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Recension Histoire

Bonaparte, un condottiere en Révolution

À propos de : Patrice Gueniffey, Bonaparte, Gallimard


par Annie Jourdan , le 5 février 2014


Il a fallu la méritocratie révolutionnaire pour que s’exprime le génie militaire, organisateur et administratif du futur empereur. Dans le premier volume de sa biographie (jusqu’en 1802), Patrice Gueniffey montre que Bonaparte fut à la fois un « roi d’un genre nouveau », un despote éclairé, un révolutionnaire et un postrévolutionnaire, toujours mû par une volonté de fer.

Recensé : Patrice Gueniffey, Bonaparte, Gallimard 2013. 864 p., 30€.

Dernier titre sur l’interminable liste des biographies consacrées à Napoléon Bonaparte, le livre de Patrice Gueniffey n’est pas une œuvre de circonstance contrairement aux ouvrages récemment parus en français ou en anglais, à l’occasion d’un bicentenaire qui ne s’achèvera qu’en 2015. Depuis 2004, l’auteur souhaitait achever ce que son maître, François Furet, n’avait fait qu’amorcer : une vie de Napoléon. Contre la tendance actuelle qui délaisse l’individu au profit des grandes fresques d’une époque et privilégie l’étude du fonctionnement des institutions impériales en France et en Europe – la dernière en date étant celle d’Aurélien Lignereux sur l’Empire des Français (Seuil, 2013) – Gueniffey entend bien revenir à la biographie et retracer les splendeurs et misères d’une existence hors du commun. Certes, l’ère de l’héroïsme guerrier dont Bonaparte se faisait l’étendard est actuellement démodée, mais le personnage incarne aussi l’individualisme moderne par sa foi dans le pouvoir de la volonté.

Le condottiere

Le premier volet de cette biographie porte sur les années 1769-1802, ce qui permet à l’auteur de décrire l’ascension fulgurante d’un jeune Corse que rien ne prédestinait à conquérir la France, puis l’Europe. L’objectif visé est de saisir le moment où l’homme – ici Bonaparte – « sait à jamais qui il est » (Borges). Ce n’est certes pas dès sa naissance qu’il en devient conscient ; ni même durant l’enfance. Gueniffey insiste bien sur cette enfance et sur le fait que Bonaparte a très tôt été acculturé. Il nie à juste titre la pertinence des analyses déterministes qui voudraient que « Corse, l’on soit né, et Corse, l’on demeure ». Par la grâce de ses études et l’éloignement sur le continent, le jeune garçon s’est rapidement francisé. Son intérêt ultérieur pour l’île de Beauté participerait tout au plus d’une mélancolie pour un passé à jamais évanoui – ranimé peut-être par l’écrit de Rousseau sur le Projet de Constitution pour la Corse de 1765. Par ailleurs, son admiration pour Paoli peut se comprendre par la célébrité de ce compatriote et les réformes éclairées qu’il a introduites dans leur pays natal. Entre 1755 et 1769, la Corse en effet a vécu une révolution, qui précède donc celles qui vont bientôt bouleverser le monde occidental. Mais, et l’on s’accordera volontiers avec l’auteur, la constitution de Paoli n’était pas si démocratique qu’on l’a dit. Composé de quelque 9 pages, énumérant les principes constitutifs du gouvernement, ce texte avait surtout pour but « de fonder l’autorité sur le consentement de tous » (p. 38). La diète, élue démocratiquement, représentait le peuple souverain, mais le « père de la patrie », le généralissime Pascale Paoli, était inamovible et concentrait tous les pouvoirs. Cette habile, mais trompeuse, construction ferait-elle date ? Notamment après le coup d’État du 18 Brumaire ? Le consulat à vie de Bonaparte s’en serait-il inspiré ? L’auteur ne le dit pas, mais n’anticipons pas.

Bonaparte demeure en vérité un garçon ordinaire jusqu’à la campagne d’Italie. C’est celle-ci qui lui dévoile son génie et le révèle à l’Europe stupéfaite – et non le siège de Toulon, qui lui valut un titre de général de brigade, mais non la notoriété. En six mois, le jeune général a conquis la péninsule. Il fait mieux. Il la révolutionne et crée des républiques-sœurs. C’est dire qu’il met en pratique des talents qu’il ne soupçonnait pas jusque-là et qui n’avaient rien de militaire. De là ses propos ultérieurs sur la nécessité de marier tout à la fois la force des armes et celle de l’esprit. De l’esprit, il n’en manque pas. Sachant séduire ceux dont il a besoin, refuser les ordres qui l’indisposent, imposer ses idées aux contemporains, Bonaparte découvre également son charisme et son autorité. En Égypte, il découvre aussi l’inhumanité de l’homme, ce qui confirme ses lectures de Machiavel sur la foncière méchanceté humaine et le détache définitivement de Rousseau. Dès lors, il adopte un comportement qui paraît calqué sur les conseils formulés dans le Discours sur la première décade de Tite-Live. Gueniffey suggère en effet qu’il fut un des meilleurs élèves du Florentin. C’est fort possible. Les œuvres de ce dernier figuraient en bonne place dans ses bibliothèques successives. Au XIXe siècle, détracteurs et admirateurs n’hésitaient pas d’ailleurs à rapprocher le « Héros » de la figure du condottiere. Tel Stendhal : « Suivant moi, on ne trouve d’analogue au caractère de Napoléon que parmi les condottieri et les petits princes de l’an 1400 en Italie [...] Hommes étranges, non point profonds politiques [...] faisant sans cesse de nouveaux projets, à mesure que leur fortune s’élève, attentifs à saisir les circonstances et ne comptant d’une manière absolue que sur eux-mêmes. Âmes héroïques nées dans un siècle où tout le monde cherchait à faire et non pas à écrire » [1]. C’est bien cet homme d’action, indifférent aux notions conventionnelles de bien et de mal, que reconstitue patiemment l’auteur tout au long des centaines de pages qui constituent le prélude à la prise de pouvoir et à l’ascension suprême.

Quelle période autre que la Révolution aurait-elle été plus propice à un jeune militaire de petite noblesse pour accéder au généralat et au gouvernail de l’État – excepté la Renaissance italienne ? Sûrement pas l’Ancien Régime où les rangs ne s’acquéraient dans l’armée qu’avec les quartiers de noblesse, et où le pouvoir suprême était entre les mains d’un souverain héréditaire. Pour que se modifie tout cela, il fallut rien moins qu’une révolution. Jamais dans l’histoire, la mobilité sociale ne fut à ce point chamboulée. La méritocratie révolutionnaire avait changé la donne.

Le fils de la Révolution

Napoléon Bonaparte n’aurait jamais été celui qu’il est devenu si l’époque n’avait été si extraordinaire et si ouverte aux talents. C’est la Révolution qui le crée, mais elle le crée comme révolutionnaire. Vu sous cet angle, le militaire éduqué à l’école d’Ancien Régime a su choisir son camp. Gueniffey note bien sa sympathie pour le clan robespierriste, sans pour autant amplifier un jacobinisme qui n’aurait duré que le temps d’un été – celui du Souper de Beaucaire de 1793 – à l’heure de la patrie en danger [2]. De fait, au moment de ses premières prouesses, Bonaparte aurait été tout à la fois révolutionnaire et postrévolutionnaire (p. 254). Révolutionnaire en raison de sa jeunesse, de son volontarisme et de ses principes – avant tout l’égalité. Postrévolutionnaire en ce qu’il incarne, comme l’armée avec lui, la Révolution sans la guerre civile. Il serait « le fils de la nation en guerre, et non de la politique » (p. 255). Dans la première phase de sa carrière, c’est parce qu’il marche dans le sens de la Révolution qu’il devient ce qu’il est : le héros italique qui a libéré l’Italie et civilisé l’Égypte. Dès lors, sa renommée devient générale. Le retour d’Égypte et le voyage triomphal de Fréjus à Paris en témoignent plutôt bien, tout comme les pièces de théâtre qui chantent le Héros de retour.

Personne, cependant, ne s’attend à le voir s’emparer du pouvoir. À la même date, c’est sur Sieyès que reposent les espoirs d’un remaniement efficace des institutions républicaines. Nul n’appelait un Sauveur, surtout pas militaire. Tout au plus un bon législateur tel qu’est alors perçu l’abbé Sieyès. De même, on peut légitimement douter que le Directoire ait été « au bord du gouffre » (p. 449) : c’est là une belle image, mais peu crédible. Que des réformes aient été envisagées ne signifie pas en effet que les réformistes aient voulu renverser le régime. Il est vrai que la Constitution de l’an III interdisait des modifications avant 1804. Mais un moyen terme était envisageable. « L’agonie du Directoire », titre d’un chapitre de la cinquième partie, est toute relative, d’autant que la situation s’est améliorée au cours de l’automne 1799 : vaincues durant l’été par la coalition antirévolutionnaire, les armées françaises ont repris le dessus ; les réformes entreprises du point de vue financier et du point de vue de l’ordre public commencent à porter leurs fruits, etc. Gueniffey ne le conteste pas, mais reproche au Directoire de ne pas avoir fait aboutir plus rapidement ces réformes. Selon lui, les Français seraient soucieux avant tout de conserver les acquis de la Révolution, mais mépriseraient leur gouvernement et ses « institutions débiles » (p. 457). Et pourtant, ce sont pour une grande part ces institutions que Bonaparte va parachever. Il y a ici une contradiction certaine. Et ce n’est pas la seule, puisque Gueniffey affirme tout d’abord que les Français souhaitaient « le retour à une forme de pouvoir absolu, sinon de droit divin » (p. 254), tandis que plus loin, ces mêmes Français voient « s’écrouler la République sans pour autant croire que la monarchie put la remplacer avantageusement » (p. 456) ? Attendaient-ils un sauveur inédit ? « Un roi d’un genre nouveau » (p. 457) ? Toute histoire ou biographie du Premier Empire bute sur ce point. Le Bonaparte de Gueniffey ne fait pas exception.

L’admiration légitime pour les exploits de Bonaparte ne veut pas dire que les Français envisageaient un changement de régime avec à sa tête un petit général. On connaissait sa réputation de soldat, mais qui était au courant de l’expérience civile et politique acquise en Italie et en Égypte ? Les contemporains de Bonaparte n’avaient pas l’expérience que nous avons – du gouvernement de Pétain à celui de de Gaulle – et ne pouvaient soupçonner le génie organisateur et administratif du généralissime. Depuis dix ans, la politique avait été entre les mains de représentants élus par le peuple. La participation aux élections avait certes chuté, mais ceux qui s’y rendaient étaient hautement motivés. Le Directoire était moins démocratique que les régimes précédents, et encore : n’avait-il pas introduit un suffrage au premier degré plus large que celui de la Constituante ? Les études de Bernard Gainot et de Pierre Serna [3] démontrent en tout cas que la vie politique de la France était loin d’être morne. On pouvait évidemment reprocher au Directoire de fouler aux pieds la volonté nationale quand les résultats des élections ne lui convenaient pas, ainsi qu’en témoignent les coups d’État de fructidor an V et de floréal an VI, qui ne menaient pas du reste à des répressions sanglantes, tout au plus à quelques déportations. Les avis s’accordent par ailleurs pour reconnaître que les conditions de vie du peuple s’étaient fort améliorées et que les subsistances étaient bon marché [4].

L’année 1799, c’est vrai, fut une nouvelle épreuve pour la République. Les élections avaient été favorables aux Jacobins ce qui ranimait la crainte d’un retour au gouvernement de l’an II, qu’allaient stimuler les défaites infligées à la France en Italie, en Suisse et sur le Rhin. Il fut question en effet de levée en masse, de loi des otages, d’emprunt forcé, de patrie en danger (p. 450). Le club des Jacobins rouvrit ses portes, mais ne sut ressusciter l’esprit de l’an II. Quelques semaines plus tard, le nouveau ministre de la Police, Fouché qui n’était certes pas un modéré, les faisait fermer. Ce brouhaha n’avait pas de quoi inquiéter l’ensemble des Français. Étaient-ils même au courant ? Rien de moins certain. Il est vrai aussi qu’à Paris même, le Directoire était critiqué, mais comme tout gouvernement peut l’être par des citoyens quels qu’ils soient. D’après Von Humboldt, de visite dans la capitale, il l’était avant tout dans les lieux autrefois fréquentés par la cour [5]. Que dire de plus à ce sujet sinon qu’il est imprudent de conclure à l’impopularité d’un régime à la lumière de ce qui suit, surtout quand cela s’opère par la force et la contrainte. C’est la question qui se pose devant des assertions qui demanderaient à être sérieusement motivées.

Le dictateur consulaire

« Le pouvoir ne fut pas donné à Bonaparte. Il lui fallut s’en emparer » (p. 461). L’auteur admet donc que la popularité du héros n’entraîna pas sa nomination au sommet de l’État. Une véritable conjuration vit le jour qui rendit possible le renversement définitif du Directoire. Sieyès y participait avec l’idée de modifier la Constitution de sorte que le gouvernement soit plus efficace. Lui non plus ne visait pas à porter au pouvoir suprême un dictateur, ni même un président de la République sur le mode américain. Il conservait aux corps législatifs (Tribunat et Corps législatif) une place de choix, mais ceux-ci n’étaient plus élus directement par des électeurs. Ils étaient choisis par le Sénat – ou Collège des Conservateurs. Le chef de l’État, nommé à vie, était doté d’une fonction purement honorifique. On sait ce qu’il advint. Une fois le coup d’État effectué, Bonaparte fit pression sur ses acolytes et réussit à reprendre le contrôle des discussions et des décisions. Le résultat en fut une constitution bien différente de celle prévue par l’abbé. Il revint à Necker de démystifier la mystification quand il constata qu’après le coup d’État du 18 Brumaire, la République française n’était plus qu’une fiction puisque la nation était dépouillée de ses droits politiques et que les corps constitués ne pouvaient plus communiquer avec l’opinion publique. Il n’y aurait que le Premier Consul « à sortir armé de la tête du législateur ». Gueniffey le reconnaît, mais accepte placidement ces changements parce qu’ils permettraient d’accélérer les réformes et de terminer enfin la Révolution. Un des chapitres est même intitulé « Le dernier jour de la Révolution ».

Cela ne veut pas dire que Bonaparte renonce à ses acquis. Le Premier Consul entend bien les perpétuer et les fixer dans le marbre des lois. Ici encore, il est tout à la fois révolutionnaire et postrévolutionnaire. À cette grande différence près, qui semble ne pas gêner l’auteur, que s’y surimpose le dictateur. « Dictature ferme, judicieuse et bienfaisante », selon Lacretelle (p. 534), grâce à laquelle quatre mois suffisent pour introduire des réformes que cinq années de « paralysie directoriale » n’ont pas su mener à bien : Caisse d’amortissement, Banque de France, administration des contributions directes, système préfectoral et réorganisation du système judiciaire. Et surtout, grâce au « monopole de la décision » qui lui est imparti, Bonaparte peut s’attacher à rationaliser et renforcer l’État (p. 586). Il sait faire mieux encore et se couler dans la figure du despote éclairé si typique du XVIIIe siècle. Pour Gueniffey, rien de contradictoire dans la présence en un seul homme de ces influences diverses et variées : la nature du régime consulaire serait républicaine ; la forme monarchique, et les méthodes de travail dignes d’un Joseph II ou du Grand Frédéric. Sous le Consulat, Bonaparte réussirait donc à faire fusionner en lui les tendances les plus opposées du siècle.

Le terroriste

Tout cela provoque évidemment des résistances, et partant, des mesures coercitives. C’est le volet moins brillant de la politique consulaire, celui qu’on met peu volontiers en valeur. Non seulement Bonaparte souhaite dès 1799 éliminer les derniers des Jacobins – trente-quatre auraient dû être déportés mais, devant le tollé que cela suscita, ils furent seulement assignés à résidence – mais il ne tolère aucune opposition. La liberté de la presse qui était si chère à la Révolution (laquelle l’avait certes violée à plusieurs reprises) est muselée. Dans les départements, des commissions militaires et des tribunaux d’exception font régner la terreur. L’historien américain Howard Brown a calculé qu’en l’an IX, pas moins de 1 400 à 1 500 personnes furent exécutées et, en l’an X, quelque 900 à 1 000 individus. Bonaparte rêvait de remplacer « l’anarchie » révolutionnaire par l’ordre et l’autorité, mais il ne sut y parvenir qu’en usant des moyens propres à l’époque si décriée de la terreur. Il échangea la répression incontrôlée de l’an II contre une répression contrôlée d’en haut, qui n’était pas moins arbitraire. Gueniffey n’insiste pas assez sur ce point. Et c’est dommage, d’autant que la répression ne faiblira pas tout au long du règne. En 1810-1811, par exemple, les bulletins de police signalent la présence dans les diverses prisons parisiennes de 4 500 à 4 700 personnes [6]. Encore Paris n’est-il plus le centre exclusif de la répression comme il en allait en l’an II. S’y ajoutent au fil des ans le fort de Ham, le château d’If, la forteresse de Fénestrelles, la Corse, etc. Tout cela concerne évidemment le second volume à paraître sur l’Empire. On aurait mauvais gré à reprocher à l’auteur de ne pas l’avoir traité dans le premier. Tout au plus aurait-il pu noter l’intense coercition qui visait à pacifier les départements. Car la terreur consulaire se donne pour objectif de restaurer l’ordre et l’autorité.

Le pacificateur

Une fois restauré cet ordre en Vendée et dans le Midi, Bonaparte réussit à pacifier les querelles religieuses en signant le Concordat. Le chapitre qui y est consacré est particulièrement intéressant et illustre la thèse principale du livre sur la force de la volonté. Bonaparte y consacre en effet des jours et des mois, ne se laisse rebuter par aucun obstacle et tient tête à tous ceux qui s’y opposent. De même, dès 1801, il repense les relations avec l’Amérique et avec les colonies et envisage de reconstituer un empire colonial – voué à l’échec, on le sait. Ce passage permet à Gueniffey d’étudier et de nuancer la position de Bonaparte vis-à-vis de l’esclavage. Il l’aurait réintroduit par pragmatisme, et non par antipathie vis-à-vis des Noirs (p. 595-599). Enfin, le retrait de William Pitt de la scène publique donne l’occasion au Premier Consul de conclure la paix avec l’Angleterre. Une paix qui ne pouvait être durable, puisqu’elle permettait à la France de naviguer sur les mers, de reconstituer son empire, et de devenir un danger pour la suprématie maritime britannique. Bonaparte en était conscient, mais ne fit rien pour amadouer la principale rivale de la France. Il en profita pour accroître son pouvoir en Europe et entreprendre des expéditions en Orient et aux Amériques.

Parallèlement s’achevait la rédaction du Code civil, dont Napoléon s’attribuera l’entière paternité – alors que les premiers projets datent de 1793. Mais par son inflexible volonté, ici encore, il termina ce que la Révolution n’avait pu achever. Ceci et cela expliquent la conclusion de ce volet de la vie de Bonaparte. À savoir que « jamais plus on ne le reverra faire un usage si judicieux de son génie et de sa force » (p. 683). Il en est récompensé par le Consulat à vie qui le transforme en « monarque – sans le titre ». Conclusion intrigante en un sens, parce qu’elle annonce une décadence paradoxale : celle du Grand Empire.

À ce stade, l’auteur a délaissé Machiavel et les influences qu’il avait bien pu exercer sur le héros. Et pourtant ! Bien des réformes entreprises sur le plan de la religion, des institutions, de l’ordre public, de la cour et des apparences, de la terreur salutaire à infliger aux opposants, de l’autorité que doit afficher le dictateur nouveau ou sur le plan militaire – notamment la parade hebdomadaire qui rappelait aux Français son statut de « roi de guerre » – semblent autant de mises en pratique des conseils que distribuait quelques siècles plus tôt le penseur florentin. Stendhal aurait-il donc eu raison ? Derrière l’héritier des Lumières et de la Révolution semble bien se cacher un condottiere de la Renaissance : le prince de Machiavel, hors normes et amoral.

par Annie Jourdan, le 5 février 2014

Pour citer cet article :

Annie Jourdan, « Bonaparte, un condottiere en Révolution », La Vie des idées , 5 février 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Bonaparte-un-condottiere-en-Revolution

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À lire aussi


Notes

[1Mémoires sur Napoléon cité par Maurice Descotes, La Légende de Napoléon et les écrivains français du XIXe siècle, Paris, Minard, 1967 p.172.

[2Le Souper de Beaucaire, Paris, éd. 1939. Dans ce pamphlet, Bonaparte défend la Montagne contre les Girondins et les fédéralistes. Dès lors s’y lit son amour de l’unité et de l’indivisibilité. Gueniffey a raison : ce n’est pas tant à la Montagne qu’il adhère qu’à l’urgence d’une unité nationale.

[3Bernard Gainot, 1799. Un nouveau jacobinisme, CTHS, 2001 ; Pierre Serna, Antonelle. Aristocrate révolutionnaire, éd. du Félin, 1997.

[4Voir le témoignage de Wilhelm von Humboldt, Journal Parisien (1797-1799), Actes Sud, 2001, p. 181. D’après Von Humboldt, Destutt de Tracy disait de même, Ibid., p.170.

[5Humboldt, op. cit., p.183. A Saint-Cloud on vouerait une haine au gouvernement et on désirerait voir les choses changer. Mais la plupart des personnes rencontrées avouaient que le peuple vivait mieux qu’autrefois.

[6En guise de comparaison : en 1793, il y avait à Paris 1500 prisonniers ; en 1794, les chiffres évoluent entre 5500 et 7300 – au plus fort de la Terreur centralisée à Paris.

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