter temporairement des « faux Nagas » pour faire nombre, continuer à faire impression et obéir à la demande médiatique lors des grandes processions des Kumbh Melas (chapitre 4).

En 1982, à Haridwar, cent pracharaks furent donc initiés comme Naga sadhus dans des monastères shivaïtes. Il faut dire que les pracharaks, les « prêcheurs » et cadres à temps plein du RSS, constituent déjà des sortes de renonçants. Célibataires, consacrant leur temps à leurs activités de promotion de l’hindouisme, embrasser la condition de sadhus leur apparaît donc comme le prolongement naturel de leur vie. Une fois intégrés à la secte, ils font tout pour en gravir rapidement les échelons hiérarchiques et on les retrouve donc aux postes de commande, en posture idéale pour devenir certains des meilleurs propagandistes de l’idéologie Hindutva. Cela leur est d’autant plus naturel de se voir en champions de l’hindouisme que beaucoup ont une vision erronée de leur propre passé, croyant que les sadhus ont combattu l’islam et les pouvoirs musulmans, alors que les témoignages historiques d’engagements de sadhus en défense de leur religion sont quasi inexistants. On voit plus souvent les Nagas mercenaires de souverains musulmans et se battre même contre des Hindous (par exemple les troupes d’Anup Giri, 1734-1804, se sont mises au service des nawabs d’Awadh Safdar Jang et Shuja, notamment lors de la bataille de Panipat contre les Marathes en 1759).

Déjà à la période médiévale, les Sants, ces saints poètes prônant une dévotion (bhakti) au divin qui transcende toutes les barrières sociales ou sectaires, avaient beau jeu de dénoncer, les faux-semblants des ascètes de leur temps :

[…] on les appelle […] grands mahants.
Ils apportent leur méditation sur les marchés et dans les bazars […]
Sont-ce des ascètes ou des archers ,
Être détaché ! L’avidité est ce qui détermine leur esprit.
Ils portent de l’or, honte à leur vocation.
Ils rassemblent étalons et juments et
Possèdent des villages : ils vont comme collecteurs de taxes.

Ainsi aurait dit Kabir, (1440 ?-1518), le plus célèbre poète mystique de la bhakti. [7]

Les « ascetic games » ne sont donc pas nouveaux, mais ce qui l’est c’est le recrutement à grande échelle d’ascètes dans un jeu politique bien défini, avec pour objectif à long terme de renverser le système politique séculariste et imposer l’hindouisme au cœur de l’État indien.

On constate toutefois une résistance des grands Shankaracharyas, ou plus récemment de l’AIAP (All India Akhara Parishad, association qui gère l’ensemble des akhara) lors du récent demi-Kumbh de 2019, à ce qu’ils voient comme une instrumentalisation politique au profit du parti au pouvoir en contexte électoral. Mais cela ne doit pas faire illusion. La résistance porte peu sur les objectifs et n’a pas pour volonté d’instaurer la paix communautaire, dans un contexte où ce qui est reproché à la VHP et au BJP au pouvoir c’est de ne pas avoir su jusqu’à présent construire le temple de Ram sur les ruines de la Babri Masjid ! C’est bien un désir de surenchère, plus que de modération, qui pousse certains sadhus dans l’opposition.

La récente décision de la Cour Suprême (9 novembre 2019) de confier le terrain contesté à un trust dépendant du gouvernement pour construire le « Ram janmabhoomi Temple » laisse maintenant toute latitude au gouvernement BJP de faire taire toutes les critiques extrémistes des sadhus en réalisant leurs vœux. Dhirendra K. Jha aura ainsi, hélas, très probablement l’opportunité de voir s’épanouir ce dont il a dénoncé avec talent les prémices.

Dhirendra K. JHA, Ascetic Games. Sadhus, Akharas and the Making of Hindu Vote, Chennai, Westland Publications, 2019.

par Véronique Bouillier, le 19 février 2020

Pour citer cet article :

Véronique Bouillier, « Ascètes et truands », La Vie des idées , 19 février 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Dhirendra-K-JHA-Ascetic-Games

Nota bene :

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Notes

[1Voir en particulier les travaux de W. Pinch, notamment Warrior Ascetics and Indian Empires, New Delhi 2006. Avant lui J.N. Farquhar 1925, W.G. Orr 1940, D.L. Lorenzen 1978 etc. Voir la bibliographie de mon article de 1993 : « La violence des non-violents ou les ascètes au combat » (trad. Anglaise 2003).

[2Cette version est sanctionnée par J.N. Farquhar dans son article de 1925 (« The Fighting Ascetics of India ») que cite Jha (p. 15-18)

[3Voir l’étude de Peter Van Der Veer sur Ayodhya, Gods on earth : the management of religious experience and identity in a North Indian pilgrimage centre, London 1988.

[4Voir par exemples les pages 58-65 décrivant la rivalité de Gyan Das et de Dharam Das autour du Nirvani akhara d’Hanumangarhi qui atteint un sommet le 25 novembre 2005, lorsque leurs supporters Nagas s’affrontent à coup de batons et de chaines de vélos : « Close to two dozen nagas were injured. A dozen from both the sides were taken into custody  » (p. 64). Heureusement la police est donc intervenue avant qu’il y ait de mort.

[5Voir Malavika Kasturi pour un historique des pratiques de donation religieuse et des tentatives de regulation des abus au sein des grandes institutions, « ‘All gifting is sacred’ : The Sanatana Dharma sabha movement, the reform of dana and civil society in late colonial India », The Indian Economic and Social History Review, 47, 1 (2010) : 107–39

[6Voir Christophe Jaffrelot, « La Vishva Hindu Parishad. Structures et Stratégies », in Purusartha 17, Paris, 1995.

[7D’après la citation de Lorenzen, « Warrior Ascetics in Indian History », 1978, p. 61. Voir Bouillier 1993, p. 222.

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