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Cartes et territoires

À propos de : Jerry Brotton, Une histoire du monde en 12 cartes, Flammarion


par Michel Foucher , le 20 octobre 2014


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La carte n’est pas le territoire : malgré leurs visées scientifiques, les cartes sont toujours subjectives, et intimement liées au contexte dans lequel elles naissent. Les cartographes ne se contentent pas de représenter le monde ; ils le construisent.

Recensé : Jerry Brotton, Une histoire du monde en 12 cartes, Paris, Flammarion, Collection Au fil de l’histoire, traduit de l’anglais par Séverine Weiss, 2013, 543 p., 27 €.

Un long voyage

Jerry Brotton, professeur d’histoire à l’université Queen Mary de Londres, offre un long voyage dans le temps et l’espace en observant douze cartes du monde, de la Géographie de Ptolémée à Google Earth. L’ouvrage est enrichi de trente-six illustrations en noir et blanc et de cahiers de cinquante-deux cartes en couleurs, dont les douze cartes centrales, commentées au fil du texte : La Géographie de Ptolémée (vers 150 après J.C.), Le divertissement d’Al-Idrissi (1154), la mappa mundi d’Hereford (vers l’an 1300), la carte du monde Kangnido (1402), le planisphère de Martin Waldseemüller (1507), carte universelle de Diego Ribeiro (1529), carte du monde de Gérald Mercator (1569), Atlas maior de Joan Blaeu (1662), carte de France de la famille Cassini (1793), « le pivot géographique de l’histoire » d’Halford Mackinder (1904), la projection de Peters (1973) et Google Earth (2012).

Joan Blaeu, auteur du magistral Atlas maior qui connut dès sa parution en 1662 un immense succès européen, en avait adressé une version française au roi Louis XIV complétée d’un commentaire sur l’importance du sujet traité : « La géographie est l’œil et la lumière de l’histoire », en paraphrasant Abraham Ortelius, auteur en 1570 du Theatrum orbi terrarum, le theatron antique étant le lieu du spectacle. Les cartes déploient une version pétrie d’imaginaire d’une réalité que l’on croit connaître mais qui se trouve transformée par sa représentation. La carte est mémoire du voyage, miroir reflétant souvent les compromis et l’imagination qui ont présidé à son dessin. Le pouvoir des cartes est de « Contempler sans sortir de chez nous, et juste sous nos yeux, les choses les plus éloignées de nous ».

Les cartes ont toutes en commun de ne pas pouvoir représenter la terre de manière exhaustive sur une surface plane. Jerry Brotton conclut ainsi : « Quoiqu’il en soit, aucune carte ne montrera « le monde tel qu’il est vraiment » parce que cela n’est pas représentable. Il n’existe tout simplement pas de carte exacte du monde et il n’en existera jamais. Le paradoxe étant que nous ne puissions ni connaître le monde sans la carte ni le représenter une bonne fois pour toute grâce à elle ».

Les cartes offrent des images singulières de leur époque et de leur lieu de création, et sont donc fort différentes ; des cercles grecs aux carrés chinois et aux triangles des Lumières, les cartes sont une « proposition sur le monde, non un simple reflet et chacune de ces propositions résulte d’hypothèses et de préoccupations particulières, propres à la culture alors en vigueur. La relation entre les cartes et ces conceptions du monde est toujours réciproque, mais pas nécessairement figée, ni durable. La mappa mundi d’Hereford livre une vision chrétienne de la Création et prévoit la fin du monde ; la carte Kangnido place une puissance impériale au centre de son monde. Toutes deux sont cohérentes avec les cultures qui les ont vu naître ; et pourtant, elles dépassent aussi ces systèmes de croyance car elles aspirent à une vision globale du monde ».

L’intérêt majeur de l’ouvrage tient à l’analyse fine de cette réciprocité entre des cartes images datées sur le monde connu alors, et des cartes images nées de lui. Les cartes permettent de comprendre la figure dominante de l’époque du dessin. Les douze chapitres de l’ouvrage sont organisés autour de cette idée principale associée à la carte retenue, soit dans l’ordre chronologique : la science (Ptolémée), les échanges (Al-Idrisi), la foi (Hereford), l’empire (Kangnido), la découverte (Waldseemüller), la (première) mondialisation (Ribeiro), la tolérance (Mercator), l’argent (Blaeu), la nation (Cassini), la géopolitique (Mackinder), l’égalité (Peters) et l’information (Google Earth).

Cartes et pouvoirs

Dans un ouvrage très riche, relevons quelques thèses transversales. L’auteur souligne que le coup de génie de la carte est d’inviter les humains à prendre leur envol et à contempler la terre d’en haut d’un point de vue divin. Regarder la carte, c’est croire un instant que la perspective d’en haut, permettant d’embrasser le monde, est bien réelle. Et l’auteur montre au long de son voyage dans le temps le difficile et lent passage de la cosmographie à la cartographie. La toute première carte du monde est babylonienne, tablette de cire de 12 cm sur 8, qui montre montagne, chenal, marais et le trou central de l’Euphrate. Babylone est le monde ; la tablette est la chasse gardée de l’élite religieuse ou civile, seule apte à comprendre les secrets de la création.

Ptolémée, astronome et mathématicien, n’a probablement jamais dessiné de carte mais a rédigé un manuel de géographie influent jusqu’à la Renaissance. Mais Ptolémée, comme Strabon, assignait à la géographie une fonction de recherche intellectuelle plus vaste permettant d’expliquer, par le texte et l’image, l’origine du cosmos et la place de l’humanité. Et le monde cartographié de Ptolémée est géocentrique.

Avant Mercator et Blaeu dominaient, en Europe, des visions religieuses du monde. Avec les grandes découvertes et l’essor des navigations lointaines à but mercantile, s’opère le lent passage de la cosmographie à la cartographie. Il aura fallu quinze siècles pour que le géocentrisme cède le pas à l’héliocentrisme (avec Copernic, 1543). Les préoccupations commerciales (le marché des Atlas), stratégiques (le secret des routes maritimes jalousement gardé par la VOC, la compagnie néerlandaise des Indes orientales) et politiques (avec Cassini) dénotent une nouvelle philosophie du monde : la terre (et les humains) n’est plus au centre de l’univers et les travaux des cartographes et des géographes furent totalement soumis aux institutions, l’Etat ou les compagnies commerciales. La carte du monde de Blaeu de 1648 est reproduite sur le sol de la salle des Citoyens du nouvel hôtel de ville d’Amsterdam inauguré en 1655, nouveau centre du pouvoir : trois cercles de marbre représentant les hémisphères (occidental terrestre, boréal céleste et oriental terrestre). Les citoyens pouvaient savourer une sensation inédite, celle de traverser la planète à pied. Ils deviennent friands des atlas, qui démontrent l’effet des cartes au service du pouvoir : « contempler sans sortir de chez nous et juste sous nos yeux les choses les plus éloignées de nous ».

L’Europe westphalienne devint un vaste atelier de production de cartes impériales (Habsbourg, Bourbon) et nationales, de manière à ce que les autorités disposent de représentations plus exactes de leurs territoires, bientôt bornés par des limites fixées par traités. La dynastie des Cassini innova en fixant les principes de la cartographie occidentale telle que nous la connaissons, une fois résolue la question ancestrale de la longitude, mesure spatiale correspondant à un écart temporel. Colbert finança généreusement les travaux de l’Académie royale des sciences car il en attendait des informations irréfutables afin de donner forme à la monarchie absolue. Quitte à admettre que la superficie du territoire français mesuré depuis le nouveau méridien de Paris fût réduite d’un sixième. La Convention décida de nationaliser un projet cartographique privé porté par la Société de la carte de France ; enquêtes, cartes et archives furent transférés au Dépôt de la guerre. La carte de Cassini en 182 feuilles, avancée sans précédent dans l’histoire de la cartographie, fut la première carte générale d’une nation fondée sur un mesurage géodésique et topographique. La nation en fut visualisée et unifiée dès lors que chaque toponyme était rédigé en français de Paris. Perspective horizontale de la terre, et non plus verticale (divine) dans laquelle chaque mètre du territoire avait la même valeur. Plus tard, un nouveau levé devint la « carte d’état-major ». L’articulation entre cartographie et stratégie devenait explicite et a prospéré depuis.

Karl Ritter, fondateur de la Société géographique de Berlin, créa le mot Kartograph en 1828 ; un an plus tard, l’école française rivale avança le terme « cartographique » ; Sir Richard Burton adopta celui de cartography en 1859, lors d’une expédition financée par la Royal Geographical Society et destinée à explorer l’Afrique des Grands Lacs, bientôt suivi de cartographer en 1863. La rivalité entre empires pour le partage de l’Afrique encore mal connue était lancée. Elle demeure au plan stratégique et continue de s’énoncer sur la foi de représentations du monde pérennes. L’auteur insiste à juste titre sur l’importance du discours prononcé par Halford Mackinder (1861-1947) en 1904 à la Royal Geographical Society de Londres dans lequel il identifiait « le pivot géographique de l’histoire », qu’il situait en Eurasie. Vitalité d’une représentation opposant le centre de l’Eurasie comme pivot (celui qui la contrôle dominera le monde) et des croissants périphériques. Elle est souvent considérée comme la matrice de la stratégie du « containment  » américain contre l’Union soviétique. Il est remarquable du reste qu’elle ait été reprise par Henry Kissinger (d’où la reconnaissance de la Chine pour la séparer de Moscou), Zbigniew Brzezinski (le monde comme échiquier géopolitique, à contrôler depuis les marges du Moyen-Orient et d’Afrique, parties prenantes d’un « arc des crises ») et plus récemment Hillary Clinton (non citée par l’auteur), promotrice du fameux « pivot » des Etats-Unis vers l’Asie, c’est à dire face à la Chine.

Le dernier chapitre est consacré à Google Earth, application à laquelle il attribue le mérite du zoom avant vers les détails de surface mais qu’il considère comme héritière de la projection perspective verticale de Ptolémée. La crainte devant les nouvelles applications géospatiales rappelle celles liées aux innovations précédentes. Le pouvoir monopolistique de Google sur le monde entier est atténué, selon la firme américaine, par le fait que ses cartes en ligne font de nous la dernière génération à savoir ce que signifie « être perdu ». Est-ce certain ? Est-ce même souhaitable de perdre la poésie des représentations du monde ? La « carte pour tous » clôt une évolution sociale commencée avec la tablette babylonienne, chasse gardée de l’élite religieuse ou civile. Les données numériques qui permettent de suivre chaque individu à la trace porte le risque d’une perte de liberté, au profit du ciblage publicitaire et suggestif de l’individu réduit à son statut de client nomade.

Demeure, conclut l’auteur, ce paradoxe que nous ne pouvons connaître le monde extérieur sans la carte ni le représenter une bonne fois pour toutes grâce à elle. Un constat qu’il convient de partager (même s’il faut regretter l’absence de référence aux travaux français sur les problématiques étudiées), à propos de cet objet mystérieux, la carte, qui oscille entre réalités et représentations, traversées et visions du monde.

par Michel Foucher, le 20 octobre 2014

Pour citer cet article :

Michel Foucher, « Cartes et territoires », La Vie des idées , 20 octobre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Cartes-et-territoires

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