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Recension Histoire

Anthologie des vies ouvrières

À propos de : Bernard Pudal, Claude Pennetier, Le Souffle d’Octobre 1917. L’engagement des communistes français, Les Éditions de l’Atelier


par Sophie Cœuré , le 13 décembre 2017


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Qu’est-ce que l’« autobiographie de Parti » ? L’injonction à se raconter, pratique importée de Moscou qui devient obligatoire pour les futurs cadres du PCF. Cette étude des récits de vie de militants s’inscrit dans le champ en plein essor des « Soviet Subjectivities ».

En 2017, le centenaire des révolutions russes a suscité un retour critique inédit sur les trajectoires biographiques collectives et les engagements révolutionnaires, discutées à Moscou sous l’angle des comparaisons nationales, impériales et décoloniales, analysées à Bâle sous celui des expériences croisées de la dissolution de l’ordre ancien en Russie, ou proposées en feuilleton à Paris. L’ouvrage de Bernard Pudal et Claude Pennetier s’inscrit dans ce moment commémoratif, tout en continuant la réflexion sur le communisme compris comme « biocratie » qu’ils ont développée depuis les années 1990 dans le champ plus large des Soviet Subjectivities [1].

Être communiste dans l’entre-deux-guerres

Le Souffle d’Octobre 1917 propose de saisir la vie d’une quinzaine de militantes et militants du Parti communiste français, au prisme de la source très particulière qu’est l’« autobiographie de Parti », qui se présente sous forme de récit libre (avtobiografia) ou de questionnaire (anketa), et dont le modèle en 74 questions est publié en annexe.

Cette pratique tenue durablement secrète, née dans les années 1920 dans les écoles du Parti, exportée en France à partir de 1931 sous la double impulsion de Maurice Thorez et de l’envoyé de Moscou Eugen Fried, devient obligatoire pour les futurs cadres. Elle permet de prouver la fiabilité du militant et de tester sa capacité à se perfectionner pour atteindre l’idéal de l’homme communiste — véritable « technique de soi », selon la notion foucaldienne reprise par Brigitte Studer et Berthold Unfried [2].

L’ouvrage propose une sélection représentative de trajectoires idéal-typiques caractérisées par le genre, le premier engagement (anarchiste, catholique), l’origine nationale et sociale (ouvrier, paysan, instituteur, Algérien, Juif d’Europe centrale) ou par la forme de l’action (syndicaliste, dirigeant, intellectuel de parti). Publiés pour la première fois in extenso et rédigés pour la plupart en 1932-1933, ces récits de vies sont mis en perspective par l’encyclopédique savoir en histoire politique et sociale de Bernard Pudal et Claude Pennetier.
De la rubrique « origine et situation sociale », il ressort le tableau vivant de deux générations militantes en France (le plus âgé est né en 1885, le plus jeune en 1910). Beaucoup sont orphelins ou en rupture familiale, particulièrement frappante chez de jeunes Juifs immigrés comme Basi Reisbaum (Thérèse Capitaine) ou Georges Politzer. À l’exception du normalien Paul Nizan, tous ont travaillé très jeunes — tailleur, typographe, métallo, ouvrière, modeleur sur plâtre, employée, « chômeur professionnel », etc. Vies dures, précaires, dont l’engagement politique ou syndical entraîne licenciements, emprisonnements ou expulsions pour les étrangers.

En insistant sur les itinéraires personnels, le questionnaire laisse affleurer l’énergie d’une volonté d’émancipation mise au service des autres. La singularité de caractères bien trempés (Marta Desrumaux énumère, à l’âge de 35 ans, pas moins de 13 grèves et nombre d’arrestations liées à son combat syndical dans les usines textiles du Nord) contraste avec la fragilité d’autres parcours. On pense au désarroi d’Issad Rabah, l’orphelin algérien arrivé en France à 18 ans, balloté de petits boulots en petits boulots, qui disparaît des radars historiens après son recrutement à l’Université communiste des travailleurs d’Orient.

L’« intuition sociologique » du questionnaire de Parti ne doit pas masquer ce qui en est le principal objectif : sélectionner les meilleurs cadres pour le Parti communiste français, en fonction de leurs origines et de leur loyauté. La gestion des compétences organisationnelles et linguistiques par l’Internationale communiste (avec un classement de A à D) n’en fait pas une organisation comme les autres. L’emprise disciplinaire et idéologique tourne à la paranoïa en 1937, avec l’ajout d’une batterie de questions sur le trotskisme.

Le premier lecteur de ces textes est bien l’évaluateur, dont le crayon souligne tel beau-père notaire, tel passé anarchiste, pour enrichir un dossier à charge ou à décharge qui sera soigneusement archivé à Moscou.

Écritures de soi, vies ouvrières

Bernard Pudal et Claude Pennetier insistent avec raison sur le caractère hybride de ces récits de soi, rédigés sous contrainte formelle et politique, qui révèlent une maîtrise inégale des codes de l’« homme communiste ». Ni « authenticité absolue » ni « tactique discursive totale » ne peuvent les caractériser. La présence obligatoire des entourages familiaux et amicaux est à comprendre dans l’esprit d’un projet qui privilégie le collectif et demande au militant discipline et remise de soi.

Ainsi est soulignée la pratique singulière des mariages blancs avec des camarades étrangers menacés d’expulsion, au prix parfois du sacrifice de ses propres choix. Les stratégies autocritiques destinées à prolétariser l’origine de classe ou à briser des liens compromettants sont souvent claires. La confession va parfois jusqu’à une auto-analyse très intime.

La longueur inégale de ces textes, leur forme qui va d’un quasi-illettrisme à l’aisance de l’enseignant, leur style tantôt soigneusement descriptif, tantôt narratif avec de vrais dons d’écriture, invitent à inscrire l’autobiographie de Parti dans le corpus plus large des écritures ouvrières, grâce à la rubrique « instruction et développement intellectuel ». L’enquête croise l’émancipation par l’école de la République avec les traditions d’une gauche anarchiste et socialiste tournée vers l’éducation. Bernadette Le Loarer-Cattanéo, élevée en breton par sa grand-mère, rend ainsi hommage à son instituteur socialiste et anticlérical.

L’anticipation des attentes des camarades de Moscou est aussi au rendez-vous, puisque l’autobiographie elle-même est un pas vers la promotion sociale et politique proposée par le bolchevisme. Le questionnaire ouvre vers une réflexion sur l’autodidaxie (« vous êtes-vous instruit vous-même en lisant des livres ? ») avant de l’orienter vers la norme des lectures marxistes-léninistes attendues. Cela donne lieu à de beaux passages sur les lectures empêchées (par la pauvreté, par la difficulté du langage politique), mais aussi sur la révélation de Tolstoï et de Barbusse, ouvrant vers une histoire culturelle du communisme par ces « vies ouvrières » [3].

L’impact de l’Octobre russe

On en oublierait presque le propos initial, qui est d’enrichir le débat sur l’engagement et l’« exit » communistes après l’Octobre russe. C’est ici que l’ouvrage s’avère décevant. L’impact direct de la révolution bolchevique est peu présent, du fait d’un questionnaire directif qui, en pleine construction du stalinisme, élude le moment 1917 et ne concerne pas la génération fondatrice du communisme français, déjà éliminée par la « bolchevisation ».

Seules deux autobiographies la mentionnent, dont celle du cultivateur Fernand Herpin :

1917, je suis versé dans l’infanterie, la révolution russe me bouleverse quelque peu.

La guerre, l’expérience de l’injustice sociale, la puissance des textes de Lénine ou de Boukharine viennent davantage sous la plume des militants. Même Georges Politzer et Eugen Fried, qui ont vécu en Hongrie et en Slovaquie l’expérience de la République des Conseils en 1918-1919, ne s’étendent pas sur Octobre. Le modèle soviétique et sa mythologie ne sont pas davantage mentionnés.

Dans ces autobiographies rédigées au moment où leurs auteurs sont en pleine ascension dans l’appareil communiste et doivent donc être vérifiés, on ne peut que deviner les germes d’une désaffection ultérieure, qui sera marquée par l’exclusion (la confession autocritique de Parti fonctionnant ici comme un piège), le départ ou le retrait volontaire des responsabilités. Pour en rendre compte, Bernard Pudal et Claude Pennetier font appel à d’autres documents : correspondances, lettres de démission, témoignages ultérieurs.

On comprend alors comment l’approche biographique permet de sortir des grands récits du « système » communiste en travaillant sur l’identité militante. Les auteurs du Souffle d’Octobre 1917 s’enferrent dans une polémique datée contre François Furet, dont les thèses sont réduites à un système d’explication par la ferveur « tendant à l’anthropologie historique psychologisante ».

Or il aurait été intéressant de discuter l’usage que Le Passé d’une illusion fait de la biographie, certes plus empathique avec les « désenchantés » (de Pierre Pascal à Vassili Grossman) qu’avec les « croyants », mais aussi de s’interroger sur l’absence, dans ces autobiographies de Parti, de l’universalisme révolutionnaire dont F. Furet fait un ressort clé de l’« idée communiste ».

Les analogies avec la religion et la lumière

Si Bernard Pudal et Claude Pennetier esquissent des pistes intéressantes sur l’« adhérence » plutôt que l’adhésion, les doutes et les « crises de croyance », c’est sans vraiment s’interroger sur cette tentation persistante de l’usage des analogies avec la religion pour expliquer l’attraction communiste.

De même, s’ils dénoncent à grand renfort de guillemets ironiques la thèse de l’« aveuglement », il resterait à s’interroger plus avant, dans une perspective d’histoire transnationale du socialisme, sur le sens des métaphores naturalistes qui abondent dès 1917 et jusqu’à nos jours, pour évoquer la révolution et ses conséquences, que ce soient celles de la lumière aveuglante ou du coucher de soleil crépusculaire, ou, comme ici, celle du « souffle », dérivée d’une formule d’Enrico Berlinguer, secrétaire général du Parti communiste italien, qui commentait en 1984 les événements est-européens : « La force propulsive qui a pour origine la révolution d’Octobre s’est désormais épuisée. »

Recensé : Bernard Pudal, Claude Pennetier, Le Souffle d’Octobre 1917. L’engagement des communistes français, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2017, 383 p., 25 €.

par Sophie Cœuré, le 13 décembre 2017

Pour citer cet article :

Sophie Cœuré, « Anthologie des vies ouvrières », La Vie des idées , 13 décembre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Anthologie-des-vies-ouvrieres

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Notes

[1Claude Pennetier, Bernard Pudal (dir.), Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002 ; Claude Pennetier, Bernard Pudal (dir.), Le Sujet communiste. Identités militantes et laboratoires du « moi », Rennes, PUR, 2014, notamment la contribution de Catherine Depretto sur les Soviet subjectivities.

[2Brigitte Studer, Berthold Unfried, Irène Hermann (dir.), Parler de soi sous Staline. La construction identitaire dans le communisme des années trente, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002. Voir http://books.openedition.org/editionsmsh/7585>

[3Voir Michelle Perrot, « Les vies ouvrières », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, tome 3, Paris, Gallimard, 1992 ; et Xavier Vigna, L’Espoir et l’Effroi. Luttes d’écritures et luttes de classes en France au XXe siècle, Paris, La Découverte, 2016.

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